dimanche, septembre 8

Ils sont des milliers à se porter candidats pour représenter le personnel, à l’issue des élections sociales de mai, dans les conseils d’entreprise et comités pour la prévention et la protection au travail. Un travail exigeant, parfois ingrat. Et bénévole.

Ils racontent presque tous la même histoire: au début, ils n’y pensaient pas. «Je ne me sentais pas l’âme syndicale, se souvient Corine, assistante sociale et représentante CNE dans le non-marchand. Mais j’intervenais parfois, sans mandat, lorsque des problèmes de bien-être des travailleurs se posaient. Je suis incapable de me taire pour certaines choses. Alors, quand le syndicat m’a approchée, je me suis dit: « pourquoi pas »

Réflexion similaire pour Pierre (1), 55 ans, délégué depuis 23 ans dans le secteur automobile. «Quand on voit des inégalités de traitement au travail ou des règles non respectées, on a naturellement envie de corriger ça », relate-t-il. On peut aussi se lasser de râler et se dire que cela vaudrait la peine, au moins une fois, de mouiller sa chemise pour essayer d’améliorer les choses. «Effectivement, sourit Katy, 37 ans, déléguée CNE dans une chaîne de magasins de bricolage, je râlais souvent et j’interpellais les gens pour tenter de trouver des solutions. Bref, je faisais déjà le boulot sans le savoir. Alors, je me suis lancée: au moins, si je continuais à râler, ce ne serait pas en étant restée les bras croisés.»

Il suffit souvent qu’un délégué du personnel vienne taper sur l’épaule de ces futurs candidats et leur propose de discuter autour d’un café pour qu’ils franchissent le pas et se présentent aux élections sociales. «Ce sont d’abord des gens qui se préoccupent du collectif et identifient spontanément les problèmes dans l’entreprise», résume Marie Schmit, formatrice chez les Métallos francophones de la FGTB. Par exemple, ils se rendront compte que des ascensoristes censés opérer en équipe de deux sont envoyés seuls en mission. Alors ils questionnent et découvrent leurs droits.

L’importance de la formation

L’envie et la nécessité de connaître ces droits semble jouer un rôle moteur dans la motivation des candidats aux élections sociales. «Me présenter au scrutin était pour moi une manière de m’insérer dans l’organisation de l’hôpital parce qu’on n’est pas toujours au courant de la législation sur le travail, illustre Joseph, infirmier aux Cliniques universitaires Saint-Luc et désormais représentant syndical. Si on nous dit que nous avons 30 minutes pour manger le midi, personne ne peut deviner que légalement, c’est 45 minutes.»

Sauf si on le découvre à travers les formations que les organisations syndicales proposent à leurs ouailles. De quoi calmer l’appréhension de ceux qui ne se pensent pas à la hauteur faute de compétences – la législation relative au travail est si complexe! Tous les représentants du personnel interrogés se disent mieux formés et informés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient au départ sur le plan de la concertation sociale, des droits des travailleurs, de la fiscalité, de l’économie, de l’Europe mais aussi pour décrypter des enjeux politiques et idéologiques.

«On ne veut pas seulement en faire des techniciens du social mais aussi des citoyens.»

Marie Schmit, formatrice chez Métallos FGTB.

«On ne veut pas seulement en faire des techniciens du social mais aussi des citoyens, résume Marie Schmit. On favorise leur compréhension des enjeux. Par exemple, lors d’une formation sur la discrimination et le racisme, on les met en garde contre l’extrême droite. Nous commençons par une formation de base, car la plupart des élus ne sont au courant de rien. Ils constatent des problèmes dans leur entreprise, en matière de sécurité, d’horaires ou de rythme de travail et ont envie d’en savoir plus. C’est en formation qu’ils comprennent leurs droits. Les délégués sont surtout impressionnés par le décalage entre les droits sur le papier et la réalité de terrain.»

Elections sociales: un bouclier qui vaut ce qu’il vaut

La protection particulière dont bénéficient les candidats et les élus aux élections sociales (2) n’est jamais la première motivation avancée par ceux qui se présentent aux votes de leurs collègues. «La plupart du temps, abonde Ariane Fry, conseillère à la cour du travail de Liège et maître de conférences en droit des relations collectives à l’ULiège, les motivations des candidats sont nobles. Il y en a d’ailleurs certains avec lesquels il est intéressant de travailler parce qu’ils font avancer l’entreprise, ce que les employeurs apprécient. Mais il y en a aussi qui espèrent un avantage personnel, puisque la protection – qui commence à courir dès avant le scrutin – peut représenter jusqu’à huit ans de préavis. Certes, un licenciement de représentant du personnel peut toujours se produire, mais dans la vraie vie, on ne le fait pas, sauf avec un dossier en béton armé, parce que ça coûte très cher et que le retour de flammes dans l’entreprise est très violent. Se présenter sans motivation comme candidat ne suffit toutefois pas à être élu.»

De leur côté, les délégués du personnel (3) interrogés assurent que l’argument de la protection offerte aux candidats pour l’exercice de leur mandat syndical ne pèse pas. D’abord parce qu’elle n’empêche pas le licenciement. D’aucuns témoignent d’ailleurs d’entreprises qui virent les délégués élus dès le scrutin social terminé. La plupart refusent les candidats qui avanceraient cette raison de se présenter. «Ceux qui se présentent pour ce motif, je les en dissuade aussitôt, affirme Pierre. Je les informe plutôt des désavantages de la fonction.» «Dans le secteur du métal, embraie Marie Schmit, les candidats savent quel boulot abattent les délégués. Quand ils comprennent l’enjeu de l’engagement syndical, ils ne se portent plus candidats. Les égoïstes ne tiennent pas la distance.»

Pour Corine, l’idée d’une protection contre le licenciement n’a pas joué du tout. «Si on s’exprime correctement face à une direction, il est possible de ne pas se mettre en danger, assure-t-elle. Mais cette protection permet tout de même de dire des choses qu’on ne se permettrait pas sans cela.»

Et les collègues?

S’ils s’attendent éventuellement à ce que leur participation aux élections sociales ne plaise guère à leur direction, les candidats redoutent davantage la réaction de leurs collègues. Une fois élus, ils ne seront en effet plus disponibles à temps plein pour leur mission principale, ce qui pourrait faire grincer quelques dents. Les collègues de travail sont parfois ceux qui mettent aussi le plus la pression sur leurs représentants. «Les gens disent rarement merci et sont très exigeants. C’est un peu ingrat», concède Stephano, délégué FGTB dans l’aéronautique. Surtout que certains travailleurs menacent de se désaffilier – et se désaffilient d’ailleurs au profit du syndicat rival – au cas où ils n’obtiendraient pas ce qu’ils souhaitent de leurs représentants! «Il y a effectivement des choses désagréables dans notre mission, confirme Pierre. Notamment quand on essaie de faire comprendre à certains membres du personnel très énervés qu’ils ont tort et n’obtiendront rien à agir de la sorte.»

C’est que le personnel n’a pas toujours conscience de la marge de manœuvre dont disposent leurs représentants. Même en consacrant beaucoup de temps et d’énergie à défendre leurs collègues et en luttant pied à pied avec une direction, ceux-ci ne peuvent pas faire de miracle. Ils n’ont pas prise sur tout. «Le personnel attend parfois trop des délégués, constate Marie Schmit, et pensent qu’ils ont des solutions à tout. Parfois, les délégués obtiennent, par exemple, une prime pour le personnel, qui la juge décevante.» On attend d’eux qu’ils soient disponibles quasi jour et nuit, et résolvent des problèmes d’horaire, de sécurité, de vêtements, mais aussi des démarches administratives.

«Les gens disent rarement merci et sont très exigeants. C’est un peu ingrat.»,

Stephano, délégué FGTB dans l’aéronautique.

Alors, il arrive aux délégués du personnel de passer par des phases de découragement. Parce qu’il est vain de courir tous les lièvres à la fois et qu’il vaut mieux se concentrer sur des combats prioritaires, ce que tous les travailleurs ne comprennent pas. Parce que malgré l’énergie investie, les objectifs ne sont pas atteints. Parce que le rôle, très chronophage, déteint souvent sur la vie personnelle. Parce que les informations économiques les plus importantes ne sont pas toujours communiquées aux membres du conseil d’entreprise, au motif qu’elles sont estampillées confidentielles. Parce qu’avec les crises successives, il est devenu beaucoup plus difficile de négocier avec les directions. «J’avais arrêté de fumer, confie Stephano. J’ai recommencé au moment de la crise du Covid, lorsqu’il a été question de licenciements. On a le cerveau tout le temps occupé. On n’a plus la même tranquillité d’esprit qu’avant .»

Si c’était à refaire

Arrivés à la fin de leur mandat, tous les délégués du personnel interrogés assurent qu’à refaire, ils resigneraient tout de suite. «J’ai pris goût à ce mandat alors qu’au départ, je n’avais pas d’attentes particulières, analyse Katy qui se représente cette année. J’avais peur de me planter: en tant que déléguée, je ne représente pas que moi mais l’ensemble des travailleurs. Les formations m’ont permis d’apprendre. J’ai davantage confiance en moi et moins peur de me tromper. Il ne s’agit pas, en tant que représentante du personnel, d’agir contre quelqu’un mais d’être médiatrice pour arrondir les angles et améliorer les relations entre le personnel et la direction.»

A l’heure de dresser le bilan, même si tous auraient voulu faire plus et mieux, les élus de 2020 se disent fiers du boulot abattu. «Aucun licenciement n’est intervenu chez nous, constate notamment Stephano. Et on a peut-être sauvé des vies en augmentant la sécurité du personnel.» Les délégués sont souvent étonnés par le nombre de cas individuels qu’ils ont eu à résoudre par rapport aux questions collectives, primes, chèques-repas et installation de douches comprises.

«Il ne s’agit pas, en tant que représentante du personnel, d’agir contre quelqu’un mais d’être médiatrice.»

Katy, déléguée CNE dans une chaîne de magasins de bricolage.

Au-delà de ces considérations factuelles, tous les délégués interrogés se disent plus convaincus que jamais de l’importance de la présence syndicale dans l’entreprise et de la démocratie sociale. Un contre-pouvoir qui veille à ce que la direction ne fasse pas toujours ce qu’elle veut en fonction de ses seuls critères. «A mon premier conseil d’entreprise, se souvient Corine, je me sentais toute petite. Ensuite, on se rend compte qu’on a aussi du pouvoir. J’ai l’impression aujourd’hui de pouvoir déposer des questions au plus haut dans l’institution. On nous dit parfois que les choses fonctionnent comme ça depuis toujours. On les a quand même changées!» Il est vrai que dans les petites structures, les délégués du personnel, avertis par leur organisation syndicale, sont parfois informés de changements législatifs alors que leur direction ne l’est pas. «Tout dépend alors des employeurs, remarque Ariane Fry. Certains font des délégués des alliés, d’autres pas.»

«Certains employeurs font des délégués des alliés, d’autres pas.»

Ariane Fry, maître de conférences à l’ULiège.

Mais on ne fait pas l’économie d’un rapport de forces. Son apprentissage incite d’ailleurs des délégués à voter lors des scrutins politiques alors qu’ils ne le faisaient pas auparavant. Un rapport de forces qui protège les délégués lorsque certaines directions leur mettent des bâtons dans les roues et qui leur permet, par la négociation, d’améliorer le sort du personnel. «La violence et les cris ne règlent rien, assure Pierre. C’est la négociation qui donne les meilleurs résultats. Il faut prendre les choses avec recul, sinon, on n’en dort plus. Aujourd’hui, peu de choses me font encore peur.»

Tous les élus attendent du personnel qu’il se manifeste en nombre lors du scrutin social. «Car voter, c’est montrer qu’on soutient les syndicats, affirme Katy. Les directions suivent attentivement le nombre de personnes qui votent dans leur entreprise. C’est un vrai contre-pouvoir.» «Les délégués sont incontournables pour améliorer globalement la société, enchaîne Marie Schmit. Si on voyait tout ce qu’ils obtiennent chaque jour! Ils sont déterminants pour la démocratie.»

Le scrutin social est en tout cas le premier et seul lieu où chacun peut voter, quel que soit son statut et son origine. «La démocratie sociale doit aussi fonctionner dans le non-marchand», insiste Joseph, infirmier et délégué permanent. Désormais absorbé par son mandat syndical à temps plein, il n’exerce plus comme soignant. «C’était difficile durant les premières semaines. J’ai dû tourner la page. Je n’ai plus de contacts avec les patients mais j’écoute toujours autant. Finalement, chercher une solution pour un patient ou pour un membre du personnel en difficulté, c’est un peu pareil…»

«On a changé des choses dont on nous disait qu’elles fonctionnaient comme ça depuis toujours dans l’entreprise.»

Corine, représentante du personnel et assistante sociale.

(1) Prénom d’emprunt.

(2) Un candidat aux élections sociales, élu ou non, bénéficie d’une protection contre le licenciement. Celui-ci n’est autorisé que pour faute grave ou raisons économiques et techniques, les motifs doivent avoir fait l’objet d’une reconnaissance préalable par l’organe paritaire.

(3) Pour des questions de facilité, les représentants du personnel seront appelés délégués, même s’ils ne sont pas membres de la délégation syndicale.

Partager.
Exit mobile version