Washington restaure la doctrine Monroe de «chasse gardée» sur l’Amérique latine, avec des gouvernements amis et la primauté économique. Ecueil: la Chine s’y est solidement implantée.
La Stratégie nationale de sécurité des Etats-Unis, dévoilée le 5 décembre, n’a pas seulement prédit «l’effacement civilisationnel» de l’Europe et confirmé le soutien de Washington aux «partis européens patriotiques» (entendez: d’extrême droite). Elle a aussi réhabilité une politique vieille de 200 ans, la «doctrine Monroe», du nom du président des Etats-Unis James Monroe, en fonction de 1817 à 1825. Elle stipulait que le continent américain était le pré carré des Etats-Unis, déniant à l’Europe d’y jouer un rôle. En contrepartie, Washington s’engageait à ne pas s’ingérer dans les affaires européennes. Cette part du deal historique a visiblement été oubliée par Donald Trump…
«C’est quand même la première fois où (le droit d’intervention des Etats-Unis dans les pays d’Amérique latine) est théorisé […] et est explicité d’une manière aussi claire dans un document officiel, a commenté le 12 décembre Jean-Louis Martin, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri), dans l’émission Le monde dans tous ses Etats sur France 24. C’est « l’Amérique latine nous est réservée ». Cela veut dire deux choses. Il nous faut des gouvernements amis dans la région. Et nous avons priorité sur les ressources en matières premières de la région». «Le « corollaire Trump » à cette doctrine, défendu dans la NSS (NDLR: National Security Strategy) est […] double, complète l’historienne Maya Kandel dans une analyse pour Mediapart. Premièrement, il s’agit pour l’administration de la durcir en réaffirmant un objectif de domination commerciale, économique et stratégique par les Etats-Unis de l’ensemble des Amériques. […] Deuxièmement, il s’agit non plus de durcir, mais d’inverser un des principes de 1823 en se permettant une ingérence dans les affaires européennes, puisque le « corollaire Trump » définit comme un intérêt des Etats-Unis le fait de « corriger la trajectoire politique » européenne. Il fait de l’alignement sur les valeurs trumpistes un facteur stratégique, et même une condition de la survie de l’Otan.»
Ingérence électorales
En réalité, la Stratégie nationale de sécurité confirme une politique observée depuis le début du second mandat de Donald Trump. Les ingérences dans les affaires intérieures des pays latino-américains se multiplient. Le 9 octobre, le Trésor américain accepte un échange bilatéral de devises avec l’Argentine du président d’extrême droite Javier Milei. Il s’agit pour Washington de soutenir le peso argentin chahuté sur les marchés mais aussi et surtout de donner un coup de pouce au chef de l’Etat en prévision des élections législatives de mi-mandat du 26 octobre où un tiers des sièges des sénateurs et la moitié de ceux des députés sont renouvelés. Le 14 octobre, le président des Etats-Unis conforte ce soutien en recevant Javier Milei à la Maison-Blanche et en déclarant: «S’il gagne, nous restons avec lui […]. Nos soutiens sont d’une certaine manière liés à qui remporte les élections». Au soir du scrutin, le chef d’Etat argentin jubile: son parti La Liberté avance récolte 41% des voix, un score inattendu.
«Nos soutiens sont d’une certaine manière liés à qui remporte les élections.»
Les élections présidentielles au Honduras le 30 novembre donnent lieu au même type d’ingérence. Donald Trump affiche son soutien au candidat du Parti national, populiste de droite, Nasry Asfura, dans la bataille pour la succession de la présidente sortante de gauche Xiomara Castro. Avec l’argument déjà avancé pour l’Argentine: les Etats-Unis prolongeront leur aide au pays d’Amérique centrale si c’est ce prétendant qui est élu. Nasry Asfura obtient 40,53% des suffrages contre 39,16% pour son adversaire de droite modérée, Salvador Nasralla, du Parti libéral. Celui-ci et la candidate de gauche arrivée troisième du scrutin Rixi Moncada dénoncent les immixtions du président américain avant le scrutin, voire à son issue. Le dépouillement des voix a été interrompu à plusieurs reprises. Et une incertitude subsistait en milieu de semaine sur le résultat du vote.

Lutte antidrogue instrumentalisée
La course à la présidence hondurienne a aussi été marquée par la grâce accordée par Donald Trump à l’ancien président Juan Orlando Hernández (2014-2022), considéré comme le mentor politique de Nasry Asfura. L’homme avait pourtant été condamné en juin 2024 par un tribunal de New York à 45 ans de prison pour trafic de drogue, reconnu coupable d’avoir participé à l’importation aux Etats-Unis de 500 tonnes de cocaïne venant de Colombie et du Venezuela… Venezuela contre lequel le président américain a lancé depuis septembre une épreuve de force au nom de… la lutte contre le trafic de drogue. Cherchez la cohérence.
Quinze navires de guerre, le porte-avions USS Gerald Ford, et 15.000 hommes sont déployés dans la mer des Caraïbes pour contrer le transport de stupéfiants (des embarcations ont été neutralisées) et pour faire pression sur le pouvoir de Caracas (un pétrolier a été arraisonné le 10 décembre). Difficile cependant de ne pas voir dans cette opération une volonté de déstabiliser et de renverser le président Nicolás Maduro. Le Venezuela produirait 8% de la cocaïne d’Amérique latine contre 65% pour la Colombie et 27% pour le Pérou. Même proportion en ce qui concerne la distribution vers les Etats-Unis et l’Europe, le Venezuela y contribuerait pour 8% contre 70% partant de l’Equateur… L’objectif de Washington est aussi ailleurs: pour espérer coopérer avec des «gouvernements amis», il faut aussi pouvoir se débarrasser de «régimes ennemis». Le Venezuela en est un, et, de ce niveau d’hostilité exprimé par Donald Trump, il n’y a guère que Cuba qui puisse rivaliser avec celui de Caracas.
De là à imaginer que les Etats-Unis renouent, notamment dans le pays de Nicolás Maduro, avec la stratégie de l’intervention armée qu’ils ont développée entre 1950 et 1990 (au Guatemala en 1954, en République dominicaine en 1965, à Grenade en 1983, au Panama en 1989, là aussi au nom de la lutte antidrogue contre le président Manuel Noriega), il y a une marge qui ne semble pas à ce stade devoir être franchie.


La concurrence chinoise
Si les Etats-Unis dirigés par les trumpistes veulent reprendre leur place «historique» sur le continent, ce n’est pourtant pas uniquement pour des raisons politiques. Il en va aussi de l’hégémonie mondiale en matière économique. La primauté des Etats-Unis a été ébranlée par les positions acquises par la Chine au sud du Rio Grande. Le président américain veut donc rétablir un écart significatif entre les deux économies en Amérique latine. Ambition sans doute illusoire étant donné les liens importants noués entre Pékin et plusieurs pays de la région. Ancien ambassadeur de France au Mexique et au Brésil, Alain Rouquié rappelle dans son ouvrage Les dérives d’un continent (1) le poids de la Chine dans l’économie de certains Etats. «Le Brésil vend à la Chine 60% de son minerai de fer, 70% de son soja. Le Chili, premier producteur mondial de minerai de cuivre, en exporte 67% à la Chine qui est aussi le premier client du Pérou pour ce même produit. L’Uruguay exporte 60% de sa viande bovine en Chine. Le Brésil exportait pour deux milliards de dollars vers la Chine en 2000, et 100 milliards de dollars en 2020. Elle est devenue en 2009 le principal marché des produits brésiliens et absorbe un tiers de ses exportations contre 11% pour les Etats-Unis. Les échanges entre l’Amérique latine et la Chine ont atteint en 2020 450 milliards de dollars. Neuf Etats de la région ont pour premier partenaire la République populaire».
Le marché chinois est donc essentiel pour plusieurs pays. S’en détourner serait suicidaire. Même pour des Etats dirigés à l’extrême droite comme l’Argentine ou désormais le Chili, Pékin est un partenaire incontournable. Mais comme le rappelle Alain Rouquié, «être bien vu des Etats-Unis est (aussi) une nécessité socioéconomique (aux yeux de nombreux pays latino-américains), notamment pour que leurs ressortissants puissent y vivre et y travailler». «Leurs envois de fonds (remesas) forment entre 10 et 15% du produit national» de certains d’entre eux. Pour la plupart donc, un choix entre le commerce total avec les Etats-Unis ou avec la Chine n’est pas envisageable. Il s’agit d’entretenir la relation commerciale avec les deux partenaires. Donald Trump peut-il le comprendre? Ou exigera-t-il une «préférence américaine» de ses partenaires? Dans un premier temps, sans doute, il voudra regagner des parts de marché, ce qui ne pourra sans doute se faire qu’au détriment de Pékin.
«Les Etats-Unis devraient comprendre que l’Amérique latine et les Caraïbes ne sont le jardin de personne.»
La confrontation risque donc de s’intensifier avec la réhabilitation de la «doctrine Monroe». Quand Donald Trump a aidé Javier Milei à rétablir son crédit en prévision des élections d’octobre, le bruit a couru qu’il aurait demandé en contrepartie que Buenos Aires renonce à un accord d’échanges de devises conclu avec la Chine. L’ambassade chinoise en Argentine avait alors averti que les Etats-Unis «devraient comprendre que l’Amérique latine et les Caraïbes ne sont le jardin de personne». A l’heure de la mondialisation, la Chine n’est donc pas prête à laisser le président américain mettre en œuvre à ses dépens une théorie d’un autre âge.
(1) Les dérives d’un continent. L’Amérique latine et l’Occident, par Alain Rouquié, Métailié, 204 p.














