Le Vif a suivi Thierry Bodson (FGTB) tout le long de la grève des 24, 25 et 26 novembre. Les trois derniers jours d’action de la carrière du patron, et maître tacticien, du syndicat socialiste.
Mardi 9 décembre, le comité fédéral, l’organe dirigeant de la FGTB entre les congrès, qui compte plusieurs centaines de délégués, décidait que le mouvement social contre le gouvernement Arizona devait se poursuivre dès le début de l’année 2026, et culminera avec une nouvelle manifestation nationale en mars. La FGTB attend des autres syndicats du front commun qu’ils se mettent à son diapason et, mine de rien, ce n’était pas gagné pour ceux, comme Thierry Bodson, qui le souhaitaient.
Ce n’était pas le dernier comité fédéral de Thierry Bodson avant son départ. L’ultime, c’est le 19 décembre. Mais là, il s’agira surtout de célébrer le départ du chef. Ici, le 9 décembre, il y a eu un peu de bagarre, pour savoir ce que le syndicat socialiste ferait du succès inédit des dernières actions de protestation contre le gouvernement Arizona. C’est l’ultime victoire de Thierry Bodson avant la retraite, anticipée de six mois pour d’officielles raisons privées et pour d’officieux motifs d’appareil, qu’il prendra ce 31 décembre. Il voulait à tout prix éviter que le mouvement social, d’une ampleur rarement constatée ces dernières décennies, ne reflue. Il a jonglé avec les aspirations des durs, peu hostiles au PTB, mais pas toujours, et avec les récriminations des mollassons, pas seulement flamands, mais souvent. «Je dois essayer de leur tordre le bras», nous avait-il dit sans préciser à qui il pensait, au cours de ces trois jours de grève, d’abord des transports publics, puis des services publics, enfin de tous les secteurs, public et privé, pendant lesquels on l’a suivi. Pour le comité du 19 décembre, il ne devra tordre le bras de personne.
Mais le lundi 24 novembre, au petit matin, il revient d’une interview à BX1, passe devant le petit meuble à l’entrée du siège de la FGTB, rue Haute, avant de prendre l’ascenseur pour rejoindre son bureau au cinquième étage. Dessus est posé un carnet gris à tranche rouge, un de ceux qu’il remplit à longueur de journée depuis 30 ans, au stylo à bille et au porte-mine. Il y a un Post-it dessus: «Carnet pour Thierry Bodson, à laisser à l’accueil devant les ascenseurs.» Alors il le prend, il l’ouvre, et son attachée de presse essaie de l’en empêcher, mais elle est déjà trop loin pour ça, alors elle lève les yeux au ciel: «Il veut toujours tout savoir, pfff…». C’est le carnet qui lui sera offert au comité fédéral du 19 décembre. A l’intérieur, il y a une photo de lui collée sur chaque page de droite, et des mots souvent émus de tous ses collègues, d’abord Bert Engelaar, son homologue flamand, bientôt président de la FGTB à sa place, puis Selena Carbonero Fernandez, dite «Sélé», sa successeure francophone, bientôt secrétaire générale de la FGTB à la place de Bert Engelaar. Il lit vite quelques dédicaces en diagonale, puis il repose le carnet et lance à son attachée de presse: «Oh ça va, hein, c’est rien», et il rigole. Il ne sera pas aussi surpris que ses collègues le voulaient, le 19 décembre, et ça lui suffit sans doute.
22 heures
Dimanche 23 novembre, la veille du premier des trois jours de mobilisation historique, Thierry Bodson arrive sur le piquet de grève.

«Polak ou un truc comme ça»
La veille au soir, le dimanche 23 novembre, il mange un petit mezze pas cher, chaussée de Louvain, avec un verre de vin rouge du patron, entre un débat avec Pieter Timmermans, patron de la FEB, sur RTL-TVi et le premier piquet des trois jours d’actions syndicales historiques des 24, 25 et 26 novembre. Il a le cépage. Il a mis ses lunettes pour lire les petits caractères helléniques sur la bouteille, «ça, ça veut dire les deux collines». Il renifle, pour le tanin et tout ça, il fait tourner le vin rouge pas cher du patron dans son petit verre à pied. Il en regarde la couleur, avec et sans lunettes, il fait tourner une gorgée dans sa bouche, il a fait «slurp» avec les lèvres et la langue, tous ces machins. Thierry Bodson a pris des cours d’œnologie, «c’était en 2007», et il a le nez fin. Du sommelier dans le garage duquel il est allé, chaque samedi pendant plus d’un an, respirer toutes sortes de fragrances, «un ancien alcoolique devenu champion de Belgique d’œnologie. Maintenant, il goûte le vin mais il n’en avale pas une goutte, c’est le meilleur». Il se rappelle l’adresse, «c’était sur la route de Tongres». Il a dû en mémoriser cinquante. Dans les éprouvettes, il y avait même une odeur de pneu, il les connaît toujours, presque 20 ans après. Il se souvient de toutes. Mais il ne revient pas sur le nom du prof qu’il a vu chaque samedi pendant plus d’un an. «Non mais merde, allez… C’est un nom qui est aussi un prénom, allez, rhooo…», répète-t-il trois ou quatre fois. Trois jours plus tard, à Feluy, sur un des plus grands piquets de la plus grande grève du XXIe siècle, devant TotalEnergies, il s’approche, triomphal, et dit qu’il est revenu dessus: «C’est Didier Evrard.»
Mais bien avant ce piquet de Feluy, deux heures après le débat avec Pieter Timmermans, ce dimanche soir, il était allé à l’un des premiers piquets de cet historique triptyque du front commun. Celui dressé devant l’atelier de la SNCB, à Forest, est un cas d’école, qui indique déjà que le mouvement des trois jours sera un succès stratégique. Même les sous-traitants participent au piquet. Ils ont amené de quoi faire des grillades, que Thierry Bodson, tactiquement, refuse, car il a fini son riche mezze 20 minutes avant, et de la soupe aux pois, qu’il accepte car il ne fait pas chaud, en novembre, dans la nuit forestoise, et qu’il a senti les épices parmi les fragrances de gros pois. Il sait déjà que ces trois jours seront un succès stratégique parce qu’il y a beaucoup de viande au piquet de Forest, parce que 50% des travailleurs des chemins de fer se sont déclarés en grève, «contre 35% lors de l’action précédente» dans les transports publics. Il a déjà le tableau en tête, parce que «le mouvement intéresse beaucoup à l’étranger». Il a même reçu un message de félicitations de son homologue du Trade Union Congress britannique, «un type génial, secrétaire général du TUC depuis trois ans maintenant, fan de Deep Purple, comme moi, on avait passé une soirée incroyable après un congrès européen à Rome, dans un bar à réécouter leurs classiques, on est devenus potes. Comment il s’appelle encore? Attendez. Hum. Polak, je crois. Ou un truc comme ça. Attendez…», il prend son téléphone, met ses lunettes, retrouve l’e-mail de son pote, ainsi que son nom: Paul Nowak.
18 heures
Lundi 24 novembre. Thierry Bodson débat dans les médias pour la deuxième fois en 24 heures avec Pieter Timmermans, le patron de la FEB. Et pour la deuxième fois en 24 heures, il le taquine.
«Tu avais raison, Thierry»
Moins de douze heures plus tard, lundi, il est à son bureau transformé en situation room, au cinquième étage, rue Haute, pour une première journée d’action bouleversée par un accord budgétaire auquel personne ne s’attendait, même pas Pieter Timmermans et lui, la veille au soir, sur RTL. Ils se retrouveront à 18 heures, à la RTBF. Ils devaient parler de la grève, ils y parleront du budget. A cause de Bart De Wever, qui jure qu’il «n’a pas pensé une seule fois» à la grande grève qu’organisent Thierry Bodson, la FGTB et les deux autres syndicats, Thierry Bodson et les autres bouleversent leur agenda de combat. Thierry Bodson a annulé toutes les réunions programmées. Il suivra la première des trois journées d’action de moins près que prévu, et le tableau budgétaire du gouvernement fédéral de beaucoup plus près, avec ses lunettes, son carnet gris à tranche rouge, son stylo à bille, son porte-mine et ses feuilles volantes. Le tableau, que beaucoup de journalistes n’ont pas encore reçu, est imprimé sur des feuilles A3, dépliées sur la table ovale de son bureau, dont une des portes communique avec un autre bureau, qui communique avec celui de Bert Engelaar, patron de la FGTB flamande depuis peu, monté sur piles –«Il leur a déjà mis quelques fameux coups de pied au derrière», rigole Thierry Bodson quand il parle de lui et de ses camarades flamands. «Faut que j’y aille, je dois me connecter pour le bureau de Vooruit», dit Engelaar avec son accent flamand avant d’y aller, et «rhoo vous auriez dû voir la tête de Conner quand il a vu la mienne s’afficher, surtout quand il a dit qu’ils avaient sauvé l’index», dit-il après être revenu.
A la table ovale, devant le tableau budgétaire sur des feuilles A3 dépliées, il y a Thierry Bodson, sa cheffe de cabinet, le directeur du service d’études, une experte budgétaire et la porte-parole, parce qu’il faut lancer une note de synthèse à envoyer aux membres du bureau à 16 heures, et un communiqué de presse à finir très vite. Il faut aussi un tract encore plus vite, parce que certaines centrales en ont déjà publié sur les réseaux sociaux. Gradué en compta de la haute école de la Ville de Liège, Thierry Bodson n’est jamais meilleur qu’avec des chiffres. Il dit que toutes ces mesures seront «d’une complexité énorme», il demande de faire des calculs dont il a déjà le résultat en tête, quand ça ne colle pas c’est que les autres se trompent. Il fait sa règle de trois sur le salaire médian à partir d’un tableau et de son smartphone, et «sur le salaire médian, tu avais raison, Thierry», lui dit-on à la table ovale. «Sur la réforme fiscale, ce sera maximum 90 euros, tu avais raison, Thierry», lui redit-on à la table ovale.
«Non mais, moi, les noms, j’y arrive pas. En revanche, pour les chiffres, ça va.»
Il sort de son bureau parce qu’il téléphone à un journaliste qu’il briefe sur les effets de la hausse des accises sur le gaz pour un ménage moyen, et parce qu’il va se préparer un café à la machine. Il y entre à nouveau en discutant au téléphone d’un protocole d’uniformisation des statuts des secrétaires régionaux, il sort car il téléphone à Jean-Pascal Labille pour lui annoncer qu’il ne sera pas à la réunion aux mutualités, il rerentre et demande si ses collègues ont bien intégré les pécules de vacances et les treizièmes mois à leurs calculs, parce que leur compte n’est pas bon, là, et puis, il ressort pour rappeler quelqu’un d’autre pour savoir si 7h30 ça lui va pour le bureau d’urgence sur le budget de demain matin, puis il rererentre, on lui dit «tu avais raison, Thierry, pour les treizièmes mois», et il regarde un bout du projet de note et dit que «ce qui est bien, là, c’est que vous tombez sur le même chiffre que Philippe Defeyt, vous avez lu sa note?», demande-t-il, parce que lui l’a lue mais eux sans doute pas. Puis il recroise Bert Engelaar, «à ton avis, Bert, c’est combien la contribution des sterkste schouders, des épaules les plus larges», et Bert Engelaar l’ignore, «762 millions d’euros, tiens!, 8% de l’effort», lui dit la fierté du graduat en comptabilité de la haute école de la Ville de Liège. Puis il se rassied, il regarde le tableau budgétaire, son carnet, ses notes sur des feuilles volantes, le projet de note pour le bureau du lendemain à 7h30, et il dit: «Oh merde, j’ai laissé mon café dans la machine», où il stagne depuis 20 minutes au moins.


Plus tard dans l’après-midi, il a un peu de temps pour préparer son émission à 18 heures sur RTBF-La Première, son deuxième débat en 24 heures contre Pieter Timmermans. L’émission, c’est Le Monde en direct, «Avec Julie. Julie comment? Allez, Julie… Merde! Non mais, moi, les noms, j’y arrive pas. Je ne reviens jamais dessus, les noms je les écorche, les prénoms, je les confonds, je les oublie. Je suis le Goethals du syndicat», dit-il, avant d’ajouter que «en revanche, pour les chiffres, ça va», puis il se fout à rire.
«Morelle, oui, c’est ça, Julie Morelle!» Il rouvre son petit cahier gris avec une tranche rouge, et il y note quelque chose au stylo à bille. A côté, il a son porte-mine, c’est avec celui-là qu’il écrit les choses les plus importantes, «stratégiques». Sur des feuilles volantes, qu’il agrafe systématiquement pour les glisser dans son carnet gris à tranche rouge, il met quatre ou cinq points, les quatre ou cinq idées qu’il compte développer pour coincer Pieter Timmermans. Il fait ça pour chaque intervention, dans les médias, sur un piquet de grève, à une réunion ou sur le podium d’une manif. Le Goethals qui parle là est un maître tacticien, et un sacré calculateur. Quand on lui dit qu’un syndicaliste avait dit de lui qu’il jouait cinq parties d’échecs en même temps, il prétend qu’il sait qui c’est, et il se trompe mais il est content, il sourit. C’est Thierry Bodson.
4h45
Mercredi 26 novembre. Thierry Bodson déjeune avec deux œufs crus, qu’il bat en silence pour ne pas réveiller sa famille. C’est sa dernière journée de grève comme patron de la FGTB.
C’est un habile conducteur aussi, qui passe ses journées au volant de sa Skoda, et qui arrive à la RTBF plus tôt, et par un autre chemin, que ce que lui recommandait Waze, à travers le centre de Bruxelles vers le boulevard Reyers, un jour de grève des transports publics, à 17h30. Il conduit à l’aise et, avec sa porte-parole, il repasse ses arguments, ceux de la veille sur RTL, bouleversés par le budget pluriannuel de Bart De Wever. «Je ne comprends pas pourquoi les patrons ne me répondent jamais ça», se demande-t-il quand il se félicite de toujours leur dire qu’en Belgique les salaires ne représentent que 20% des coûts de production, mais on ne peut pas dire de quel contre-argument il s’agit, c’est un secret tactique.
Sur le budget, «hmm, l’angle d’attaque ne doit pas être celui qu’on a pris jusqu’ici», dit-il, tactiquement, à sa porte-parole. «C’est-à-dire?», interroge-t-elle, et elle est inquiète parce qu’elle peaufine les angles d’attaque depuis le matin. Il répond mais, en réalité, c’est presque le même angle d’attaque, puis il se gare, il sort de la Skoda, «ah non hein, là je ne vais pas mettre mon veston, c’est pour la radio», lance-t-il à sa porte-parole. Elle avait déjà réussi à le convaincre de passer chez le coiffeur avant sa semaine folle. Il avait concédé, toujours tactiquement, sur les cheveux, pour pouvoir refuser le veston.
Dimanche, à RTL, il avait taquiné Pieter Timmermans, qu’il connaît bien depuis tout ce temps et qui se tracassait du score du match d’Anderlecht. «Même en foot tu fais les mauvais choix», lui avait-il dit, au maquillage, parce qu’il est liégeois et standarman, «à cause de ma mère», lui. Lundi, dans le patio de la RTBF, Pieter Timmermans et lui déplient le même tableau budgétaire imprimé sur une feuille A3, mais les annotations sont différentes, et ils sont tous les deux mécontents, ce qui mécontente Thierry Bodson. «Oui, oui, mon secteur bancaire est déchaîné sur la taxe sur les banques!», insiste le patron de la FEB. Ils ont chacun pris leurs renseignements et passé leurs coups de fil dans les cabinets ministériels. «Sur leurs deux sauts d’index, j’ai demandé comment ça fonctionnerait selon les commissions paritaires et tout ça, et ils m’ont dit qu’ils comptaient sur nous», dit Thierry Bodson à son interlocuteur social, avec un sourire piquant. «Ils comptent sur qui, sur vous?», s’inquiète Timmermans en pointant le président de la FGTB. «Ah non, sur nous», fait Bodson en les désignant tous les deux, et en riant, à l’aise dans sa manœuvre comme s’il garait sa Skoda.
«Les gars, il fait 40 piquets, il ne va pas boire un peket par piquet, hein.»
«Isabelle, amaretto!»
Comme Goethals avant son ultime finale, le tacticien qui sait compter entame sa dernière grève nationale à 4h45 du matin, le mercredi 26 novembre, par deux œufs crus, salés et poivrés, battus dans le silence. Un silence tactique, comme le choix de ce qu’il mange pour ne pas réveiller sa femme et leur fille quand il se prépare ces juteuses protéines. Quand il démarre à 5h45 de sa petite maison, dans la campagne d’Héron, il a bien sûr préparé les quatre ou cinq points de ses interventions du jour, sur des feuilles volantes rangées dans son carnet gris à tranche rouge. Il y a du monde à l’intérieur de la Skoda, parce qu’une équipe vidéo suit la dernière finale du Goethals du syndicat, et il fait fort froid à l’extérieur. La factrice est déjà passée, elle a posé dans le coffre ouvert de sa Skoda le journal qu’il lit toujours le plus attentivement, L’Echo, imprimé exceptionnellement sur du papier blanc et pas rose comme tous les autres jours de l’année, un signe du succès de la grève. Un autre signe du succès des trois jours d’action datait de la veille: parce que sa factrice était en grève, c’est un intérimaire qui était venu lui déposer ses journaux. Il conduit bien sur les toutes petites routes hesbignonnes, et il file d’abord vers Charleroi, ensuite vers la région du Centre. Tout est tactique, comme le choix d’où il va. La veille il s’était arrangé avec «Sélé», sa successeure, à la manifestation de la CGSP à la gare de Namur. Elle irait à Villers, sur le zoning, en province de Liège, puis chez Materne à Floreffe, province de Namur, et puis, elle pourrait filer vers La Louvière, province de Hainaut, devant le Cora où ils se rejoindraient. Thierry Bodson avait là trois échiquiers utiles, avec une solide base de soutien, il les a toujours, elle devra, pense-t-il sans doute, s’assurer de les conserver.
Tout est tactique, comme le choix de ce qu’il boit, et surtout de ce qu’il ne boit pas, parce que «la journée sera longue, faut que je sois au top si on m’interviewe au 13 heures ou au 19h30», et il a raison, parce que les piquets sont toujours bien approvisionnés en tout, et que la fraternité dans la lutte se scelle souvent en trinquant. A Gosselies, devant l’aéroport, Thierry Bodson ne veut ni bière ni rien, pas même une petite goutte qui tient chaud, et pas non plus un bout de gâteau, pendant qu’il discute avec le patron wallon de la centrale des métallos, Hillal Sor, un des plus hostiles aux plus mollassons, et avec le patron de la centrale des transports, le Flamand Frank Moreels, un des plus hostiles aux plus énervés, tous les deux ravis –le premier que le mouvement soit si vaste, le second qu’il soit si maîtrisé.
A Jumet, devant le zoning, un copain appelle une Isabelle. «Isabelle, Amaretto!», crie-t-il. Isabelle arrive avec l’Amaretto chaud dans une thermos, elle demande à Thierry Bodson s’il veut améliorer le café qu’il prend avec un croissant, mais Thierry Bodson répond non, et il renifle bien son café, réminiscence de sa formation d’œnologue de 2007, pour être sûr qu’on ne lui a pas amélioré en cachette. A la Sonaca à Gosselies, on lui propose un peket, il prendra juste une eau, «les gars, il fait 40 piquets, il ne va pas boire un peket par piquet, hein», dit un camarade versé dans l’allitération.
Au QG carolo de la grève, à la Ville-Basse, avec Vincent Pestieau, secrétaire régional de la FGTB carolo, réputé peu hostile au PTB, qui énumère les errements du PS, il plaisante de cette notion d’écosocialisme jadis fort promue par Paul Magnette. Le Goethals du syndicat dit qu’en décembre, il a encore un colloque sur ce thème «avec un sociologue, allez c’est comment encore?», et surtout deux comités fédéraux et plusieurs bureaux, et qu’il fera tout pour que le calendrier de janvier soit «costaud». Puis il s’en va, sans passer par le centre commercial Rive Gauche. Il arrive à La Louvière, sur la place communale, d’où un cortège de plusieurs centaines de manteaux rouges démarre en file indienne dans la rue Achille Chavée, pour arriver au Cora.
C’est là que Thierry Bodson, le nez un peu violacé par le froid, les jambes un peu électrisées par un début de sciatique, dressé sur une petite estrade, fait sa dernière intervention de tribun en action. Il sort ses quatre ou cinq points de la poche de sa parka rouge. «Je suis de la vieille école, il me faut des papiers», et ses quatre ou cinq points, c’est pourquoi il a «choisi le Cora»; c’est que «le gouvernement est un gouvernement d’amateurs fous et dangereux»; c’est que «ce n’est pas parce qu’ils ont un budget qu’ils ont raison»; et c’est que «nous avons élargi le combat syndical, la majorité de la population adhère à nos critiques, il faut que le 9 décembre on soit en capacité de vous annoncer de quoi sera fait le début de 2026: on peut gagner à condition de ne pas s’éteindre en 2026». A Cora, il est déjà midi, une dame lui dit «il y a un barbecue, Thierry, prends une saucisse», et il prend seulement un Coca Zéro.
Puis à Feluy, devant TotalEnergies: «Une bière? Ou une brochette, Thierry? T’as rien mangé!», dit le préposé aux grillades. «T’inquiète pas pour moi!», lui répond le tacticien qui pense tout haut à une «petite tavola italienne» qu’on lui promet à La Louvière. «Je vais quand même me prendre une microbrochette, allez», craque-t-il, et il ouvre aussi une Jupiler presque gelée par un vent si froid que l’équipe vidéo arrête de filmer son nez quand il repart vers sa Skoda.


«Je prends la bagnole et on remonte à Beez»
Car tout est tactique comme le choix de ce qu’il mange le matin, et comme où il mange le midi, heure largement dépassée lorsqu’il s’assied à la table d’une petite tavola de La Louvière. A plusieurs petites tables, en fait, où il s’assied sans jamais rester, car le dernier jour de grève de celui qui joue sur cinq échiquiers en même temps est aussi un jour où il dîne à trois tables de tavola simultanément. Une où nous sommes avec «Sélé» et où il laissera refroidir de très bons morceaux de pizza, qu’il mangera sans finir son verre de vin rouge des Pouilles, un où est assise l’équipe vidéo où il discute de ce sur quoi il faut communiquer ou pas, et une où sont assis deux responsables de la régionale du Centre de la FGTB où il parlera un peu moins fort en ne terminant pas son verre de vin blanc sec.
Il est dehors, au téléphone pendant une heure, tandis que les trois tables sont servies et desservies d’antipasti et de pizzas, vraiment très bonnes. La tavola vaut bien trois tables, car La Louvière est aussi la capitale du Centre, et la puissante régionale est au cœur de la rationalisation géopolitique à la FGTB. Elle a déjà noué des collaborations avec celles de Mons-Borinage, celles du Brabant wallon, et peut-être bientôt celle de Wallonie picarde, pas les moins hostiles au PTB, et là, à ces petites tables, Thierry Bodson rigole un peu moins des errements du PS. Il rigole encore beaucoup moins quand il apprend qu’un gréviste, dans la région de Charleroi, s’est fait défoncer le crâne à la barre de fer par un agresseur qui voulait forcer un piquet. Il est à l’hôpital avec six points de suture. Thierry Bodson prend de ses nouvelles, mais il ne veut pas faire du bruit sur cette agression antisyndicale, «parce que sinon on ne parlera pas du fond des actions». C’est tactique, donc, tout comme son refus du «dernier petit verre du patron», un comble pour un syndicaliste en pleine dernière finale, finalement assis pour manger son repas de midi, quelques bouts de pizza refroidie, vraiment très, très bons, à plus de 15 heures, avec deux œufs crus avant 5 heures et une microbrochette vers les 13 heures dans le caisson. «Je suis indépendant, mais je vous soutiens à fond», assure le patron. Thierry Bodson dit «non, non», à l’Averna et à la grappa barriquée, il se lève, «Allez, je prends la bagnole et on remonte à Beez», et tout le monde est un peu triste parce que c’est bon, l’Averna ou la grappa barriquée. Dans la voiture, il se félicite que la FGTB soit aussi décentralisée, mais pour s’en plaindre. «Notre richesse, c’est qu’on n’a pas un chef, on en a beaucoup», sourit-il en soupirant en même temps.
«Maintenant, j’appelle Marie-Hélène»
Beez, c’est le siège wallon de la FGTB. Il est bien 17 heures quand il arrive. C’est la grève, donc les bureaux sont vides. Là, il ne reste que «Sélé», sa porte-parole, et une responsable de l’interrégionale. Mais il faut «tordre le bras», on pourrait dire, mais là il ne le dit pas, aux camarades du Front commun syndical, dont le projet de communiqué semble fort mollasson au Goethals du syndicat. Il trouve une bouteille de vin rouge, il se sert un verre, il entre dans un bureau vide avec sa porte-parole, et s’installe devant l’ordinateur pour refaire un projet de communiqué moins mollasson, puis il part dans un autre bureau vide avec le verre qu’il n’a pas encore fini. «Maintenant, j’appelle Marie-Hélène pour voir ce qu’elle a pensé de la journée», il a son carnet mais il n’a pris que son bic pour noter. Quand il revient, il a fini son verre et il prend son porte-mine, parce que la CSC n’a pas l’air de spécialement vouloir communiquer, ni d’avoir fort envie que le mouvement reprenne fort en janvier.
Alors il appelle la CGSLB, pour savoir si le syndicat libéral est d’accord avec son projet de communiqué. A 18h11, il s’enferme dans un troisième bureau pour faire avec la RTBF un topo de la journée, sa dernière journée de grève. «Si on avait envoyé ce communiqué, je n’aurais pas eu à le faire, ça», dit-il. Puis il sort, et la CGSLB est d’accord avec son projet de communiqué, à quelques remarques près, «évidemment, je vais leur donner, ces remarques», et il rappelle la CSC pour dire que la CGSLB est d’accord avec son projet de communiqué. Alors, la CSC est obligée de dire qu’elle est d’accord aussi. Ce communiqué du Front commun qui appelle à de nouvelles actions en janvier lui sera utile, pour tordre quelques bras mous, au comité fédéral du 9 décembre et il rebouche la bouteille de rouge: sa dernière journée de grève est réussie.
Alors il peut rentrer à Héron. L’heure des JT est passée quand il se gare devant chez lui, à hauteur du poulailler où ça travaille dur, d’ailleurs il a douze poussins à donner. Il ouvre le coffre de sa voiture pour reprendre ses affaires. Il revoit L’Echo, imprimé pour une fois sur du papier blanc. «Non, ça sera un beau comité fédéral, le 9 décembre, vous allez voir» Goethals a gagné sa dernière finale.















