dimanche, octobre 27

Un jeune ingénieur biochimiste comparait pour tentative d’assassinat. Il est soupçonné d’avoir empoisonné son meilleur ami au thallium. La victime, aujourd’hui polyhandicapée, a subi d’atroces souffrances.

Il hurle de douleur. Dans l’appel qu’elle passe aux secours, la voisine de Gaël signale que l’intensité des plaintes qu’elle entend de l’autre côté du mur l’inquiète. Depuis trois jours, le jeune homme souffre de problèmes gastriques aigus, de troubles nerveux et de paralysies. Le médecin qui l’a examiné lors de l’apparition des symptômes s’était pourtant montré rassurant: c’est psychosomatique. A son arrivée à l’hôpital, en août 2021, Gaël n’est plus capable de parler, de déglutir, ni de respirer correctement. Son bras est paralysé, des boutons sont apparus sur son visage. Il est placé dans un coma artificiel.

Sa vie d’avant, celle de l’étudiant qui comptait rendre son mémoire, de jeune sportif qui enchaînait les matchs de tennis et aimait sortir avec ses copains, est définitivement derrière lui. A 31 ans, Gaël est aujourd’hui polyhandicapé. Il n’est presque plus capable de s’exprimer par la parole et se déplace en fauteuil roulant. Son état nécessite une assistance de jour comme de nuit pour s’habiller, faire sa toilette, couper ses aliments. Le haut de son corps est instable, ce qui augmente le risque de chute. Il n’a aucune chance de trouver un emploi, de rencontrer quelqu’un, de fonder une famille, alignent ses avocats, Mes Risopoulos, Verheylesonne, Descamps et de Radiguès, qui ont recensé 23 postes de préjudices. Une vie brisée, mais par qui?

«Bon, le pudding à la vanille?», interroge son ami par message.

Inséparables

«Les médecins, ils disent quoi?» Le nom de l’expéditeur du message qui s’affiche sur le smartphone de Gaël, alors cloué sur son lit d’hôpital cherchant à comprendre ce qui lui arrive, est celui de Jean-François, son meilleur pote, rencontré sur les bancs du lycée français Jean-Monnet de Bruxelles, à Uccle. Tous deux issus de la haute bourgeoisie et fils de hauts gradés de l’armée française, ils se découvrent très vite des atomes crochus et des centres d’intérêt communs, dont le tennis, qu’ils pratiquent dans le même club de Woluwe-Saint-Lambert. Presque inséparables, ils partent régulièrement ensemble aux sports d’hiver. «Avec lui, je passais mes meilleurs moments. Je pense qu’il me considérait également comme son meilleur ami», évalue Jean-François qui, selon l’entourage des deux jeunes, pouvait toutefois se montrer très piquant envers Gaël.

Une amitié de quinze ans, arrêtée brutalement en juin 2022. Jean-François est alors auditionné et placé sous mandat d’arrêt. Il est soupçonné d’avoir tenté d’assassiner son meilleur ami au thallium, une substance neurotoxique qui détériore lentement et de manière irréversible les fonctions vitales de celui qui y est exposé.

Les 2 et 8 octobre derniers, Jean-François a comparu libre devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, défendu par Me Carine Couquelet et Me Clémence Purnelle. Gaël n’était pas à l’audience. Son état de santé ne lui permet pas d’assister aux débats. Sa famille, elle, était présente.

Comment les enquêteurs en sont-ils arrivés à s’intéresser à cet ami si soutenant? L’empoisonnement de Gaël aurait pu passer inaperçu. Si les médecins n’avaient pas fini par comprendre quel mal le rongeait, il n’aurait certainement pas survécu. Les symptômes qu’il présentait avaient d’abord fait penser aux soignants à un syndrome de Guillain-Barré, une affection rare dans laquelle le système immunitaire du patient attaque les nerfs périphériques. Soigné pour cette maladie auto-immune, Gaël remonte peu à peu la pente. Son état s’améliore: il est à nouveau capable de parler et de s’alimenter. Il peut aussi recevoir des visites dans sa chambre d’hôpital. Mis au courant de cette évolution positive par les parents de son ami, Jean-François se manifeste et se montre aux petits soins pour son camarade. A l’hôpital, il ne vient jamais les mains vides: du pudding et du tiramisu faits maison, du jus de raisin… «Bon, le pudding à la vanille?», interroge son ami par message.

Froid, mais «normal»

Mai 2022, Gaël fait une rechute inexpliquée. Les douleurs atroces reprennent, laissant les médecins perplexes. L’évolution de son état ne colle pas avec une maladie auto-immune. Il faut chercher ailleurs. Une biopsie des nerfs finit par mettre en évidence la présence de thallium dans l’organisme du jeune homme. Un pot de savon liquide retrouvé dans sa chambre en est infesté. Aucune trace, en revanche, dans la nourriture qui s’y trouvait ce jour-là. Au total, six périodes d’empoisonnement sont objectivées avant et pendant l’hospitalisation du jeune homme.

Les soupçons se portent naturellement sur l’entourage direct de la victime: la famille, les amis. Mais Gaël ne se connaît aucun ennemi. Qui aurait pu vouloir le faire souffrir si atrocement? Des analyses toxicologiques sont menées sur ses proches. Une exposition secondaire au thallium est mise en évidence pour la maman de Gaël, ainsi que pour Jean-François et sa petite amie de l’époque.

Au cours d’une perquisition menée au domicile de Jean-François, les policiers font une découverte décisive pour la suite de l’enquête. Dans un chalet appartenant à sa famille, ils mettent la main sur un pot de 500 grammes de sulfate de thallium à moitié entamé, sur un autre pot de 100 grammes de thallium, non ouvert, ainsi que sur un pot de 100 grammes de chlorure de mercure, l’une des formes les plus toxiques du mercure, non ouvert également.

Interrogé sur la présence de cette importante quantité de poison dans son chalet, Jean-François explique qu’il est confronté à un problème de nuisibles. Que le chalet est infesté de rats dont il n’arrive pas à se débarrasser.

L’exploration du matériel informatique et de la téléphonie de l’ingénieur en biochimie finit par livrer d’autres éléments particulièrement troublants. Au cours d’une discussion remontant à 2009, alors qu’il est en blocus en première année de médecine, Jean-François échange avec un autre jeune sur la possibilité de «tuer quelqu’un» et sur le fait que l’affaire pourrait faire l’objet d’un épisode de Faites entrer l’accuser. «On avait juste besoin de discuter, de refaire le monde», se justifie le prévenu. D’autant que ces échanges remontent à plusieurs années et sont sortis de leur contexte, font valoir ses avocats.

Durant sa détention préventive, il est demandé à Jean-François de se soumettre à une expertise psychologique. Il refuse, puis se ravise et accepte de voir son propre psychologue, lequel le déclare sain d’esprit. Trois autres experts s’entretiennent avec lui, alors qu’il se trouve sous bracelet électronique. Tous concluent qu’il n’entre dans aucune catégorie de troubles mentaux. Ils notent toutefois une certaine froideur, un détachement, un temps d’attente très long entre leurs questions et les réponses de Jean-François, qui serait dans l’hypercontrôle. «On n’est pas obligé de porter son cœur en sautoir», bondit Me Couquelet.

92.562 rats, 60 humains

Questionné sur une capture d’écran d’une publication en ligne prise en mai 2020, le «Top 10 des poisons les plus difficiles à détecter, pour tuer sans se faire choper», le prévenu explique qu’il est arrivé sur ce contenu à force de cliquer sur d’autres tops thématiques. D’autres recherches menées quelques mois plus tard, en novembre 2020, concernent cette fois Graham Young, un empoisonneur célèbre condamné à la perpétuité pour avoir empoisonné au thallium sa belle-mère et deux de ses collègues. Des recherches qu’il menait pour se renseigner sur les effets du thallium, «un peu comme on fait une étude de marché avant d’acheter un produit», justifie-t-il, mais l’idée était de tuer des rats, pas des humains.

Des rats, beaucoup de rats. A lui seul, un pot de 500 grammes de thallium permet d’éradiquer 156.250 rongeurs. L’expert en toxicologie avait relevé que la quantité dont disposait encore le prévenu aurait pu éradiquer 92.562 rats et tuer 60 humains.

«Il faut appeler le joueur de flûte», ironise le président du tribunal devant ce prévenu impassible, qui a une justification pour tout et qui, par moments, se montre exagérément pédagogique dans ses explications.

Et ces notes consignées dans son téléphone sur la toxicité et les effets de plusieurs produits? «Dans notre environnement, nous sommes exposés à de nombreux produits chimiques. Ce qui n’est pas bon pour les animaux et pour les enfants», argumente l’ingénieur en biochimie.

«Un crime perfide et de trahison, qui a engendré un niveau de douleur jamais vu.»

Fichiers supprimés

L’analyse du disque dur de l’ordinateur de Jean-François va renforcer les soupçons des enquêteurs. En avril 2021, quelques mois avant que Gaël ne tombe malade, Jean-François fait un premier achat de thallium en ligne, auprès d’un fournisseur du Sud de la France –le neurotoxique est interdit à la vente en Belgique. La livraison traîne. Jean-François s’impatiente et contacte l’entreprise à plusieurs reprises par e-mail. Il finit par passer une seconde commande, pour un pot de 100 grammes de thallium et de 100 grammes de chlorure de mercure, ceux sur lesquels les enquêteurs mettront la main au chalet. Finalement, le pot de 500 grammes est livré lui aussi.

Le 3 juin 2022, Jean-François lance une recherche sur son smartphone. Il veut savoir ce qu’une biopsie des nerfs permet ou non de détecter. «J’avais peur qu’on lui diagnostique un cancer», se justifie-t-il. Quelques jours plus tard, alors que les médecins viennent de comprendre que Gaël souffre en réalité d’une intoxication, Jean-François supprime plus de 11.000 fichiers de son ordinateur. «Un comportement de coupable», selon la partie civile. Le réflexe de quelqu’un qui a peur d’être victime d’une méprise, oppose la défense.

Pour les avocats de Jean-François, rien ne prouve d’ailleurs que ce ne soit pas Gaël lui-même qui ait ingurgité du thallium. A moins qu’un membre de sa famille ne soit impliqué? D’autant qu’il lui arrivait d’être déprimé, qu’il n’était pas brillant dans ses études et que ses relations avec son père, qui lui mettait la pression, étaient tendues. Un comportement de l’ordre du syndrome de Münchhausen (pathologie caractérisée par un besoin de simuler une maladie dans le but d’attirer l’attention) ne serait pas à exclure, s’aventure la défense. Aurait-il eu des pensées suicidaires en apercevant le thallium chez son ami, au point d’en consommer et de constituer une petite réserve qu’il aurait ingérée à l’hôpital, s’infligeant ainsi de nouvelles douleurs atroces? Des témoins ont pourtant assuré qu’avant son hospitalisation, Gaël semblait justement en meilleure forme. Qu’il reprenait confiance en lui, notamment grâce au sport.

Pourquoi Jean-François ne s’est-il pas débarrassé du thallium, sachant que son chalet serait perquisitionné? Pourquoi n’a-t-il pas effacé les traces de sa commande du produit (à l’époque des faits, seules trois commandes ont été passées depuis la Belgique, dont celle de Jean-François)? Deux attitudes qui, selon la défense, prouvent bien qu’il n’avait rien à se reprocher. Cela et ce petit souci de timing dans les périodes d’empoisonnement. Selon le biochimiste, il est impossible que Gaël ait été empoisonné avec les aliments qu’il lui apportait, étant donné que, pour l’une de ces six périodes d’intoxication, les symptômes sont apparus plusieurs jours après sa visite à l’hôpital. Or, les premiers effets du thallium se font sentir entre 12 et 14 heures après l’exposition. Quel jour Gaël a-t-il mangé ce dessert? Nul ne peut l’établir.

Les délibérations se tiendront le 11 décembre 2024. Jean-François risque 20 ans de réclusion pour tentative d’assassinat, assortis d’une peine de sûreté de dix ans. Une peine nécessaire, justifie le procureur, pour un «crime perfide et de trahison, qui a engendré un niveau de douleur jamais vu», commis par «un homme intelligent et dangereux, capable de récidiver en ayant appris de ses erreurs». Devant le juge, Jean-François a répété qu’il n’avait «pas fait de mal» à «son ami». «Je lui souhaite de pouvoir traverser tout ça. Je lui souhaite le meilleur, à Gaël.»

Quelle que soit l’issue du procès, l’affaire ahurissante de l’empoisonnement au thallium, sans le moindre motif apparent, marquera l’histoire judiciaire belge.

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