L’argent des hydrocarbures, la résilience de la population et la collaboration de pays tiers ont permis à la Russie de plutôt bien résister à deux ans de conflit, juge le journaliste et romancier Benoît Vitkine.
Dans les premières semaines de «l’offensive militaire spéciale» russe en Ukraine, quelques milliers de Russes ont exprimé, dans la rue, leur désapprobation de la décision de Vladimir Poutine, en particulier à Moscou et à Saint-Pétersbourg. La répression brutale produisant ses effets, les manifestations se sont faites plus rares et ont été moins suivies. La perspective d’un soulèvement populaire contre le régime, espérée par les Occidentaux les plus optimistes ou les plus naïfs, est, deux ans après le début du conflit, complètement illusoire. Au contraire, la majorité de la population semble peu ou prou prête à suivre le président russe jusqu’au bout de son action contre les Occidentaux.
Des gens m’expliquent qu’ils sont plus libres en Russie que nous en Occident.
Correspondant permanent du quotidien Le Monde à Moscou, Benoît Vitkine connaît bien la société russe. Il publie L’Enclave, son troisième roman (lire en page 49), qui a pour cadre la région de Kaliningrad, voisine de la Lituanie et de la Pologne, en 1991, au moment de la perestroïka, à savoir la transition vers la fin de l’URSS imprimée par Mikhaïl Gorbatchev, «ce court moment dans l’histoire de la Russie où tout parut possible, y compris le meilleur». Entre anciens espoirs déçus et dure réalité présente, Benoît Vitkine décrypte les ressorts de cette société, méconnue aux yeux de nombreux Occidentaux.
En cas de changement, «le mieux est de rentrer la tête dans les épaules et d’attendre de voir», explique un paysan de Kaliningrad à votre héros, le Gris. La population russe fait-elle preuve de fatalisme face aux événements politiques intérieurs et extérieurs?
On a naturellement tendance à regarder les personnes les plus volubiles et les plus actives. Mais il y a effectivement des gens qui n’ont pas envie de se mêler des effets de l’agitation du monde, qui savent par expérience qu’elle n’apporte souvent rien de bon, et qui se disent qu’il vaut mieux rentrer la tête dans les épaules. On l’observe jusqu’à aujourd’hui. On peut nommer cette réalité de différentes façons. Est-ce de la soumission, de la résignation, de la loyauté envers l’Etat? Beaucoup de Russes acceptent, par exemple, l’idée que leur destin individuel est bien peu comparé à l’Etat, pas l’Etat qui construit des tramways, mais l’Etat dans sa force brute, y compris dans sa capacité à annexer des territoires. La période de la perestroïka m’intéressait parce que c’est celle où une masse d’individus s’est enthousiasmée et a nourri des espoirs. Mais l’effervescence de ce très court moment d’histoire a tout de même été profonde, ce qui explique sans doute la rancœur née de la désillusion des espoirs déçus.
Faut-il y voir les germes de l’attitude actuelle de la population russe?
Oui et non. Oui, parce que l’illusion qui disparaît crée de la rancœur. Les années qui ont suivi 1991 furent d’une réelle dureté. Et non, parce qu’on voit aujourd’hui que des constantes survivent à tous ces bouleversements, notamment la vision d’un Etat fort. Cette perception a, à peu près, toujours existé et elle est fortement mise en avant aujourd’hui. Cette propagande fonctionne chez beaucoup de Russes qui ne regardent pas seulement la télé mais suivent aussi des chaînes Telegram ultranationalistes, des blogs de militaires… Cela étant, quand on rencontre des Russes dans des villages ou dans des petites villes, ils ne parlent pas de «nazis ukrainiens», ni du besoin de nouveaux territoires. Pour eux, c’est très abstrait. Par contre, même dans les villages, l’élément qui imprime, c’est la confrontation avec l’Occident, parce que le pouvoir a intelligemment joué sur ce thème et parce qu’il y a tout simplement une part de vrai dans ce narratif.
Même sans fraude, Vladimir Poutine serait évidemment élu lors de l’élection présidentielle de mars.» – Benoît Vitkine, journaliste au Monde.
En russe, deux mots désignent la liberté, svoboda (qui «correspond à un état, peu ou prou à l’absence de limitations») et volia («une possibilité, une disposition de l’âme, presque une volonté»). Que traduit l’existence de ces deux mots?
Elle dit que nos critères d’Occidentaux ne sont pas toujours opérants. Il m’arrive d’entendre des gens m’expliquer qu’ils sont plus libres en Russie que nous en Occident. La propagande d’Etat aime appuyer l’idée que les Russes auraient quelque chose de différent des Occidentaux et que leur liberté se nicherait dans la profondeur de leur spiritualité et dans un rapport plus détaché au monde. C’est la façon romantique de parler de liberté. Une autre conception veut que certains Russes acceptent de renoncer à des libertés, de subir des humiliations et même de vivre dans la misère au nom d’idéaux mythifiés. Cette idée que ma fierté personnelle se fond, voire s’efface, au profit de la fierté collective qui est celle de la puissance de l’Etat. Et puis, il y a aussi des tas de gens qui en rêvent, de cette liberté, et qui aspirent à ne pas devoir aller en prison parce qu’ils ont dit un mot de trop, tout simplement.
Les Occidentaux ont cru que les sanctions économiques et la résistance des Ukrainiens sur le théâtre de guerre affaibliraient le pouvoir russe. Se sont-ils trompés?
Ils se sont plutôt trompés. Mais ils rétorqueront sans doute que l’impact se jauge sur le long terme et que l’objectif de sanctions ne réside pas dans une victoire immédiate mais dans un affaiblissement à une échéance plus lointaine. C’est globalement vrai. Néanmoins, de par sa taille et son poids dans le monde, la Russie a réussi très rapidement à s’adapter. Certes, des secteurs économiques souffrent. Mais ce préjudice n’est suffisant ni pour réduire le soutien populaire ni pour entraver le secteur qui s’avère crucial actuellement, celui de l’armement et de tout ce qui touche au militaire.
L’économie dans son entièreté s’est-elle adaptée?
Des secteurs continuent de souffrir. Mais par rapport à un certain nombre de défis qui paraissaient très difficiles à surmonter, dans le domaine logistique par exemple (comment faire venir des produits qui ne sont pas sous sanction mais que les sociétés occidentales arrêtent de vendre ou que d’autres ne transportent plus?), la Russie s’est assez vite adaptée. Cela étant, les Occidentaux ne sont pas seuls à s’être trompés, les experts russes aussi s’attendaient à ce que les conséquences soient plus dures.
Les partenariats avec la Chine, la Corée du Nord ou l’Iran ont-ils permis ce «sauvetage» de la Russie?
Il est permis par l’argent sans fin que produisent les hydrocarbures, par l’extrême patience-résilience-soumission de citoyens qui sont prêts à accepter que leur niveau de vie soit rogné, et par la collaboration de pays tiers, pas forcément la Chine, mais la Turquie, les Emirats arabes unis, le Kazakhstan… qui servent de plateformes de réexportation de produits occidentaux soit sous sanctions, soit que les sociétés ne vendent théoriquement plus.
Du 15 au 17 mars prochain, le premier tour de l’élection présidentielle devrait confirmer le pouvoir de Vladimir Poutine. Même si la campagne électorale était loyale et que le scrutin se déroulait sans fraude, n’en sortirait-il pas de toute façon gagnant?
On est beaucoup trop dans de la politique-fiction. Parmi les personnalités qui aspirent à être candidates, certaines sont en prison, d’autres sont empêchées de se présenter… Une campagne électorale honnête, cela n’existe pas. Il y a tant d’éléments qui font que l’on n’a pas affaire à une élection démocratique. Mais si on veut malgré tout se pencher sur la nature de ce scrutin, il existe des personnes qui, élection après élection, font ce travail, de plus en plus entravé, d’estimation de la fraude. D’après leurs études, elle ne s’exerce pas dans tout le pays, et elle est importante dans certaines régions. Leur conclusion est que, même sans fraude, Vladimir Poutine serait évidemment élu.
Des émeutes étrangères à la guerre, quoique…
La république du Bachkortostan, au sud de la Russie, non loin du Kazakhstan, voit depuis la mi-janvier des manifestants opposés à un projet d’exploitation de mines d’or se heurter aux forces antiémeutes. En cause: la condamnation à quatre ans de prison, le 17 janvier, de leur leader, Faïl Alsynov, 37 ans, pour «incitation à la haine ethnique». Lors d’un discours, il s’en était pris aux travailleurs du Caucase et d’Asie centrale amenés à travailler dans ces mines dans une formulation dont il conteste la dimension raciste. A Baymak, la ville la plus proche du site minier, ce sont jusqu’à cinq mille personnes qui ont manifesté les 15 et 17 janvier. Il y en avait quelque deux mille le 19 janvier dans les rues de la capitale de la république, Oufa.
Ces violences, qui ont pour fondement une revendication environnementale, s’inscrivent cependant dans un contexte tendu par la guerre en Ukraine. A l’image d’autres régions peuplées de minorités ethniques, le Bachkortostan fut un grand vivier de recrutement d’appelés lors de la «mobilisation partielle» décrétée par Vladimir Poutine, en 2022. Faïl Alsynov avait déjà été condamné à une amende pour avoir dénoncé ce qui apparaît comme une injustice à beaucoup de Bachkirs, les membres de cette communauté, musulmane, deuxième en importance dans la république.