dimanche, décembre 15

Avant de récolter les fruits de sa stratégie à long terme, l’atypique groupe Colruyt devra d’abord accroître sa part de marché en Belgique, rappellent ses récents résultats en demi-teinte. Il lui faudra affronter des défis délicats.

Une énigme. Voilà comment Pierre-Alexandre Billiet, le CEO de Gondola, plateforme d’information sur le retail, résume la réussite de Colruyt en Belgique. «Des professeurs issus d’universités de renommée mondiale viennent nous voir pour tenter de comprendre, glisse ce fin connaisseur du secteur. Car Colruyt a toujours été un drôle de canard pour les experts. Pendant longtemps, c’est un distributeur qui a affiché un chiffre d’affaires et une marge au mètre carré parmi les plus élevés au monde.» Mais dans l’univers hyperconcurrentiel de la consommation, aucune recette n’est éternelle. C’est aussi ce que démontrent les derniers résultats semestriels du groupe. Si le cours de l’action a perdu 8,25% mercredi dernier, le bilan n’a toutefois rien de catastrophique à ce stade.

Une part de marché en recul

Coté pile, les magasins Colruyt (qui comprennent aussi les enseignes Okay, Spar et Comarché) ont perdu 0,4% de part de marché (31,2%) au premier semestre 2024. Côté face, le groupe reste le leader partout en Belgique. Côté pile, le résultat d’exploitation (245 millions d’euros) s’est certes contracté de 4,8% sur une base annuelle. Côté face, il s’avère supérieur à ce qu’anticipaient les analystes. Et si son chiffre d’affaires a lui aussi baissé de 0,5% au premier semestre, celui-ci avait augmenté de 11,9% sur l’ensemble de l’exercice 2023-2024, atteignant alors 10,8 milliards d’euros. En juin dernier, l’entreprise attribuait cette progression à l’inflation alimentaire, à une hausse de la part de marché et à la consolidation de Newpharma (pharmacie en ligne) et du grossiste Degrenne Distribution. Cette fois, elle pointe la baisse de l’inflation alimentaire et une augmentation des coûts opérationnels liés à la reprise des magasins Match et Smatch, devenus Comarché. En parallèle, le groupe annonçait, ce 10 décembre, la reprise des 40 salles de fitness NRG, s’ajoutant ainsi aux 40 sites déjà détenus sous la bannière Jims.

«Sur le long terme, le plan de Colruyt est de devenir le coach du consommateur belge.»

Pierre-Alexandre Billiet

CEO de Gondola

Entre les reventes de certaines participations dans le domaine énergétique (Virya Energy), du retail (Dreamland, Dreambaby) et ses autres récentes acquisitions (Bike Republic, Delitraiteur…), la trajectoire de la pieuvre Colruyt paraît bien sinueuse. Que cherche-t-elle? Après avoir investi bien des terrains, y compris les biotech, le groupe opère un recentrage manifeste sur le segment qui a toujours fait sa force, à savoir l’alimentaire. «Mais ce recentrage n’est pas une fin en soi, souligne Pierre-Alexandre Billiet. C’est un distributeur qui veut se focaliser sur la santé et la durabilité. Sur le long terme, le plan de Colruyt est de devenir le coach du consommateur belge, en l’aidant à être mieux dans sa peau, à avoir un mode de vie plus sain, à choisir de meilleurs produits pour soi et pour la planète, etc.»

Colruyt face à un dilemme

Une stratégie qui, à certains égards et à une bien moindre échelle, rappelle celle de grands acteurs américains. «Il est vrai que par le passé, Walmart et Amazon avaient eux aussi investi dans des plans de santé préventifs, avant de les arrêter, confirme le CEO de Gondola. Ces grandes plateformes se sont rendu compte qu’en temps de crise, les consommateurs et les gouvernements ne sont plus tant intéressés par le préventif que par le court terme, à savoir des promotions et des prix bas, le sacro-saint pouvoir d’achat dont nos politiciens ne comprennent rien.» D’où le dilemme auquel Colruyt doit à présent se confronter. «Ce modèle « des bienfaits d’une consommation saine et durable à long terme » étant sérieusement remis en question aux Etats-Unis, est-ce le même sort qui attend la Belgique et l’Europe? Faut-il maintenir le cap du long terme ou s’adapter à la réalité du court terme? Ou peut-on combiner les deux?» La pression inhérente à une société cotée en bourse fait plutôt pencher la balance pour le court terme.

«Colruyt est certes un leader, mais dans un petit pays totalement instable en matière de vision alimentaire.»

Il lui faudrait donc avancer dans un ordre logique. Le géant qu’est Colruyt en Belgique n’est qu’un petit poucet à l’échelle internationale. «De Walmart à Ahold Delhaize, tous les distributeurs qui réussissent aujourd’hui ont une masse beaucoup plus importante. C’est pourquoi Colruyt doit absolument pénétrer beaucoup plus en profondeur le marché belge.» Un rôle de leader d’autant plus crucial que l’écosystème alimentaire belge serait ni plus ni moins en voie d’extinction, alerte Pierre-Alexandre Billiet. Pour deux raisons: «La première, c’est que la Belgique se vide de ses centres de décisions en matière agroalimentaire, en dehors de quelques pépites belges comme Greenyard, La Lorraine ou Lotus Bakeries. Unilever, par exemple, ne compte plus qu’une soixantaine de personnes en Belgique, contre 3.000 il y a quelques années. Carrefour a placé sa centrale d’achat en Espagne, Ahold Delhaize aux Pays-Bas. Deuxièmement, il n’y a pas de politique alimentaire en Belgique. Résultat: nous estimons les achats transfrontaliers à 4,5 milliards d’euros. Colruyt est certes un leader, mais dans un petit pays totalement instable en matière de vision alimentaire. Dans de telles conditions, il est difficile de faire des plans sur le long terme.»

Pour affirmer sa place de leader, Colruyt devra encore gagner des parts de marché. Deux des trois fondamentaux seraient déjà réalisés, estime le CEO de Gondola, à savoir la création de la carte Xtra, incontournable passeport pour la connaissance du consommateur, et la diversification du réseau de magasins. «Le dernier, ce sont les ouvertures le dimanche. Le groupe Colruyt doit absolument parer à cela, en trouvant des solutions commerciales ou en matière syndicale. Sinon, bonne chance pour 2025. Tout le monde procède de la sorte, car cela fonctionne. Delhaize n’est d’ailleurs ressorti que plus fort de son opération de franchisation.  Une leçon pour toute la distribution belge, à plusieurs niveaux.»

«J’entends bien que la concurrence telle qu’elle est organisée maintenant n’est pas saine.»

Myriam Delmée

Présidente du SETCa

Pour Myriam Delmée, présidente du Syndicat des employés, techniciens et cadres (SETCa), l’ouverture le dimanche est une «régression sociale». Si la loi de 1971 qui l’encadre paraît obsolète, elle rappelle que celle-ci s’appuyait sur des études sur la protection de la santé des travailleurs. La porte n’est néanmoins pas fermée à cette éventualité chez Colruyt. «Je peux discuter de tout sans tabou. Des gens sont certainement intéressés de travailler le dimanche. Et j’entends bien que la concurrence telle qu’elle est organisée maintenant n’est pas saine. La franchisation des 128 magasins de Delhaize a créé un déséquilibre. Mais soyons de bon compte: si Colruyt ouvrait à son tour le dimanche, ses magasins ne feraient que récupérer les parts de marché perdues, sans en gagner de nouvelles pour autant.» Quel sera le coût du travail le dimanche? Restera-t-il un jour exceptionnel ou deviendra-t-il un jour normal? Tout cela doit être évoqué dans le cadre de négociations sectorielles, souligne-t-elle. «Le point d’attention sera alors de traiter toutes les enseignes de la même manière. Même si par principe, je suis contre le fait d’attacher un travailleur à son entreprise sept jour sur sept.»

De son côté, Pierre-Alexandre Billiet estime que le leadership d’un acteur de la grande distribution peut lui permettre de s’emparer de thématiques sur lesquelles le politique tergiverse. «Veut-on une diminution de la TVA sur les fruits et légumes? Des changements en matière d’emballages? Des consignes sur les canettes? Sur ces sujets, on ne ressent peut-être pas assez de leadership de Colruyt sur le marché belge, à la différence de la France, où même les numéros deux et trois s’expriment avec beaucoup d’engouement.» La consommation des ménages, conclut-il, pèserait pour plus de la moitié du produit national brut. «Dans ce contexte, on peut s’attendre à ce que les transformateurs de demain soient aussi les acteurs de la grande distribution.»

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