jeudi, décembre 12

La gestion d’actifs n’échappe pas aux progrès de l’intelligence artificielle. Mais peut-on déjà lui faire confiance pour placer son argent? Avec quel résultat?

Confier ses avoirs à une machine plutôt qu’à un banquier en chair et en os? Depuis plusieurs années, cette idée ne relève plus de la science-fiction. En Belgique comme ailleurs, plusieurs robot-conseillers –des algorithmes qui automatisent la gestion d’un portefeuille– ont fleuri. Utilisant des modèles mathématiques avancés, des plateformes comme Indexa Capital ou Easyvest se basent sur l’analyse des données du marché pour procéder à une allocation d’actifs qui limite au maximum l’implication humaine. Celle-ci peut même varier en fonction du profil d’investisseur, établi à l’aide d’un questionnaire en ligne.

A vrai dire, le monde financier utilise abondamment les algorithmes depuis des décennies. Les fonds spéculatifs et les banques d’investissement recourent ainsi quotidiennement à des outils de trading automatisé –dit quantitatif– afin d’exécuter des transactions sur les marchés.

Au-delà de ça, les nouveaux progrès de l’IA sont-ils en passe de transformer pour de bon la prévision financière et la gestion de patrimoine? Sa capacité à traiter instantanément de gros volumes de données non structurées émanant d’une multitude de sources est en tout cas de nature à propulser l’automatisation dans de nouvelles dimensions, selon le Fonds monétaire international (FMI), qui a mené une vaste enquête auprès d’investisseurs, fournisseurs de technologies et régulateurs. Depuis 2022, 50% des demandes de brevet liées au trading algorithmique comportent une composante d’IA, note l’institution. Les modèles de deep learning seraient ainsi appelés à trouver leur place dans les outils des gestionnaires d’actifs dans les trois à cinq ans.

Coup d’accélérateur

Leur effet accélérateur serait ébouriffant. Le rapport cite en exemple la Réserve fédérale américaine (FED), dont chaque annonce est scrutée de très près par les investisseurs. Depuis 2017, soit l’arrivée des «grands modèles de langage» (GML) comparables à ChatGPT, les mouvements de cours des actions américaines observés quinze secondes après la publication des procès-verbaux de la FED semblent aller régulièrement dans la même direction que ceux constatés au bout de quinze minutes. Or, avant l’émergence des GML, on observait une bien moindre corrélation entre ces deux mouvements.

Et il n’y a pas que l’analyse textuelle. Georges Hübner, professeur de finance à l’ULiège, évoque les éléments vidéo, ou même l’analyse du ton de voix employé dans une communication que permet aujourd’hui l’IA. «On ne détecte pas tant que quelqu’un dit la vérité dans les mots qu’il utilise que dans la façon dont ils sont prononcés. Quand on sait que la plupart des mouvements de marchés sont basés sur des émotions et l’importance de l’optimisme ou du pessimisme en économie, il s’agit de précieuses sources de renseignement», souligne-t-il.

Cette capacité à intégrer de plus en plus de données subjectives en plus des traditionnelles données objectives signe-t-elle le début de la fin des conseillers humains? Peut-on dès aujourd’hui se passer de son banquier privé et se tourner vers les robots uniquement guidés par l’IA pour faire les meilleurs choix d’investissements?

«L’IA pourrait apporter sa pierre à l’édifice dans la sélection de valeurs. Mais un processus quantitatif seul n’est pas suffisant.»

Une chose est sûre, des outils déjà disponibles ont délivré des résultats étonnants. Ainsi, le site belge d’information DaarDaar a mis en concurrence durant un an la plateforme Danelfin et notre confrère Danny Reweghs, directeur de la stratégie chez Trends Beleggers et conseiller en investissement. Résultat? Les actions choisies par Danny Reweghs ont augmenté de 6,29%, celles sélectionnées par Danelfin ont généré un rendement de plus de 21%. A noter qu’il s’agissait là d’un simple jeu, sans argent réel. «Cette analyse ne constitue en aucun cas un conseil d’investissement, et n’offre aucune garantie», précise DaarDaar.

Ce type de plateforme, évidemment, a déjà trouvé un public. Sans surprise, il est plutôt jeune. A en croire un sondage réalisé en France par le site de comparaison de produits financiers HelloSafe, 42,9% des 26-35 ans intéressés par les placements expriment la plus grande confiance envers l’IA pour leurs investissements.

Reste que les comparaisons homme-machine n’ont pu être menées jusqu’ici que sur des périodes de placement relativement courtes, puisque l’IA n’en est qu’à ses débuts. Par ailleurs, les analyses d’une IA reposent uniquement sur des éléments du passé et ne font pas de prédictions. Un argument que rappelle Frédéric Steinkuhler, Head of Investment chez Waterloo Asset Management: «L’IA pourrait apporter sa pierre à l’édifice dans un processus de sélection de valeurs. Mais un processus quantitatif seul n’est pas suffisant. Il a toujours besoin d’une validation qualitative. Celle-ci ne pourra jamais être le fait de la « réflexion » d’une machine qui n’aura sans doute jamais la finesse d’analyse ou le sens critique nécessaire.»

Georges Hübner est sur la même longueur d’onde et voit d’abord en l’IA un moyen d’améliorer, à l’avenir, les échanges client-conseiller. «La technologie nourrira la communication directe, voire s’y substituera, parfois. Pour les gestionnaires d’actifs, cela dégagera du temps de qualité pour réfléchir à des stratégies complexes et les mettre en application», commente-t-il.

Ainsi, si les acteurs établis s’accordent sur le fait que l’IA sera de plus en plus intégrée aux stratégies d’investissement et de trading, tous s’attendent au maintien systématique de l’intervention humaine, en particulier pour les décisions portant sur de grosses allocations de capitaux.

Aujourd’hui, leur recours à la technologie reste prudent. Récemment, Cytibank a, elle aussi, interrogé une quarantaine de dirigeants de sociétés de gestion d’actifs de par le monde. La banque note dans ses conclusions que ceux-ci rencontrent des difficultés dans l’élaboration et le déploiement de cas d’usage. «Les gestionnaires avancent avec prudence en raison des limites actuelles de la technologie de l’IA en matière de transparence, d’explicabilité et d’exactitude», pointe-t-elle.

Déstabilisateurs de marchés

Sans doute les professionnels pressentent-ils aussi les dangers de déstabilisation des systèmes que fait peser l’IA. Dans le domaine de la gestion d’actifs comme ailleurs, on sent les difficultés à mesurer l’ampleur des impacts futurs et les risques de ne pouvoir les contenir.

La technologie devrait entraîner un rééquilibrage des portefeuilles d’investissement plus rapide à l’apparition de nouvelles données. Alimentant des opérations à haute fréquence, l’IA devrait augmenter spectaculairement le nombre de transactions.  Annonciateurs du mouvement, les ETF (les fonds côtés en Bourse) fonctionnant à l’IA affichent déjà des taux de rotation –soit la part d’un portefeuille remplacée par d’autres actifs sur une année– 40 fois plus importants que leurs homologues traditionnels.

Ces accélérations pourraient aussi sensiblement perturber les marchés, à l’image de «krachs éclairs» déjà provoqués par le trading à haute fréquence dans le passé. Dénuées de convictions, les machines sont en effet hautement susceptibles de provoquer des mouvements d’emballement. A l’occasion de récentes turbulences, plusieurs ETF fonctionnant à l’IA ont connu une rotation accrue de leurs positions.

«Je crains que dans un premier temps, l’IA soit déstabilisatrice, avance ainsi Etienne de Callataÿ, Chief Economist d’Orcadia Asset Management. Trois étudiants à qui vous demandez une dissertation sur l’inflation vous écriront des textes différents. Mais s’ils utilisent tous ChatGPT, les résultats seront très similaires. C’est la même chose sur les marchés. Avec les machines, il y a un vrai risque de convergence dans la manière de penser, donc d’agir.»  Georges Hübner abonde: «La question est de savoir si nos moteurs d’IA auront la maturité nécessaire pour déterminer quel peut être l’impact systémique de décisions individuelles. Je n’ai pas de réponse aujourd’hui… »

«Avec les machines, il y a un vrai risque de convergence dans la manière de penser, donc d’agir.»

Coupe-circuits

L’IA poussera-t-elle ainsi le législateur à concevoir des réponses face aux risques de marchés incontrôlables? «Pour prévenir les amplifications, il faut pouvoir mettre du sable dans les engrenages avec des mécanismes de freins automatiques», soutient Etienne de Callataÿ. Le FMI préconise ainsi l’implémentation de «coupe-circuits», une technique déjà éprouvée avec le trading à haute fréquence.

Thomas Derval, avocat spécialisé du cabinet Simont Braun, mentionne pour sa part l’avis émis en mai dernier par l’Esma, l’autorité européenne des marchés financiers. Celui-ci précise que «les décisions des entreprises restent de la responsabilité des organes de direction, qu’elles soient prises par des personnes ou par des outils basés sur l’IA.» A ce stade et faute de prescriptions plus précises, le principal garde-fou contre les dérapages potentiels semble donc se limiter à mettre chaque acteur devant ses responsabilités face à ses clients.

 

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