En Belgique, quelque 10.000 patients sont atteints précocement par la maladie d’Alzheimer. Aucune structure ni aucun trajet de soins spécifiques ne sont prévus pour eux.
Sur les quelque 216.000 personnes qui devraient être atteintes de la maladie d’Alzheimer en Belgique en 2025, entre 2 et 9% en auront été frappées de manière précoce, c’est-à-dire avant l’âge de 65 ans selon la définition scientifique – et arbitraire – retenue.
Cette maladie neurodégénérative chronique – et pour l’instant incurable – affecte principalement les plus de 65 ans. Les chiffres à lire dans le rapport annuel 2019 de Alzheimer Europe sur la prévalence de la démence en Europe confirment bien que le risque de démence va croissant en fonction de l’âge: sur le Vieux Continent, elle touche 1,3% des 65-69 ans, 8% des 75-79 ans, 21,9% des 85-89 ans et 40,8% des nonagénaires. Les femmes sont également beaucoup plus atteintes que les hommes, de l’ordre de trois fois plus.
Le plus souvent, la maladie d’Alzheimer, dont le nom est désormais entré dans le vocabulaire courant, se caractérise d’abord par des pertes de mémoire relatives à la vie quotidienne: le patient ne sait plus si quelqu’un lui a rendu visite la veille, ni, a fortiori, de qui il s’agissait, il a oublié quel film il a découvert la semaine précédente et ignore quelle est la date du jour. Au fil du temps, d’autres symptômes peuvent apparaître, comme la perte de repère dans les lieux, la difficulté de retrouver certains mots pourtant usuels et la perte d’objets comme des clés ou une montre. Certains patients peuvent aussi se retrouver dans l’incapacité d’utiliser leur téléphone ou de se souvenir de l’ordre dans lequel enfiler leurs vêtement. Enfin, des changements d’humeur ou de caractère peuvent s’observer, qui passent entre autres par de l’agressivité, de la désinhibition, de l’angoisse ou une euphorie soudaine. Tous ces symptômes varient bien sûr d’une personne à l’autre, en survenance et en intensité.
Qu’en est-il des moins de 65 ans, à l’autre bout de la chaîne? Nul ne le sait précisément, et certainement pas en Belgique. C’est d’ailleurs l’un des soucis dans l’approche de cette pathologie. «Il n’existe pas de recensement fédéral sur la démence et encore moins sur la démence précoce», souligne Lydie Amici, fondatrice du collectif Auguste et les autres, une association de familles concernées par la problématique de la survenue précoce de troubles neurocognitifs. Seule la Flandre, où l’on compte 13 centres d’expertises de la démence quand la partie francophone du pays en est totalement dépourvue, est à même d’avancer des chiffres qui permettent de mesurer l’ampleur du phénomène. En Flandre, rappelle-t-on chez Sciensano, la démence était la première cause de mortalité en 2021, tandis qu’elle en était la 3e à Bruxelles et la 5e en Wallonie.
L’an prochain, donc, selon les chiffres disponibles au nord du pays, la Flandre devrait compter 136.254 patients atteints de démence, Bruxelles, 15.967 et la Wallonie, 64.437. Les malades de moins de 65 ans devraient être environ 10.000. Mais ce chiffre est fort probablement sous-estimé, vu le très faible nombre d’études sur ce sujet.
«La proportion des personnes atteintes de la maladie Alzheimer avant 65 ans risque sans doute de croître, avance Sabine Henry, présidente de la Ligue du même nom. Non pas parce qu’il y aurait davantage de cas, mais parce qu’ils sont mieux diagnostiqués. Par le passé, imaginer qu’un moins de 60 ans soit atteint de ce mal était inimaginable. Ce diagnostic était donc d’office exclu.»
Si la connaissance de cette forme de démence progresse, comme la finesse du diagnostic, les patients concernés n’en passent pas moins très souvent par une longue errance dans les cabinets médicaux, de plusieurs années parfois, avant d’apprendre de quoi ils souffrent. C’est le cas de Frédérique, 55 ans. Fatiguée, déprimée, elle a longtemps cherché à comprendre ce qui lui arrivait. Elle ne se reconnaissait pas dans ce profil de caractère tournant au ralenti, elle qui a toujours débordé d’énergie pour mener sa barque professionnelle et investir son rôle de mère. Le diagnostic est finalement tombé il y a peu, après deux ans piquetés d’hypothèses de dépression et de burnout.
Or un diagnostic posé tardivement, alors que la maladie est déjà à l’oeuvre depuis une dizaine d’années sans symptômes visibles, implique une prise en charge elle aussi retardée. Et des décisions, sur le plan professionnel, qui peuvent se révéler inadéquates. Certains employeurs auront tendance à se défaire d’un membre de leur personnel atteint de ce mal alors qu’un aménagement du temps de travail serait beaucoup plus approprié. Ce qui lui permettrait de continuer à se sentir utile, à gagner sa vie et à maintenir une vie familiale aussi sereine que possible. «La méconnaissance fait en sorte que certains employeurs la considèrent encore comme un prétexte pour ne pas venir au travail, parce qu’elle ne se voit pas extérieurement, ajoute Sabine Henry. Mais avec cette maladie, tout ne s’éteint pas d’un coup. Le processus s’opère petit à petit. Proposer une tâche en lien avec la part des patients qui est encore éclairée leur éviterait le recours aux anti-dépresseurs.»
En Belgique, il est extrêmement rare que la maladie d’Alzheimer se déclare chez des personnes de moins de 55 ans. Un constat avancé sans certitude, vu l’absence de recensement dans le pays. Les patients précoces ne présentent pas de profil type. Ce sont souvent des gens actifs, qui travaillent et ont parfois encore des enfants à la maison. «Ils sont conscients des faiblesses qu’ils repèrent dans leur comportement, précise Sabine Henry, et sont généralement rassurés de prendre connaissance de leur diagnostic. Une fois informés de ce qui leur arrive, ils sont plutôt mieux armés pour se battre.»
Pour l’heure, on ne dispose pas d’explications précises sur la survenance de ces démences précoces. Les milieux scientifiques s’accordent toutefois sur le fait que quelque 10% de ces cas sont provoqués par des mutations héréditaires, rarissimes. «Il est donc faux d’affirmer que cette maladie, si elle survient chez des patients jeunes, est d’origine génétique, clarifie Bernard Hanseeuw, neurologue aux cliniques universitaires Saint-Luc et spécialiste de la maladie d’Alzheimer. Mais si tel est le cas, ces patients développent la maladie à peu près au même âge que l’a fait leur parent atteint.»
«Vivre auprès d’un proche atteint précocement de cette maladie vous plonge dans une expérience douloureuse et de grande solitude.»
Ensuite, deux tiers des patients précocement touchés le sont, non pas en raison de mutations héréditaires, mais pour des causes polygénétiques. «Vu le nombre de gênes concernés, il faudrait tester tout l’ADN de la personne. Ce type de test n’est pas pratiqué en Belgique», précise Bernard Hanseeuw. Enfin, les autres personnes qui rencontreront cette maladie en seront victimes du fait de l’environnement dans lequel ils auront vécu et des conditions de vie qui auront été les leurs, avec un facteur aléatoire. C’est ce qu’ont permis de comprendre des analyses effectuées sur de vrais jumeaux, dont l’un était atteint de démence.
Faute de reconnaissance
Les démences précoces ne faisant l’objet d’aucune reconnaissance en Belgique francophone, aucune prise en charge spécifique n’est prévue pour ceux qui en souffrent. Or ils ne se trouvent pas du tout dans la même situation psychosociale que d’autres patients plus âgés. Leur espérance de vie est aussi un peu plus longue, et ils sont davantage prêts à essayer de nouveaux traitements que des septuagénaires ou octogénaires.
Les maisons de repos, conçues pour le grand âge, ne leur sont donc pas adaptées. Mais en Belgique francophone, il n’existe aucun type d’hébergement spécifique prévu pour les malades précoces, qui devraient pouvoir bénéficier d’une approche et de soins particuliers, plus coûteux. Ce qui laisse nombre de familles totalement désemparées. Conséquence: des personnes de moins de 65 ans porteuses de la maladie d’Alzheimer n’ont bien souvent d’autres choix que d’entrer en maison de repos. Interrogé au Parlement bruxellois il y a quelques mois, lorsqu’il était encore en poste, le ministre bruxellois de la Santé Alain Maron (Ecolo) avait reconnu qu’il n’existait, «à l’heure actuelle, aucune réflexion spécifiquement menée sur l’amélioration de la prise en charge des personnes atteintes de démence précoce.» Jugeant qu’une estimation préalable des besoins était nécessaire – non prévue à ce jour –, il précisait qu’il n’était pas programmé de créer de lieu spécifique d’accueil pour cette population.
Un remède en vue ?
A ce jour, il n’existe pas de remède qui guérisse la maladie d’Alzheimer. Des traitements de type antidépresseurs ou neuroleptiques, qui s’attaquent aux symptômes et seulement à eux, existent. Ils retardent l’entrée du patient en maison de repos d’une année environ mais n’empêchent pas la maladie de progresser. Depuis le 14 novembre dernier, l’agence européenne du médicament autorise l’administration, par intraveineuse à raison d’une injection tous les quinze jours, d’un traitement baptisé Leqembi. Ce traitement s’attaque aux plaques amyloïdes qui, dans le cerveau des personnes atteintes, se développent autour des neurones et finissent par les détruire.
«Nous pouvons freiner la maladie mais nous ne pourrons jamais récupérer les neurones détruits.»
Ce traitement, élaboré par le laboratoire pharmaceutique japonais Eisai et le fabricant américain Biogen, présente toutefois des effets secondaires qui le rendent dangereux pour certains patients à risque, qui en sont dès lors exclus. C’est le cas d’environ un patient sur six. Quelque 85% des autres patients traités à un stade précoce ne présentent plus de plaques amyloïdes dans leur cerveau après 18 mois. Dès lors que le développement de celles-ci constitue l’un des deux facteurs causals de la maladie, le Leqembi ne permet pas de l’arrêter complètement mais de la freiner. Les patients bénéficiaires des injections perdent ainsi la mémoire 30% moins vite que les patients ayant reçu un traitement placebo. Plus le traitement est entrepris tôt pour le patient, plus il est efficace. «On pourrait arriver à ralentir encore davantage la maladie, espère Bernard Hanseeuw. Mais nous ne pourrons jamais récupérer les neurones détruits.»
Le Leqembi a été autorisé en janvier 2023 aux Etats-Unis pour les patients qui n’ont pas atteint un stade avancé de la maladie. On le vend aussi au Japon et en Chine et au Royaume-Uni depuis août 2024.
Le premier traitement de ce type ne devrait pas être administré en Belgique avant 2026 au plus tôt. Pour l’heure, l’Inami ne s’est pas encore prononcé sur son remboursement et son prix en euros n’a pas encore été fixé. Il coûte quelque 24.000 dollars aux Etats-Unis. Actuellement en Belgique, rappelle-t-on aux cliniques universitaires Saint-Luc, «aucun examen susceptible de mettre en évidence les plaques amyloïdes n’est remboursé. Il n’y a donc aucun moyen de diagnostiquer la maladie avant le stade de la démence, quand les nouveaux traitements disponibles s’avèrent inefficaces.» Une recherche est aujourd’hui menée au sein des cliniques Saint-Luc sur une simple prise de sang qui permettrait de mesurer la présence de protéine amyloïde dans le plasma. Un tel biomarqueur amyloïde fiable s’avère indispensable pour profiter des nouveaux traitements en passe de révolutionner la prise en charge de la maladie d’ Alzheimer.
Et de son côté, que pourrait faire l’Etat ? Sensibiliser la population de sorte que les plus jeunes osent se rendre chez un neurologue pour consulter; financer des centres d’expertise en Région wallonne et à Bruxelles; collaborer avec la Flandre pour mettre sur pied des services d’aide à domicile pour les malades précoces et des structures d’accueil de jour ou d’hébergement long pour ces patients particuliers; proposer un accompagnement pour les enfants de ces patients jeunes. «Vivre auprès d’un proche atteint précocement de cette maladie vous plonge dans une expérience unique et douloureuse, rappelle Lydie Amici. On s’y sent très seul.»
Une étude du KCE, le centre fédéral d’expertise sur les soins de santé, portant sur la prise en charge des personnes atteintes de démence précoce est en cours et devrait être publiée en 2025. Ses résultats et recommandations devraient aider les décideurs politiques à organiser plus efficacement les soins aux patients atteints de démence précoce. Utile.