Suppléments plafonnés, primes supprimées, sanctions élargies… La réforme santé divise. Entre le cabinet Vandenbroucke et les représentants du secteur, les tensions s’accumulent.
Le 4 juin dernier, Frank Vandenbroucke (Vooruit), ministre fédéral de la santé, a présenté un avant-projet de loi visant à réviser les équilibres du système de santé. L’objectif affiché est «d’assurer l’accessibilité des soins à tous». Sauf que les mesures proposées provoquent une levée de boucliers chez les médecins et syndicats. La réforme mentionne vouloir s’attaquer à deux piliers du secteur médical: les suppléments d’honoraires, qui permettent à un praticien de demander un montant supérieur au tarif officiel, et le conventionnement partiel, qui autorise un médecin à respecter les tarifs fixés par l’assurance maladie dans certains contextes, à l’hôpital par exemple, tout en les dépassant dans d’autres, comme en cabinet privé.
Le ministre souhaite mettre fin à cette deuxième pratique. Ce régime, mis en place pour encourager les spécialistes à continuer à travailler dans les hôpitaux publics, est jugé «peu bénéfique pour les patients», selon le socialiste flamand. Frank Vandenbrouck souhaite le remplacer par des «tarifs cibles», des plafonds qu’un médecin conventionné pourrait choisir d’appliquer ou non. Il défend sa mesure en affirmant que le secteur de la santé «a besoin de transparence et d’accessibilité.» Mais le syndicat belge des omnipraticiens (GBO) n’est pas d’accord. Lawrence Cuvelier, son président, redoute un effet inverse: «Supprimer le conventionnement partiel risque d’avoir l’effet inverse de celui recherché. Certains spécialistes vont se déconventionner complètement, et leurs tarifs deviendront inabordables pour une partie des patients. Ce système permettait encore à certains de rester accessibles à l’hôpital tout en équilibrant leur activité en cabinet. On préfère moins de conventions partielles plutôt que pas du tout.»
Le plafond qui fait déborder la colère
La réforme cible également les suppléments d’honoraires, ces montants que certains médecins ajoutent au tarif officiel remboursé par l’assurance maladie. A partir de 2028, ces majorations seraient plafonnées à 25% pour les soins ambulatoires et à 125% pour les hospitalisations. Frank Vandenbroucke justifie cette mesure par la nécessité de mettre fin à une situation devenue, selon ses mots, incompréhensible pour les patients.
Les chiffres du baromètre hospitalier 2021 de l’Agence Intermutualiste confirment l’ampleur du problème. Lors des hospitalisations, les suppléments d’honoraires représentent à eux seuls 598 millions d’euros, soit près de la moitié des 1,32 milliard à charge des patients. Dans les cas où des suppléments sont appliqués, leur montant dépasse en moyenne les 100% du tarif officiel, ce qui signifie que certains patients paient plus du double du prix de base.
Dans certaines institutions, comme les Cliniques de l’Europe à Bruxelles, les suppléments atteignaient même 300%. Face aux critiques, la direction avait décidé de les limiter à 200% à partir de 2019. Le plafonnement proposé par la réforme entend mettre fin à ce type de dérive et éviter que «l’accès aux soins ne dépende du portefeuille du patient», affirme Frank Vandenbroucke.
De son côté, l’ABSyM, principal syndicat médical, estime que les plafonds fixés par la réforme ne tiennent pas compte des coûts réels liés à l’exercice en dehors des structures hospitalières. Lawrence Cuvelier est d’accord avec cette critique et insiste pour sa part sur les conséquences possibles dans les zones socialement défavorisées: «Dans ces quartiers, les consultations sont souvent plus longues, les pathologies plus nombreuses, et la coordination des soins plus complexe. Ces réalités impliquent une charge de travail plus importante, sans nécessairement être compensée financièrement. Il faut veiller à ne pas décourager les médecins qui travaillent dans des contextes plus compliqués. Il existe un risque d’uniformisation qui nuirait aux praticiens en zones à forte précarité, où les besoins sont plus lourds et les contraintes, plus nombreuses. »
Pour le représentant du syndicat GBO, un plafonnement strict peut, dans certaines situations, compromettre la viabilité de l’activité médicale dans ces territoires: «A terme, cela pourrait réduire l’offre de soins là où elle est déjà sous tension.»
Fraudeurs, dehors?
Le texte contient aussi une disposition sur la possibilité de suspendre le numéro INAMI d’un professionnel en cas de fraude ou d’interdiction d’exercer. Ce numéro est indispensable pour que les soins soient remboursés par l’assurance maladie. Le ministre souhaite ainsi mieux encadrer les cas où des prestataires radiés par l’Ordre ou la Commission fédérale de contrôle continuent, malgré tout, à facturer leurs prestations.
Lawrence Cuvelier admet que ces situations existent, mais qu’elles restent marginales: «On a vu des personnes interdites d’exercer qui continuaient grâce à leur numéro INAMI. C’est une dizaine de cas par an. Je crains que la mesure, si elle est mal encadrée, ne débouche sur des effets de stigmatisation. Qui sera visé demain? Ceux qui travaillent dans des milieux plus difficiles, qui prennent en charge les publics les plus fragilisés, et seront accusés de fraude parce que leurs indicateurs sont moins bons?»
Par «indicateurs», il fait référence aux données d’activité que l’INAMI peut utiliser pour identifier des anomalies: nombre élevé de certificats de maladie, actes médicaux en volume important ou horaires de consultation étendus… Ces chiffres, interprétés hors contexte, pourraient selon lui servir de prétexte à des sanctions injustifiées, en particulier contre des médecins exerçant dans des conditions plus lourdes sur le plan social.
Vandenbroucke en solitaire
Le désaccord avec le ministre dépasse les seuls syndicats. Plusieurs partis de la coalition Arizona dénoncent une dérive centralisatrice qui dépasse les engagements de l’accord de gouvernement.
Le MR, Les Engagés et la N-VA s’opposent à l’idée de supprimer certaines aides financières pour les médecins qui choisissent de ne pas adhérer aux tarifs officiels de l’assurance maladie. Actuellement, ces praticiens peuvent encore bénéficier de plusieurs primes, comme celle accordée pour l’utilisation d’outils numériques (la prime télématique) ou pour le travail en collaboration avec d’autres soignants (la prime de pratique intégrée). La réforme prévoit de réserver ces primes uniquement aux médecins conventionnés, c’est-à-dire à ceux qui s’engagent à respecter les tarifs fixés par l’INAMI. Pour ces partis, cela revient à exercer une pression indirecte sur les médecins pour les forcer à se conventionner, plutôt qu’à encourager le conventionnement sur base volontaire.
Autre mesure qui ne passe pas du tout, le financement des syndicats médicaux pourrait être partiellement lié au taux de conventionnement de leurs membres. Pour le GBO et Lawrence Cuvelier, cela revient à transformer un choix individuel en critère budgétaire: «On sent une sorte d’autoritarisme dans l’affaire. Le message est clair et nous dit qu’il vaut mieux promouvoir la convention, sinon le financement des syndicats sera réduit. Une telle pression fragilise le rôle de représentation des organisations professionnelles. J’espère que le ministre ne s’attend pas à ce qu’on trouve un accord sur les conventions tel quel. Nous attendons un véritable dialogue et des assouplissements sur certaines questions. Il ne faut pas que la pression nous pousse à signer une réforme à laquelle on n’adhère pas.»
Le bras de fer n’est pas terminé. Après plusieurs semaines de tensions, une rencontre est prévue mercredi soir entre les syndicats médicaux et le cabinet du ministre de la Santé. Chacun viendra avec ses lignes rouges et ses exigences. Le GBO réclame des ajustements, l’ABSyM rejette toute logique de contrainte, et la majorité cherche un équilibre fragile entre maîtrise des coûts et maintien de l’offre de soins. Vers une sortie de crise ou des clivages encore plus cristallisés?