Le sommet «Pour un monde sans mine» de Siem Reap, au Cambodge, se déroule dans un contexte de prolifération en Ukraine et d’augmentation du nombre des victimes.
Parmi la foule, des handicapés en fauteuil roulant, des leaders politiques, associatifs et spirituels et… des chiens renifleurs. Le 24 novembre, quelques milliers de personnes se sont rassemblées sur le célèbre site d’Angkor Vat, à Siem Reap, dans le nord du Cambodge, pour défiler sur quatre kilomètres contre l’usage des mines antipersonnel. La marche s’est tenue quatre jours après l’annonce controversée des Etats-Unis d’autoriser la livraison de ces armes dévastatrices à l’Ukraine, et à la veille d’un sommet mondial «Pour un monde sans mine» que le pays d’Asie du Sud-Est a organisé du 25 au 29 novembre.
Ly Thuch, ministre d’Etat et vice-président de l’Autorité cambodgienne d’action contre les mines et d’assistance aux victimes (CMAA), s’est montré positif. «Les mines terrestres ont marqué des communautés, volé des vies, et ombragé de trop nombreux futurs, a-t-il énuméré. Mais aujourd’hui, nous marchons avec des survivants des mines terrestres […] pour montrer qu’ensemble, nous pouvons construire un avenir fait de sécurité et de paix. Un avenir où chaque enfant pourra courir librement, où chaque famille pourra cultiver sa terre sans crainte.» Ce dignitaire cambodgien, qui préside ce sommet de révision du traité d’Ottawa (1997) sur l’interdiction des mines antipersonnel ayant lieu tous les cinq ans, en sait quelque chose. Car le Cambodge est toujours en proie à ce fléau humanitaire. «Près d’un million de personnes vivent dans des zones affectées par des mines», a lancé le Premier ministre cambodgien, fin octobre, devant des volontaires de la Croix-Rouge, à Phnom Penh. «La guerre ne tue pas seulement les gens au combat, a ajouté Hun Manet. Au Cambodge, elle continue de faire des victimes à cause des mines antipersonnel, et de nombreux Cambodgiens en subissent encore les conséquences.» Avec 515 km2 de terres contaminées, soit plus de trois fois la superficie de Bruxelles, le pays de seize millions d’habitants demeure l’un des plus souillés au monde par les mines antipersonnel.
Le Cambodge pionnier
D’après les autorités cambodgiennes, les décennies de conflit ont laissé, au début des années 1990, entre quatre et six millions de mines terrestres et autres munitions non explosées enfouies sous terre. Voire jusqu’à dix millions, estiment des ONG, soit plus de mines que d’habitants à l’époque. Le bilan humain? Désastreux. Entre 1979, qui marque la fin du génocide cambodgien perpétré par les Khmers rouges (deux millions de morts), et juin 2024, les explosions de mines ont tué 19.830 personnes et en ont blessé pas moins de 45.242. De fait, le Cambodge recense l’un des plus forts taux de personnes amputées par habitant de la planète.
«Ces restes explosifs de guerre continuent de menacer la sécurité des civils et d’entraver le développement socioéconomique du Cambodge», déplore Elliot de Faramond, chargé de plaidoyer chez Handicap International, ONG née du drame cambodgien qui accompagne le pays dans ses efforts de déminage et d’assistance aux victimes de cette «arme des lâches». L’objectif que s’était fixé le Cambodge de s’en débarrasser d’ici à 2025 semble difficilement réalisable: le régime devrait prolonger la date butoir pour déminer l’ensemble de son territoire, avance l’expert, soulignant que les actions de déminage sont coûteuses et nécessitent du temps.
En 2023, le gouvernement cambodgien y a consacré 30 millions de dollars. Mais il lui en faudrait 132 supplémentaires pour venir à bout de cette menace cachée, principalement située sur les reliefs montagneux de Dângrêk, difficiles d’accès, dans le nord du pays. «C’est dans cette zone accidentée, le long de la frontière avec la Thaïlande, côté cambodgien, que de vastes champs de mines –la fameuse « ceinture K5 »– furent posés durant l’occupation vietnamienne du Cambodge», retrace Yeshua Moser-Puangsuwan, chercheur rattaché à la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel (ICBL), précisant que la démarcation frontalière entre les deux pays n’est toujours pas établie. Ce qui ralentit donc le processus de déminage.
Il rappelle aussi que le pays a commencé à déminer ses sols avant la signature de la convention d’Ottawa de 1997 interdisant l’acquisition, la production, le stockage et l’utilisation des mines antipersonnel, dont l’ICBL fut l’initiateur, ce qui lui a valu l’octroi du prix Nobel de la paix la même année. Depuis, «le Cambodge a réalisé un remarquable travail de déminage sur son territoire», souligne ce spécialiste ayant contribué au dernier rapport de l’Observatoire des mines. Passé de 858 victimes de mines en 2000 à 32 l’an passé, c’est le pays qui, au cours des cinq dernières années, a déminé le plus de superficie au monde: rien qu’en 2023, 167 km2 de terrains ont été dépollués.
«Plusieurs contingents de démineurs ukrainiens sont venus se former auprès d’experts cambodgiens.»
Aide aux démineurs ukrainiens
C’est que l’histoire tragique du pays, touché de plein fouet par les bombardements et ces armes aveugles qui mutilent et tuent, a parallèlement encouragé les autorités cambodgiennes à développer un savoir-faire dans l’éradication des mines terrestres. «Le Cambodge possède l’une des meilleures expertises au monde en matière de déminage», affirme Yeshua Moser-Puangsuwan. Depuis l’invasion russe en Ukraine, plusieurs contingents de démineurs ukrainiens sont ainsi venus se former auprès d’experts cambodgiens.
Conférence quinquennale qui réunit des représentants des 164 pays membres de la convention d’Ottawa, la réunion de Siem Reap a pour but d’évaluer les progrès réalisés dans l’interdiction des mines antipersonnel. Elle s’inscrit dans un contexte inédit du fait de l’annonce des Etats-Unis, qui ne sont pas signataires du traité. L’Ukraine, elle, l’est, ce qui accroît l’incompréhension des participants au sommet. «Réunir un ensemble de pays pour travailler conjointement et efficacement à la résolution d’une telle problématique n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui en raison de la fragmentation croissante de l’environnement international», résume Yeshua Moser-Puangsuwan. Encore plus dans un contexte de hausse du nombre de victimes des mines antipersonnel en 2023 (+ 22%) par rapport à l’année précédente. Des victimes qui sont pour 84% des civils, dont 35% d’enfants…