Dans le comté de Leitrim, en Irlande, l’atmosphère oscille entre nostalgie et mélancolie. Les soucis abandonnés dans un petit port, on se laisse porter par les humeurs de la rivière Shannon, le temps d’une escapade en bateau combinant paysages sauvages et aventure pure.
«Gentlemen, my name is Seamus!», lâche vigoureusement le capitaine de l’Horizon I, un navire de près de douze mètres amarré dans le petit port de plaisance de Carrick-on-Shannon. Un homme sympathique, même si son accent irish donne un peu de fil à retordre. En une demi-heure à peine, il nous enseigne les ficelles de la navigation et réussit à nous mettre pleinement en confiance pour partir naviguer sereinement à travers les pittoresques décors irlandais. Seamus travaille pour Le Boat, une entreprise britannique qui loue des bateaux à moteur (très lents) partout en Europe, pour des personnes ne possédant pas de permis de navigation et sachant à peine distinguer tribord de bâbord.
La leçon est aussi simple qu’efficace: cette manette-ci pour l’accélérateur, ce bouton-là pour le chauffage, cette poignée pour changer de gouvernail, cette technique pour garder la droite face aux bateaux arrivant en sens inverse, ce conseil pour bien négocier les écluses ou faire un nœud marin. «Is that clear?» Le flot d’informations donne quelques petits frissons, mais la conclusion est limpide: c’est en agissant qu’on apprend. Seamus propose de passer à l’exercice pratique: en sa compagnie, on quitte le petit port, passage sous le pont de Carrick, puis demi-tour avant d’amarrer à nouveau. La sueur coule sur notre front –à moins que ce ne soit l’infatigable bruine qui tourmente l’Irlande depuis des siècles. «I think you’re ready», conclut alors Seamus, sûr de lui, avant de nous laisser seul aux manettes en criant «Bon voyage!»
Du whisky et un vieux pont
Vers cinq heures de l’après-midi, deux options s’offrent à nous: passer la nuit dans le port de Carrick-on-Shannon en y restant paresseusement amarrés ou partir courageusement vers le nord pour atteindre un village nommé Leitrim, à une heure de navigation. Le plan initial –aller vers le sud, avec cette idée absurde que le temps y serait meilleur– est trop compliqué: il faudrait au moins deux heures avant de tomber sur un village, et l’écluse ferme bientôt. De plus, à ce stade de notre périple, l’envie d’achever la journée dans les contrastes du crépuscule n’est guère enthousiasmante…
La clé de la réussite: entrer dans l’écluse au feu vert, s’amarrer au feu rouge.
Décision est prise de mettre le cap sur Leitrim. Suivant les précieux conseils de Seamus, nous laissons Lough Drumharlow sur notre gauche et avançons dans un calme relatif, à une vitesse estimée de 10 km/h. Arrivés au village, nous accostons près d’un joli pont, en face d’un pub nommé MJ O’Connor. L’ambiance est fascinante. Un passant nous indique le seul petit supermarché du coin, histoire d’acheter quelques provisions pour les prochains jours: pain, bacon, œufs, fruits et whisky irlandais… Rien que l’essentiel, si l’on peut dire.
Le magasin fait également office de station-service. Leitrim, qui donne pourtant son nom au comté tout entier, ne compte qu’un restaurant –le Blueway Lodge–, trois auberges, une église et un taxidermiste. Ce n’est pas exactement une métropole. Tout, ici, invite à lâcher-prise. Le cadre est pittoresque à souhait, avec ce vieux pont étroit qui semble enjamber la Shannon depuis des siècles…
L’adrénaline de l’écluse
Comme Seamus l’avait expliqué, quand les températures sont trop basses, il est tout à fait possible de diriger le bateau depuis le pont inférieur, agréablement chauffé, même si c’est un peu plus compliqué pour la visibilité. Mais comme dit l’adage: nécessité fait loi. Et dans ce joli coin d’Irlande, la rivière est suffisamment large que pour manœuvrer sans crainte… jusqu’à ce qu’on emprunte un canal très étroit avec, au loin, notre première écluse, l’Albert Lock. Les leçons de Seamus s’embrouillent soudainement dans notre esprit, avant que les pièces du puzzle ne se rassemblent. La clé de la réussite: entrer dans l’écluse au feu vert, s’amarrer au feu rouge. Nous nous garons tant bien que mal contre le mur de l’écluse, tout en donnant la corde à un éclusier qui, c’est certain, a dû voir des navigateurs plus maladroits. Après avoir coupé le moteur, on court à l’arrière pour libérer la deuxième corde. Les portes se ferment, et l’adrénaline, tout comme l’eau, redescend.
Difficile de ne pas se laisser envoûter par le plus grand fleuve d’Irlande.
Pour reprendre un brin de souffle après tant de beauté et, au passage, combler les estomacs affamés, direction le charmant port de plaisance de Dromod. Programme du jour: une petite promenade jusqu’au village presque désert, puis une pause au Cox’s Steakhouse où semble se rassembler la moitié de la population locale. La cuisine, ici, n’a rien d’extraordinaire, mais l’ambiance celtique y réchauffe les esprits et les corps. Après une petite dégustation de Guinness, l’épopée peut reprendre. A l’écluse de Roosky, on nous conseille de passer la nuit à Tarmonbarry, même si un appel à l’un des collègues de l’éclusier sera nécessaire afin de faire lever le pont afin de pouvoir nous amarrer peu avant l’écluse suivante. L’idée est validée, avant de découvrir un village de Tarmonbarry étonnamment animé en raison d’un mariage euphorique au Keenan’s Hotel Bar & Restaurant. On en profite pour dire «oui» à un bon fish and chips.
Il suffira d’un cygne
La matinée suivante commence de façon éblouissante: alors que le soleil de septembre embrase les rives de la Shannon et que nos voisins partent à l’aube dans leur petit bateau de pêche en caoutchouc, une famille de cygnes s’approche tandis que l’on prend notre café à l’arrière du bateau. Cette journée promet d’être belle, d’autant que la météo semble clémente. Nous entamons (déjà) le trajet en sens inverse, car l’Horizon I doit être de retour le lendemain matin à Carrick-on-Shannon. Avec le soleil dans le dos, nous pouvons aisément naviguer depuis le pont supérieur, ce qui nous permet de découvrir le paysage avec des yeux nouveaux et des vues magnifiques.
Difficile de ne pas se laisser envoûter par le plus grand fleuve d’Irlande et ce comté authentique où la nature impose à la fois ses formes et ses couleurs. Désormais capitaine de haut standing, en pleine confiance, dirigeant le bateau d’une main de maître sans la moindre nervosité, même le passage des écluses et des canaux n’a plus aucun secret pour nous jusqu’au port de Carrick-on-Shannon où nous passons la nuit. Une nuit un peu agitée: bien que le village dénombre moins de 5.000 habitants, il est réputé pour ses rassemblements festifs qui, depuis de nombreuse années, sans que personne ne sache trop pourquoi, attire notamment les célibataires de tout le pays et même d’Angleterre. Les douze pubs de Carrick font ainsi fortune chaque week-end. Alors, ce soir-là, on préfère s’endormir en repensant aux cygnes aperçus le matin, mais aussi aux éblouissantes images que la rivière continue à faire flotter dans nos têtes…
Sebastiaan Bedaux
En pratique
Y aller
Ryanair et Aer Lingus proposent des vols Bruxelles/Dublin. De là, il faut deux heures de train jusqu’à Carrick-on-Shannon. Ensuite, depuis la gare, le port de plaisance est accessible à pied.
Sur place
Le Boat est le plus grand loueur de vacances fluviales en Europe, et possède deux bases en Irlande, à Carrick-on-Shannon et à Portumna, toutes deux situées sur la Shannon. Aucun permis ou expérience n’est requis pour ces bateaux, seulement un peu de courage et un goût pour l’aventure.