jeudi, septembre 19

Les données européennes sur le taux de suicide font apparaître de nets écarts entre régions, et notamment entre la Wallonie et la Flandre. Derrière les motivations individuelles se cachent de nombreux facteurs sociétaux, à interpréter avec précaution.

L’information a fait le tour des médias, à l’occasion de la journée mondiale dédiée à sa prévention, le 10 septembre dernier: en Belgique, le suicide est la première cause de décès chez les 15-44 ans. Dans la tranche d’âge 15-24 ans, plus d’un décès sur quatre est dû à un tel passage à l’acte, indiquent les chiffres de Sciensano. De son côté, le Centre de prévention du suicide constate que quatre de ses consultations psychologiques sur dix consistent à l’accompagnement de jeunes en crise suicidaire. Maladie, isolement social, rupture amoureuse, impasse financière… Les motivations individuelles à commettre l’irréversible sont nombreuses et requièrent un accompagnement subtil.

«Il ne faut surtout pas répondre à cette détresse en verbalisant un diagnostic, un jugement ou des commentaires négatifs: cela ne va faire qu’accélérer le processus, confirme le neuropsychiatre Philippe van Meerbeeck, professeur ordinaire émérite à la Faculté de médecine de l’UCLouvain et auteur d’un livre intitulé ADOS, en quête de sens d’hier à demain. Une politique de prévention différenciée en fonction de l’âge, du lieu de vie ou d’autres critères a tout son sens. Mais il y a bien une question commune à laquelle il convient de répondre quand une personne a des pensées suicidaires. C’est: pourquoi la vie vaut-elle malgré tout la peine d’être vécue ? Le suicide est une mauvaise réponse à cette bonne question

16 à 20 suicides par 100.000 habitants et par an en Wallonie

A côté du suivi individuel des problématiques de santé mentale, les chiffres relatifs au suicide sont particulièrement interpellants quand on analyse, région par région, les données d’Eurostat sur le «taux de mortalité standardisé dû à des blessures auto-infligées intentionnellement». La carte européenne laisse apparaître deux grandes tendances. D’une part, des taux de suicide globalement plus élevés en Europe du Nord et de l’Ouest par rapport au bassin médittéraneen. D’autre part, des différences assez marquées au sein d’un même pays, notamment en France (dans le nord et la Bretagne) mais aussi en Belgique: à l’exception notable de la Flandre occidentale, une nette démarcation sépare le nord du pays et la capitale des provinces wallonnes, qui affichent un taux de suicide significativement plus élevé –de 16,45 à 20,06 suicides par 100.000 habitants en 2021.

© Eurostat

Il faut toutefois interpréter ces chiffres avec prudence, souligne Joan Damiens, démographe à l’UCLouvain et autrice d’une récente thèse portant sur le lien entre les conditions de logements et le suicide parmi la population en âge de travailler. «Il est difficile de comparer une instance géographique à une autre, explique-t-elle. En Belgique comme dans la plupart des pays européens, les chiffres proviennent de bulletins de décès, dont la conclusion reste à la discrétion du médecin. Mais des facteurs culturels peuvent entrer en jeu. En Europe du sud, par exemple, il ne faut pas sous-estimer l’influence du facteur religieux. S’il n’a certainement pas pour effet de falsifier les bulletins, il peut inciter les médecins à laisser davantage place au doute quand la cause du décès est moins évidente. En Belgique, la sécularisation différenciée entre le nord et le sud du pays peut également expliquer une partie de l’écart des taux de suicide rapportés. Celui-ci se réduit d’ailleurs nettement quand l’on ajoute les décès dont la cause est indéterminée aux chiffres sur le suicide.»

«Le suicide traduit aussi l’échec de la société à soutenir les individus face aux épreuves personnelles, notamment socioéconomiques.»

Joan Damiens

Démographe à l’UCLouvain

Vu leur importance notable, les disparités entre régions ne peuvent néanmoins découler de ces seules nuances. Quels sont les facteurs collectifs que l’on peut lier partiellement aux taux de suicide observés ? Les chiffres concernant la Flandre et la Wallonie renvoient intuitivement à leur écart socioéconomique, à juste titre. «L’une des lignes directrices de la suicidologie, c’est le modèle que l’on appelle diathèse-stress, à savoir la résultante entre des individus qui ont certaines prédispositions, telles que l’impulsivité, et des facteurs de stress extérieurs qui vont le mettre sous pression et l’amener à avoir des pensées sombres, poursuit Joan Damiens. Le suicide traduit aussi l’échec de la société à soutenir les individus face aux épreuves personnelles, notamment socioéconomiques.» Ainsi, il est avéré que le taux de suicide est plus élevé chez les personnes qui n’ont pas ou plus d’emploi, qui vivent en situation de précarité financière. De même, la démographe a constaté que le taux de suicide était plus élevé parmi les locataires que chez les propriétaires. Ce n’est bien sûr nullement un lien de cause à effet. «Cela se remarque surtout dans les tranches d’âges moyens, entre 40 et 60 ans, c’est-à-dire une population qui se trouve au carrefour de pleins d’attentes familiales, professionnelles, financières… Le statut de propriétaire peut refléter plus de stabilité sur ces aspects essentiels.»

L’influence du taux d’instruction, avec une exception belge

En règle générale, il apparaît aussi que plus le taux d’instruction est élevé, plus le taux de suicide diminue, tant chez les femmes que chez les hommes… Ce qui ne vaut toutefois pas pour la Belgique, relève Joan Damiens. «Dans notre pays, c’est l’inverse pour les femmes: les taux de suicide plus élevés sont associés à des niveaux d’instruction plus élevés également. C’est une différence que l’on n’arrive pas encore à comprendre de façon certaine. Plusieurs hypothèses sont toutefois avancées. Notamment le fait que des femmes travaillant dans un poste exigeant doivent répondre en parallèle à la contrainte encore assez présente dans les esprits de « tenir un foyer ». L’accumulation de ces rôles pourrait davantage mener au burnout parental, à des troubles de l’humeur, à des dépressions, et donc se traduire par un taux de suicide plus élevé.»

Les taux de suicide sont significativement plus importants chez les quinquagénaires et les personnes de plus de 70 ans.

En Belgique, près de 73% des suicides sont commis par des hommes. Par ailleurs, si le suicide est la première cause de mortalité chez les 15-44 ans, c’est avant tout parce que cette catégorie d’âge meurt très peu d’autres causes. En réalité et contrairement à une idée reçue, plus la tranche d’âge est élevée, plus le taux de suicide augmente. Celui-ci est plus important chez les quinquagénaires et les personnes de plus de 70 ans. «Pour ces dernières, et particulièrement les hommes très âgés, le suicide est souvent lié à des problématiques bien précises comme une maladie incurable, la perte de lien social, de mobilité», commente l’experte de l’UCLouvain. Les différences dans la structure de la population peuvent donc expliquer en partie les disparités intrarégionales en matière de taux de suicide.

Certaines analyses, notamment vis-à-vis de la situation en Bretagne, mettent en avant la ruralité en tant qu’autre facteur à risque. Il est vrai que les taux de suicide sont par exemple plus élevés dans le secteur agricole. Par ailleurs, «les pensées suicidaires sont souvent la conséquence d’une absence de perspectives et d’un sentiment d’isolement, observe Philippe van Meerbeeck. La ruralité pourrait jouer un rôle dans la mesure où la vie dans un milieu plus isolé peut nourrir l’impression d’être seul au monde, que personne ne nous comprend vraiment et que l’on n’a plus d’issue.» De même, les cadres de vie plus ruraux donneraient davantage accès à des espaces ou à des moyens létaux susceptibles d’inciter au passage à l’acte. La littérature spécialisée n’est toutefois pas unanime quant à l’existence d’une corrélation limpide entre la ruralité et le taux de suicide, vu l’ampleur des autres facteurs qui entrent en compte. «D’un côté, les milieux urbains peuvent bel et bien favoriser le lien social, décode Joan Damiens. Mais de l’autre, on observe tout de même des taux de suicide assez élevés dans certaines grandes urbanités. Quant on tient compte du statut familial, du niveau d’instruction, de la catégorie socioprofessionnelle, le marqueur de la ruralité n’apparaît pas forcément significatif sur le plan statistique.»

Bon bulletin pour la prévention en Flandre

En revanche, le bénéfice des politiques ambitieuses de prévention du suicide n’est, lui, plus à démontrer. «En Wallonie, le taux de suicide suit la légère tendance à la baisse que l’on observe à l’échelle européenne, ajoute-t-elle. La Flandre, elle, est parvenue à obtenir de bien meilleurs résultats que ce qu’elle espérait, à savoir une diminution du taux de suicide de 20% par rapport au début des années 2000. C’est largement dû aux stratégies assez précises et chiffrées qu’elle a mises en place pour cibler les populations à risque, promouvoir des campagnes de prévention et communiquer sur la santé mentale. Au sud du pays, des asbl comme Un pass dans l’impasse font un gros travail en la matière, mais elles ont relativement peu de moyens.»

D’un point de vue international, il apparaît que les sociétés plus inégalitaires sont associées à des problèmes de santé mentale plus importants, et donc à des taux de suicide plus élevés, même si d’importantes disparités demeurent entre celles-ci. «La santé mentale de la population wallonne est rudement mise à l’épreuve, résumait pour sa part l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps) en 2023, à l’occasion d’une actualisation de son indice de situation sociale de la Wallonie. Sur le terrain, la situation est jugée très préoccupante par les professionnels en raison notamment de la saturation des services de santé mentale. […] La dépression et ses déterminants exercent une forte influence sur le renoncement aux soins.» Pour lutter contre le suicide et atteindre une trajectoire aussi efficace que la Flandre, il semble donc que la Wallonie ait tout intérêt à réduire les inégalités sociales et à investir dans une prévention ciblée.

La ligne d’écoute du Centre de Prévention du Suicide est accessible gratuitement au 0800 32 123.

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