Quatre ans après la crise sanitaire, le secteur du non-marchand déplore encore les conditions de travail dans lesquelles il opère. Des déclarations entendues, notamment depuis un tournant opéré au début du millénaire. L’Etat, pourtant impliqué dans les négociations, n’y est pas étranger.
#ApplauseIsNotEnough, «Les applaudissements ne sont pas assez». Les travailleurs du non-marchand étaient 35.000 (25.000 selon la police) dans les rues de Bruxelles ce jeudi pour retrouver du temps et du sens. «Il faut une amélioration des conditions de travail, répète Stéphanie Paermentier, déléguée CNE. On n’a plus assez de collègues pour assurer la qualité de notre travail. Si l’on regarde les infirmières à domicile, elle n’ont plus le temps de s’asseoir auprès de leur patientelle, de prendre un café, d’avoir un échange. Pourtant, c’est dans ces moments que l’on se rend compte d’une perte d’autonomie du patient.»
Les réclamations du jour dépassent donc la revendication du refinancement pur et dur. Il est plutôt question de rendre ses lettres de noblesse à un milieu qui n’attire plus les jeunes, faute de rémunération attrayante et des conditions qui font empiéter le travail sur la vie privée. «Il y a pénurie de main d’œuvre, et cela entraine la fermeture de lits, de soins de moindres qualités, énumère parmi d’autres exemples la Secrétaire Fédérale de la SetCa, Nathalie Lionnet. Et on n’est pas du tout d’accord avec les budgets proposés par les gouvernements déjà en place au niveau des entités fédérées. Si on ne réinvestit pas le secteur, on va avoir un vrai souci de santé publique.»
Les employés sont majoritairement des femmes, en général en temps partiel. Ce qui les arrange parfois car elles ont du temps pour s’occuper de leur vie familiale, mais de nombreuses d’entre elles doivent surtout cumuler plusieurs jobs.
En l’occurrence, le secteur manquera de 120.000 travailleurs d’ici 2030. «On nous annonce 40 millions supplémentaires pour la prévention en Wallonie, poursuit la syndicaliste. Ce n’est pas ça qui va compenser des années de désinvestissement.» La Belgique aurait cependant tout à gagner à refinancer son secteur de la santé. Un euro investi dans la santé, en rapporte, suivant les projections, de 1,17 à 2,4 en termes de croissance économique.
Quand l’Etat est plus un problème qu’une solution
Comment réenchanter le non-marchand pour y attirer de nouveaux travailleurs ? Le secteur a ça de particulier que les les commissions paritaires sectorielles (ces négociations où représentants des travailleurs et employeurs négocient les conditions de travail pour un secteur entier pour plusieurs années) sont augmentées d’un troisième acteur: les pouvoirs publics. Cela fait sens, puisque le secteur non-marchand est notamment financé par l’Etat. «Ce bras financier représente les communautés et les régions, explique Anne Guisset, chercheuse de l’Université Saint-Louis spécialisée en concertation sociale. Le problème, comme on le sait, c’est que les finances publiques ne sont pas au mieux, plus encore pour les entités fédérées.» Et si en Belgique, les employeurs et syndicats du non-marchand sont généralement alignés, c’est plus avec ce troisième acteur de la négociation que ça coince en général, explique en substance la chercheuse.
Ce blocage résulte notamment d’une concertation sociale relativement jeune dans le secteur, car née aux environs des années 80, estime Anne Guisset. «Le travailleur du non marchand ne rentre pas dans l’archétype du travailleur syndiqué. Les employés sont majoritairement des femmes, en général en temps partiel. Ce qui les arrange parfois car elles ont du temps pour s’occuper de leur vie familiale, mais de nombreuses d’entre elles doivent surtout cumuler plusieurs jobs. Et, dans le non-marchand, les organisations patronales ne sont généralement pas de grosses machines.»
Des solutions complexes
Parmi les organisations patronales du secteur marchand, il y a l’Unessa, une fédération d’employeurs associatifs non marchands, qui propose une solution alternative: alléger la charge administrative des travailleurs de terrain. «[Les exigences bureaucratiques] forcent les structures à détourner leur personnel de l’action vis-à-vis des bénéficiaires vers des tâches administratives de plus en plus complexes, écrit le Directeur Général de la fédération, Philippe Devos, dans une carte blanche. Il est impératif de libérer nos équipes de ce carcan, pour qu’elles se consacrent pleinement à leur mission sur le terrain.»
Voilà une solution peu coûteuse, et qui permettrait aux travailleurs de se concentrer sur ce qu’ils savent faire de mieux. «Si l’on peut redonner du sens, des valeurs, et qu’on enlève l’inutile et l’accessoire, on peut retrouver un service de qualité», complète le Directeur Général adjoint, David Lefèbvre. «Mais c’est aussi une question de reconnaissance et de valorisation sociale, qui sont essentielles. Les différentes crises ont sans doute écorné l’image du métier.»
Alors que, selon les syndicats et les travailleurs, les besoins continuent d’augmenter et que, selon une étude de Sciensano citée par Nathalie Lionnet, 28% des travailleurs envisagent de quitter le milieu dans les deux ans à venir. «Les travailleurs estiment que les conditions de travail sont pires aujourd’hui que pendant le Covid.»
Finis, les applaudissements aux fenêtres. Finis les dessins pour les infirmières qui décorent les hôpitaux. Finies aussi, les aides familiales qui prennent le temps avec leur patient. Si les négociations calent, la manifestation de ce jeudi aura remis du cœur à l’ouvrage de ce secteur essentiel, mais il n’est pas garanti que celui-ci retournera avec force dans la rue. «Les gens ne se mettent pas en grève, chez nous. Ils quittent le secteur», conclut Nathalie Lionnet.