Beaucoup d’espoirs reposaient sur leurs épaules. Flotte d’entreprise, marché de l’occasion, modèles plus abordables, fiscalité… auraient dû doper les ventes d’autos électriques privées. Ce n’est pourtant pas (encore) le cas
Au cours du premier semestre 2024, 64.429 nouveaux véhicules 100% électriques (VE) ont été immatriculés, selon Traxio, la fédération du secteur automobile et des secteurs connexes, soit une augmentation de 50% comparé à la même période en 2023. C’est 24% du marché total des voitures neuves. Sauf que 85% de ces immatriculations concernent des voitures de société (en leasing ou immatriculées directement par une entreprise ou un indépendant). Le particulier, lui, reste encore frileux. Pourtant, plusieurs facteurs, espérait-on tant du côté des autorités que des constructeurs, auraient dû pousser Monsieur et Madame Tout-le-Monde à passer (un peu plus vite) à la conduite électrique…
Le leurre des véhicules de société
L’augmentation du nombre de voitures de société électriques a commencé il y a trois ans lorsque la Vivaldi a approuvé la loi sur l’écologisation du parc automobile. A compter du 1er janvier 2023, celle-ci prévoyait une limite de déduction fiscale de 50% pour les coûts de l’essence et du diesel des véhicules hybrides rechargeables. De plus, à partir du 1er janvier 2026, seuls les véhicules à émissions nulles achetés, loués ou pris en leasing continueront à bénéficier d’une déduction fiscale. Pour ceux achetés à partir de 2027, la déduction sera réduite par étapes, pour atteindre finalement 67,5% en 2031. «La forte augmentation de la cotisation CO2 a mis un coup d’accélérateur à la transition, confirme Stijn Blanckaert, directeur général de Renta, la fédération des sociétés de leasing et de location de voitures. Depuis le 1er juillet 2023, la part des VE dans les commandes des loueurs de longue durée oscille entre 75% et 80%. L’écologisation des véhicules de société progresse donc rapidement.»
Certains espéraient voir le même phénomène se produire chez les particuliers. Si les sociétés et leurs employés avaient été séduits, et puisque les chiffres avaient bondi, pourquoi n’en serait-il pas de même pour le reste de la population? Car l’écologisation rapide des voitures de société a donné une image déformée du marché.
Si les entreprises ont pu compter sur un geste fiscal, on ne peut pas en dire autant des particuliers. Or, le prix des véhicules électriques reste une grosse pierre d’achoppement pour qui souhaiterait acquérir un VE. En Flandre, cependant, la prime régionale de 5.000 euros attribuée, durant la seule année 2024, aux particuliers qui immatriculent une voiture 100% électrique d’une valeur maximale de 40.000 euros (3.000 euros pour une occasion de moins de 60.000 euros neuve) aide clairement à la progressions des ventes, avec un bond de 157% au premier semestre 2024 par rapport à celui de 2023, selon la Febiac, la fédération de l’automobile et du cycle. Rien de tel n’existe en Wallonie. Toutefois, selon la Déclaration de politique régionale (DPR), la coalition MR-Les Engagés envisagerait de revoir la réforme de la taxe de mise en circulation enclenchée par le gouvernement précédent, avec pour objectif d’«alléger la fiscalité sur les voitures électriques, pénalisées par leur lourdeur, et les voitures neutres en carbone ainsi que d’améliorer le coefficient de soutien aux familles nombreuses». Quant au fédéral, la pression est forte pour trouver des alternatives aux accises perdues sur le diesel et l’essence. Des aides n’y seront donc pas accordées de sitôt…
«Nous comprenons que les voitures électriques ne peuvent être indéfiniment exonérées de taxes, déclare Stijn Blanckaert. Mais cela doit se faire progressivement, car la transition n’en est qu’à ses débuts. Instaurer de nouvelles taxes dissuadera les gens d’acheter un VE. Et le gouvernement n’atteindra pas la réduction des émissions nécessaire pour atteindre ses objectifs climatiques.»
L’écologisation rapide des voitures de société a donné une image déformée du marché.
Les prix restent élevés
Chez EV Belgium, la fédération pour la mobilité zéro émission, on s’inquiète. «L’écart de prix entre les véhicules thermiques et électriques est encore trop important pour renoncer aux mesures de soutien, assure le porte-parole Philippe Vangeel. Malheureusement, la Flandre souhaite également reporter à 2035, comme en Wallonie et à Bruxelles, l’élimination progressive des voitures à moteur à combustion annoncée pour 2030. Un tel signal crée beaucoup d’incertitude dans l’industrie et encore plus chez les consommateurs. Tant que le cadre fiscal et financier n’est pas clair, les citoyens attendent de voir ce qu’il en est. Ils continueront à rouler à l’essence ou au diesel plus longtemps, ou achèteront pour le moment une voiture d’occasion.» Philippe Vangeel parle d’une «politique de stop and go» et se réfère à la Norvège, pionnière en matière de véhicules électriques. «A partir de 2025, aucune voiture particulière ou camionnette équipée d’un moteur à combustion ne pourra plus y être vendue. C’est une mesure radicale, mais réalisable grâce à quinze ans de politique cohérente au préalable.»
Quand on évoque l’écart de prix, de quels montants parle-t-on? Selon les chiffres de ventes du site spécialisé eGear.be, Tesla occupe les deux premières places avec son Model Y, un lourd SUV à 45.970 euros (7.575 exemplaires vendus au cours du premier semestre 2024) et son Model 3, plus léger mais à peine moins cher (41.970 euros, 4.489 acheteurs). Le Volvo XC40 occupe la troisième place du podium (51.100 euros, 3.930 ventes). Suivent les incontournables Audi, BMW et Mercedes, dont les modèles s’affichent souvent entre 50.000 et 70.000 euros, en moyenne!
A la dixième place se trouve la MG4, un modèle chinois. A 32.285 euros, et 707 exemplaires vendus, cette voiture de milieu de gamme, n’est toutefois pas bon marché. Le véhicule électrique familial le moins cher sur le marché belge est la Dacia Spring, lancée cette année au prix de 16.990 euros. Mais elle est équipée de façon spartiate, son autonomie est modeste (220 kilomètres annoncés) et son temps de charge atrocement lent. La Citroën ë-C3, beaucoup plus performante, grimpe à 23.300 euros, tandis que tous les autres modèles du segment B compact se situent entre 30.000 et 35.000 euros. Pas donné pour tout le monde… Les constructeurs assurent néanmoins travailler à des nouveautés zéro émission dont le prix serait inférieur à 25.000 euros.
9%
seulement des nouvelles voitures particulières étaient des modèles électriques au cours des huit premiers mois de 2024.
Conséquence de la cherté du marché, seuls 9% des nouvelles voitures particulières étaient des VE au cours des huit premiers mois de 2024, selon les chiffres de Vito/EnergyVille, qui surveille l’écologisation du marché automobile. Une proportion modeste, même s’il s’agit d’une augmentation substantielle par rapport aux 5,5% de 2023. Ces ventes ont surtout lieu en Flandre et à Bruxelles. La Wallonie, à l’exclusion du Brabant wallon, pèse à peine dans les chiffres belges.
L’occasion, un levier raté
Lors de la présentation de la loi sur l’écologisation de la voiture de société, le ministre des Finances sortant, Vincent Van Peteghem (CD&V), espérait que les voitures de société électriques, via le marché de l’occasion, conduiraient à une transition accélérée de la flotte privée. Pour lui, le potentiel de levier était incontestable.
En effet, nulle part ailleurs en Europe il n’y a, proportionnellement, plus de voitures de société qu’en Belgique: en 2023, quatre voitures sur dix nouvellement immatriculées étaient des voitures en leasing. Pourtant, le marché des véhicules électriques d’occasion ne décolle pas. L’année dernière, les VE n’y représentaient que 1,9%; au cours du premier semestre 2024, ils ont atteint 2,6%, ce qui est reste très modeste.
Parmi les causes? La première génération des véhicules de société électriques présentait une autonomie trop faible pour être intéressante en tant que véhicules d’occasion. Ce n’est plus le cas, mais l’effet de ruissellement espéré s’est avéré très décevant. La moitié des voitures en leasing disparaissent du parc automobile belge après seulement cinq ans, et même les trois quarts après huit ans. Les conclusions d’une étude Vito/EnergyVille publiée au début de cette année s’appliquent tant aux voitures électriques qu’à celles à carburant fossile. Ces dernières sont mises à la casse ou, plus souvent, exportées vers les pays voisins où elles se vendent mieux sur le marché de l’occasion. «La valeur résiduelle des VE est systématiquement sous-estimée en Belgique, regrette Bart Massin, président d’EV Belgium. Par ignorance, nous regardons encore à travers le prisme de la technologie diesel: après 200.000 kilomètres, une voiture est bonne pour la casse ou l’exportation vers l’Afrique. Or, c’est totalement différent avec une voiture électrique, plus résistante à l’usure, possédant moins de pièces mécaniques et particulièrement facile à entretenir. Pour preuve, le fabricant coréen KGM offre une garantie de 1,25 million de kilomètres sur ses derniers modèles! Un exploit que même Rolls-Royce n’oserait pas. L’ignorance est malheureusement aussi de mise dans l’industrie: nos garages sont encore peuplés de mécaniciens automobiles formés à l’ère fossile. Il y a inadéquation, car le véhicule électrique a plus de points communs avec un ordinateur portable ou un smartphone qu’avec une voiture classique. Avantage de la situation: il y a de formidables affaires à faire sur le marché de l’occasion. Pour 30.000 euros, on peut trouver une Audi Q8. Certes, le compteur affichera peut-être 300.000 kilomètres, mais une telle voiture roulera facilement un million de kilomètres.»
Les aubaines ne devraient toutefois pas durer… Selon Bart Massin, dans un marché plus mature, les prix de l’occasion risquent de s’envoler. Dommage pour les chasseurs de bons plans. Mais une bonne chose pour la l’image et la croissance des EV. Après tout, une valeur résiduelle plus élevée pèse dans le TCO (le total cost of ownership, le coût global tout au long du cycle de vie) qui, selon l’expert, favorise déjà les véhicules électriques. «Le conducteur d’une auto à essence fait le plein en moyenne pour 300 euros par mois, calcule-t-il. Cinq années de conduite coûtent donc 18.000 euros. Avec un VE, on tombe à 12.000 euros, et même 8.000 euros si on charge intelligemment grâce aux tarifs horaires dynamiques. Le prix du kilowattheure (kWh) peut en effet varier d’un facteur 20 en fonction de l’exploitant de la station de recharge et de la carte de recharge. La recharge à domicile à l’aide d’une borne couplée à des panneaux photovoltaïques est toujours la moins chère, tandis que la recharge rapide est la plus coûteuse.»
«La valeur résiduelle des VE est systématiquement sous-estimée en Belgique.»
Par ailleurs, «les changements de fiscalité ne signifient pas que les voitures de société à moteur diesel ne seront bientôt plus autorisées à circuler sur les routes belges. Les sociétés de leasing continueront à proposer ces modèles, assure Stijn Blanckaert, directeur de Renta. Il y aura toujours des automobilistes pour qui le VE n’est pas la solution idéale. Notamment les commerciaux qui parcourent chaque jour des centaines de kilomètres dans des régions où les bornes de recharge sont rares, ou les professionnels qui doivent tracter une remorque. Pour ces personnes, la réforme fiscale rendra leur mobilité beaucoup plus chère.»
Selon les données de la Febiac, 900.000 véhicules utilitaires légers avec permis de conduire B circulent en Belgique: 90% roulent au diesel, 7% à l’essence. Seul un véhicule sur 100 est équipé d’un moteur électrique. La principale raison est qu’«il n’existe actuellement qu’une offre très limitée avec une autonomie suffisante et une charge utile pour un usage professionnel, précise Stijn Blanckaert. En outre, il n’y a pas d’incitants fiscaux pour compenser les coûts beaucoup plus élevés lors de l’achat ou de la location; ce n’est qu’à partir de 2025 qu’ils pourront être partiellement déduits des bénéfices imposables. C’est un pas dans la bonne direction, mais sera-ce suffisant? Je crains qu’un diesel reste un choix rationnel dans ce segment pendant encore un certain temps…»
La peur de la batterie vide, un mythe?
L’autonomie de la batterie est souvent citée comme un frein à l’achat d’une voiture électrique. Pourtant, le déploiement de l’infrastructure de recharge est désormais plus rapide que la croissance du parc de véhicules électriques. Selon les dernières données d’EV Belgium, la Belgique comptait, fin juin dernier, 72.000 points de charge accessibles au public (plus de 55.000 en Flandre, quasi 10.000 en Wallonie et 7.000 à Bruxelles) dont 3.970 chargeurs rapides à courant continu, pour un parc de 250.000 VE. La Norvège, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas font mieux, mais le classement européen ne tient pas compte d’un facteur important. La Belgique dispose d’un nombre exceptionnellement élevé de chargeurs domestiques en plus de l’infrastructure publique.
Cette avancée devrait permettre d’éliminer l’un des principaux obstacles à la marche triomphale de la voiture électrique: l’angoisse de la batterie vide. La peur de manquer d’électricité sur la route n’est pas qu’imaginaire, tempère toutefois le service de dépannage Touring: «Nous avons effectué 11.372 interventions sur des voitures électriques entre le début du mois de janvier et la fin du mois d’août 2024, précise Joost Kaesemans, directeur des relations publiques. Ces interventions allaient des câbles de recharge cassés aux problèmes classiques de freins ou de pneus, en passant par des passes de recharge hésitantes. Mais nous avons également dû intervenir 858 fois pour une batterie déchargée. Ce n’est donc pas rare, et ce n’est pas pour rien que nous possédons quatre véhicules d’appoint équipés d’un chargeur rapide pour aider les conducteurs immobilisés.»
En collaboration avec la VUB, Touring a participé à la partie belge d’une enquête sur l’anxiété liée à l’autonomie, mise en place par l’Observatoire européen des carburants alternatifs (EOFA). Parmi les conducteurs de VE interrogés dans notre pays, 83% se sont déclarés satisfaits de l’autonomie. Cependant, le scepticisme reste élevé parmi la majorité des personnes interrogées, des conducteurs qui ne roulent pas (encore) à l’électricité. Ainsi, 68% considèrent que les voyages à l’étranger avec un VE sont irréalisables parce qu’ils doivent s’arrêter trop souvent pour recharger; un peu moins de la moitié craignent qu’il n’y ait pas assez de bornes de recharge sur la route ou redoutent le temps des sessions de recharge. Le contraste avec les conducteurs de VE interrogés est saisissant: 70 % d’entre eux estiment que les déplacements à l’étranger sont faciles, voire très faciles; 83% ont déclaré qu’ils opteraient à nouveau pour un véhicule électrique pour leur prochaine voiture. Parmi les conducteurs de véhicules non électriques, seuls 11,8% envisagent un tel achat.