Il a déjà fait un coup d’Etat. Dévaluer fortement le dollar pour régler le problème de la dette américaine n’effrayerait pas le candidat des Républicains, selon l’économiste Bruno Colmant. Même si cela suscite une énorme crise.
Le dernier à avoir tiré la sonnette d’alarme sur l’inquiétante croissance de la dette américaine n’est pas n’importe qui. Il s’agit de Philip Swagel, un républicain convaincu qui est à la tête du Congressional budget office (CBO). Cette agence fédérale, financée par le Congrès, est chargée d’évaluer l’état actuel et à venir des finances publiques. Or, dans son dernier rapport, Swagel n’y va pas par quatre chemins : «Si rien n’est fait, la dette publique atteindra son plus haut niveau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est intenable!» En 1945, à la fin de la guerre coûteuse pour les Américains, la dette représentait 106% du PIB. Fin 2023, elle était à 97 %. Selon les projections de CBO, elle atteindra 110 % du PIB en 2031 et 120% en 2036. « On peut dire que c’est urgent », a pour sa part clamé le patron de Fed, la Réserve fédérale américaine, en évoquant le nécessaire retour à la soutenabilité budgétaire.
Ce n’est pas vraiment le ratio qui inquiète. La dette de la France est aujourd’hui à 111%. Celle de la Belgique à 105%. C’est plutôt la trajectoire qui est alarmante. Avant le Covid, la dette américaine représentait 79% du PIB. La dynamique amorcée depuis lors est une véritable bombe. D’autant que les taux d’intérêt sont élevés. Le Trésor américain emprunte actuellement à 4,2%. La dérive budgétaire s’explique par les largesses des deux administrations Trump et Biden, pendant et après la pandémie: les chèques octroyés aux familles, les baisses d’impôt accordées par le républicain pour les revenus supérieurs à 400.000 dollars, le grand plan d’investissement du démocrate pour réduire l’inflation et engager la transition énergétique. Et l’on sait que la campagne électorale déjà lancée pour la présidentielle américaine n’ira pas dans le sens de la rigueur… Aucun des candidats n’annoncera une hausse d’impôts. Au contraire, Donald Trump a promis, s’il est élu, qu’il renouvellera les baisses d’impôts accordées sous son mandat et expirant l’an prochain, ce qui gonflera la dette de 500 milliards de dollars chaque année.
En outre, comme l’a montré l’effondrement du pont de Baltimore, on sait que les infrastructures publiques sont en piteux état et que cela risque de ne pas s’améliorer avec les événements climatiques de plus en plus réguliers. Biden a lancé plusieurs chantiers. Mais il manque encore des centaines de milliards de dollars pour rénover les ponts, les routes, les rails… En août dernier, l’agence de notation Fitch, qui évalue la capacité d’un Etat à rembourser sa dette, a retiré aux Etats-Unis sa précieuse note AAA en l’abaissant à AA+, une première depuis 2011. Elle a pointé, dans son rapport, l’«érosion de la gouvernance» liée aux crises à répétition concernant le plafond de la dette et aux résolution de dernière minute de ces crises. En novembre, Moody’s a maintenu sa note AAA tout en abaissant la perspective de sa note en guise de sérieux avertissement. L’agence S&P vient, elle, de confirmer sa note AA+ qu’elle avait dégradée en 2011.
Les optimistes diront que cela fait plus de vingt ans qu’on s’inquiète d’une éventuelle crise de la dette américaine, sans qu’il ne se passe rien. Ils ajouteront que personne n’a intérêt à déclencher une crise, pas même le grand rival chinois de Washington, qui est le plus important créancier des Etats-Unis après le Japon. La Chine détient plus de 1 000 milliards de dollars d’avoirs américains et une grande partie de ses réserves est constituée de dollars dont la valeur pourrait chuter en cas de crise de la dette. Par ailleurs, la dominance du billet vert est toujours d’actualité : 60% des échanges commerciaux se font en dollars, contre 20% pour l’euro. Mais on le sait, la confiance sur les marchés n’est pas une science exacte. Si celle-ci s’émousse sérieusement, quelle pourrait être la réaction des autorités américaines, surtout si Trump revient au pouvoir ?
«Les Américains pourraient anticiper et dévaluer fortement le dollar comme ils l’ont fait en 1971»
L’économiste Bruno Colmant, qui connaît bien les Etats-Unis et leur économie, se montre pessimiste. «Les Américains pourraient anticiper et dévaluer fortement le dollar comme ils l’ont fait en 1971 lorsqu’ils sont sortis des accords de Bretton Woods, explique-t-il. Pour vous donner une idée: à l’époque, le dollar est passé en peu de temps de 50 à 27 francs belges, soit une dévaluation de 40%! Celle-ci a causé le premier choc pétrolier, le dollar étant associé à l’or noir. Les Américains ont réalisé un autre sabotage monétaire en 2008 en déversant dans le reste du monde leurs crédits toxiques, les fameux subprimes. On pourrait donc bientôt assister à nouveau sabotage de la part des Américains, mais les conséquences seraient bien pires qu’il y a quinze ans. Le montant des subprimes qui ont été réduits à zéro ne représentait même pas un pourcent du PIB mondial. La dette américaine, elle, équivaut à plus d’un tiers du PIB mondial. Cela laisse entrevoir le choc si les Américains se mettaient en défaut de paiement en dévaluant leur monnaie…»
Pour l’économiste, il y aurait d’abord un downgrade des agences de notation, qui a d’ailleurs déjà commencé et qui pourrait, à un moment, entraîner une défiance du reste du monde. De là à imaginer que le prochain président dévalue le dollar comme dans les années 1970… «Si Trump est élu, il pourrait très bien le faire, juge Colmant. Il a déjà été à l’origine d’un coup d’état démocratique avec l’assaut du Capitole. Faire un coup d’état monétaire ne l’effrayerait pas outre mesure. Je suis même convaincu que c’est ce qui va se passer. Il prépare une crise bien pire que celle de 2008.» Les conséquences seraient désastreuses, selon l’économiste. «Si le dollar s’effondre, l’euro deviendra fort par rapport au billet vert, explique le spécialiste de la politique monétaire. Cela rendra difficile nos exportations, d’autant que Trump envisage d’augmenter les barrières tarifaires et douanières, instaurant ainsi une double peine pour les exportations de l’UE. La Banque centrale européenne n’aura pas d’autre choix que d’acheter des dollars et d’imprimer des euros. La mécanique de l’inflation serait alors enclenchée, comme dans les années 1970.»
La dette américaine, pire qu’en 1971?
Ce qui rend cette hypothèse plausible est que Donald Trump s’affiche comme un protectionniste. Or, une dépréciation du dollar n’affecterait pas les Américains qui détiennent la dette de leur pays à raison de 75%. Celle-ci vaudrait beaucoup moins en devises étrangères, mais les Américains, eux, ne verraient pas vraiment la différence. «En 1971, quand les Etats-Unis ont quitté l’étalon-or, Nixon a d’ailleurs dit que, pour un Américain qui achète américain, cela ne change rien, rappelle le Pr Colmant. Une dévaluation permettrait même aux Américains de développer leurs exportations en pénalisant les importations. Par contre, les unions monétaires comme l’euro se fissureraient et les faillites bancaires se multiplieraient. Ce serait un krach monétaire mondial.» L’or et les matières premières deviendraient alors des références monétaires temporaires. Depuis octobre dernier justement, le prix du métal jaune a grimpé de 25 %. Un signe que les marchés sentent le vent tourner ? Espérons que Bruno Colmant se trompe dans ses prévisions.