Plus de sept e-consommateurs sur dix abandonnent leur panier en cours d’achat. Un défi de taille pour les marques, prêtes à tout, jusqu’à l’intrusion.
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Entre deux publications Instagram, elle apparaît soudainement. La table basse idéale. Repérée trois mois plus tôt dans le salon de la voisine. Il ne faudrait surtout pas la laisser passer. Trois clics et, hop, «ajouter au panier». Mais au moment de payer, un élan de lucidité: «474 euros pour quatre planches de bois, n’est-ce pas un peu exagéré?» L’achat attendra. La prochaine paie, les étrennes ou un gain miraculeux au lotto. Ou, comme sept paniers sur dix, il finira oublié dans les tréfonds d’Internet.
En 2025, le pourcentage de paniers abandonnés en ligne atteignait en effet les 70,22%, selon l’institut Baymard, qui a compilé les résultats de plus de 50 études sur le sujet. Un chiffre qui ne surprend pas Catherine Viot. La professeure à l’IAE Bordeaux (école universitaire de management) souligne d’ailleurs qu’il s’agit d’une moyenne. «Cette proportion peut monter beaucoup plus haut pour certaines catégories de produits, comme le luxe (le secteur avec le pire taux d’abandon) ou la décoration», précise la chercheuse à l’Irgo, l’Institut de recherche en gestion des organisations. Ce pourcentage varie aussi selon l’âge (les jeunes seraient les plus concernés) et la source du trafic. Les internautes recrutés grâce à des publications sponsorisées sur les réseaux sociaux seraient ainsi plus réticents à l’achat que ceux qui ont délibérément consulté un site.
Derrière ce haut taux d’abandon se cache, en outre, une nuance. Si ce pourcentage est si élevé, c’est surtout parce que le nombre de shoppers en ligne est très grand. «Beaucoup plus de clients « entrent » dans un magasin virtuel que dans une enseigne physique, rappelle Monica Grosso, professeure de marketing à l’EM Lyon Business School. Le dénominateur de base est donc un peu gonflé, impliquant un taux de conversion réduit.»
Mais globalement, le consommateur en ligne apparaît bien plus timoré que l’image d’acheteur compulsif qui lui est parfois attribuée. Un paradoxe qui tient à la myriade de freins que comporte l’expérience virtuelle de shopping, absents de son homologue «physique».
«La démarche d’ajouter un article au panier peut entraîner un “shoot” de dopamine.»
Le succès des «paniers plaisirs»
«Derrière un écran, le consommateur aura un comportement plus passif, observe Deborah Bete, experte en marketing digital et e-commerce. Contrairement au client qui se déplace en boutique, qui aura une intention cognitive d’achat beaucoup plus prégnante.» L’internaute sera plus facilement distrait. Par appel imprévu, des pleurs d’enfant à gérer, un e-mail urgent à traiter… D’autant plus à l’heure du multitasking et des notifications intempestives. «Ces sources de distraction sont beaucoup plus fréquentes qu’on imagine, insiste Deborah Bete. Alors qu’en boutique, le client, plus concentré dans son processus d’achat, ne consultera pas ses e-mails et aura fait garder son enfant.»
En outre, surfer sur un site de vente en ligne relève parfois davantage du divertissement que de la réelle intention d’achat. A l’image du window shopper, qui fait du lèche-vitrines dans les boutiques pour passer le temps, l’internaute consulte parfois des plateformes commerciales sans être prêt à acheter. «Il se fait même parfois des « paniers plaisirs » en sélectionnant un tas de produits à son goût, tout en sachant qu’il n’en achètera aucun, note Deborah Bete. Car rien que la démarche d’ajouter un article au panier peut entraîner un « shoot » de dopamine et procurer une sensation de satisfaction.»
L’e-consommateur peut également rester coincé à la «phase d’information», qui ne débouche pas encore sur l’achat, souligne Monica Grossi. «Il sauvegarde le produit dans son panier simplement pour se rappeler qu’il l’intéresse, mais il n’en est pas encore au stade psychologique de la concrétisation.»
Un œil sur le prix
C’est souvent au cours de cette phase d’information que le panier est abandonné. Le client potentiel s’offrira un délai de réflexion, durant lequel, par exemple, il se renseignera sur la réputation du vendeur. Moins de trois étoiles sur cinq, et c’est l’assurance d’un achat avorté. Cette mise en attente est également propice à la comparaison: le produit est-il moins cher ailleurs? A des conditions plus avantageuses? «Or, en ligne, la concurrence est à un clic, souligne Catherine Viot. Il suffit d’ouvrir plusieurs onglets pour repérer le prix le plus avantageux. Le processus de comparaison est peu coûteux en investissement.»
Une concurrence d’autant plus rude depuis l’émergence du «tracking». «Si l’internaute a autorisé certains cookies, ses activités virtuelles sont constamment suivies», rappelle Monica Grossi. Les marques concurrentes ont donc tout le loisir de proposer des produits similaires à ceux qui semblent lui plaire, par des publications sponsorisées, pour «voler le client et le ramener sur son propre site».
Ces outils de comparaison encouragent in fine le consommateur à poser des choix rationnels. «On croit parfois que l’e-commerce a encouragé les achats impulsifs; en réalité, l’abondance d’informations en ligne pousse aussi à réfléchir plus attentivement», note Catherine Viot. Le commerce en ligne offre une «réduction de l’asymétrie de l’information» par rapport au commerce physique, où le client peut rarement se renseigner de manière si transparente et instantanée sur les offres concurrentes, la réputation du vendeur ou les conditions de retour, complète la chercheuse à l’Irgo.
A noter que l’e-consommateur garde systématiquement un œil sur le prix: dès qu’il remplit son panier, le montant précis à débourser se met à jour et reste affiché dans un coin du site. «Cela peut rebuter et pousser à abandonner les achats, estime Monica Grosso. Dans un magasin physique, on a rarement une idée si précise de la facture finale. Et à la caisse, il est souvent trop tard pour faire marche arrière.»
«Plus le vendeur réclame d’informations, moins l’expérience client sera optimisée.»
Des frais de port rebutants
Enfin, une expérience utilisateur qui laisse à désirer en fin de parcours peut également déboucher sur une transaction abandonnée. «Un flux de paiement peu clair, qui implique beaucoup de clics et d’allers-retours, peut susciter la méfiance et faire fuir, observe Catherine Viot. Surtout pour des sites en manque de notoriété.» Des options de paiement qui ne satisfont pas l’acheteur (carte de crédit uniquement, option ApplePay indisponible) ou l’obligation de créer un profil client exhaustif peuvent refroidir. «Plus le vendeur réclame d’informations, moins l’expérience client sera optimisée», résume Catherine Viot.
Ultime frein, et non des moindres: des frais de livraison trop élevés. «Ces coûts monétaires, soit pour la livraison à proprement parler, soit liés à des taxes d’exportation pour des produits chinois, peuvent sacrément rebuter», insiste la professeure à l’IAE Bordeaux. Même constat pour des délais de livraison trop longs, qui peuvent pousser le consommateur à aller voir ailleurs (y compris dans un commerce physique). «D’autant que sur cet aspect, les valeurs écologiques peuvent entrer en ligne de compte, soulève Monica Grossi. Si le délai est très long, le client en déduit généralement que le produit vient de trop loin et préfère abandonner son achat.»
Selon l’étude de Baymard, 39% des clients ayant laissé leur panier en plan le justifiait d’ailleurs par des frais trop élevés, alors que 21% d’entre eux évoquaient une livraison trop lente. Pour pallier ces critères de défection, Deborah Bete conseille aux marques d’inclure les frais de port dans le prix du produit. «Ça évitera les mauvaises surprises à la fin, insiste l’experte en marketing digital. Surtout s’il s’agit d’articles à 30 ou 40 euros: ce n’est pas deux ou trois euros supplémentaires dans le prix initial qui changeront la donne.»
Ce syndrome du panier abandonné représente un défi de taille pour les sites de vente en ligne. Comment donner envie au client de clôturer ses achats, sans être trop envahissant? Pour Deborah Bete, chaque vendeur doit développer une stratégie adaptée à son profil. «On ne relance pas une marque premium comme une marque mass-market, car la relation client n’est pas du tout la même, insiste-t-elle. Une marque de luxe, par exemple, ne peut pas se permettre d’envoyer trois courriels de relance, au risque de dégrader son image d’exclusivité. Elle ne doit pas renvoyer l’impression d’avoir besoin du client pour survivre.»
Parcimonie et pertinence
Globalement, la clé réside dans la subtilité et le timing des relances. «Trois e-mails en une seule journée, c’est clairement trop invasif», tranche Deborah Bete. L’idéal est d’espacer ces trois relances sur une semaine, avec un premier message qui intervient «entre 30 minutes et une heure» après l’abandon du panier. «Le client sera alors toujours dans l’intention d’achat, justifie l’experte. Celui qui a été dérangé pendant son surf peut s’y remettre quand il est à nouveau dans de bonnes dispositions, mentales et physiques, pour concrétiser son achat.»
Pour plus d’efficacité, ces relances peuvent être accompagnées de réductions, comme une remise immédiate sur le produit en question, valable seulement quelques heures. «Cette stratégie peut se révéler payante car elle donne un sentiment d’urgence aux clients», note Monica Grossi. Offrir les frais de port ou proposer un produit en cross-selling (une vente additionnelle) pour atteindre le seuil de gratuité de livraison sont également des techniques efficaces.
«Un flux de paiement peu clair, avec beaucoup de clics et d’aller-retours, peut susciter la méfiance. Surtout pour des sites en manque de notoriété.»
Au-delà des e-mails classiques, les marques investissent depuis peu d’autres canaux de diffusion, comme WhatsApp. «Cette stratégie renforce le côté instantané de la relance, moins présent par courriel», analyse Deborah Bete. Mais sa recevabilité dépend de la culture communicationnelle du public visé. «En Europe, l’utilisation du téléphone et de WhatsApp est davantage réservée aux relations personnelles, et donc la technique peut paraître intrusive, note Monica Grossi. En revanche, en Asie, c’est largement accepté. En Chine, vous pouvez même recevoir une publicité sur WeChat du magasin dans lequel vous venez de vous rendre sans que cela soit considéré comme envahissant.»
Mais dans un contexte globalisé, les marques internationales ont tendance à «répliquer leur stratégie commerciale», observe Monica Grossi, alors que cette dernière devrait correspondre aux coutumes locales et aux réalités communicationnelles de chaque pays.
E.L.












