lundi, mars 24

Souvent baptisés «le nouveau pétrole», sans pour autant le remplacer, les terres rares et métaux critiques suscitent de plus en plus de convoitise. Et bouleversent la géopolitique mondiale.

Les visées impérialistes de Donald Trump sur le Groenland, le Canada et l’Ukraine ne sont pas étrangères aux terres rares et, plus généralement, aux minéraux critiques. Il s’agirait même de la motivation principale du locataire de la Maison-Blanche pour mettre la main d’une manière ou d’une autre sur ces territoires riches en minerais. Son but: «Assurer la domination minière de l’Amérique.» Le sujet titillait déjà Barack Obama qui avait présenté pour la première fois une «stratégie pour les minéraux critiques». Au cours de son premier mandat, Donald Trump avait déclaré que la dépendance à l’égard des importations d’adversaires étrangers était une menace pour son pays. Puis Joe Biden a poussé l’exploitation minière sur le sol américain et imposé d’importants droits de douane sur les minéraux chinois. Aujourd’hui, la rhétorique belliqueuse du républicain le confirme: la guerre des ressources a bel et bien commencé.

Pour comprendre les enjeux de cette nouvelle «ruée vers l’or», il faut savoir que le terme générique «matériaux critiques» –critical raw materials (CRM) en anglais– désigne les minéraux nécessaires à l’économie comme le lithium, le cobalt ou le cuivre, par exemple, ainsi que les fameuses terres rares dont les propriétés magnétiques exceptionnelles sont fondamentales pour la conception des batteries des véhicules électriques ou des générateurs d’éoliennes, entre autres. La liste de ces matériaux évolue en fonction de leur criticité, à savoir leur difficulté d’approvisionnement. En Europe, elle est déjà passée de 20 à 34, dont la plupart sont des métaux. Les terres rares, elles, sont au nombre fixe de 17 et occupent une des lignes inférieures du tableau périodique des éléments chimiques.

La première de ces terres rares fut découverte dans une carrière du village d’Ytterby, au nord de Stockholm, à la fin du XVIIIe siècle. Un lieutenant de l’armée suédoise y a dégoté un minerai noir très dense à l’éclat métallique jusqu’alors inconnu. Les chimistes nommèrent le nouvel oxyde «ytterbia». Celui-ci se révéla par la suite la source d’autres éléments chimiques dont les noms –yttrium, ytterbium, terbium et erbium– ne peuvent cacher leur origine historique. Ainsi, les terres rares n’ont de rare que le nom, car on en trouve un peu partout sur la planète. En revanche, leur concentration dans les roches ou les dépôts alluviaux sont souvent faibles, ce qui nécessite l’extraction de grands volumes de matière. Mais l’évolution technologique et économique les a rendues si incontournables que les entreprises minières n’hésitent pas à trouer la croûte terrestre pour en dénicher.

Exemple parlant: les smartphones contiennent des terres rares qui améliorent leur puissance tout en leur permettant de se miniaturiser. Ces «très petites quantités» multipliées par les 7,4 milliards de téléphones intelligents utilisés dans le monde et à des milliards d’autres objets de haute technologie (batteries de voitures électriques, LED, puces électroniques…) se transforment en des centaines de milliers de tonnes. L’essor des énergies renouvelable et bas carbone (panneaux photovoltaïques, éoliennes…) a aussi fait exploser la consommation de terres rares et de matériaux critiques. A tel point que certains observateurs parlent de «nouveau pétrole».

«La Chine domine l’extraction mondiale de terres rares à près de 70%.»

Le «pétrole» chinois

Un pays a compris leur importance économique avant tous les autres: la Chine. En 1992 déjà, en visite dans une gigantesque mine en Mongolie intérieure, l’ancien dirigeant Deng Xiaoping faisait cette déclaration restée célèbre: «Le Moyen-Orient a du pétrole, la Chine a des terres rares.» A l’époque, les ressources de la République communiste représentaient 30% des réserves mondiales. «Aujourd’hui, même s’il n’est pas possible de garantir à 100% la fiabilité des chiffres parce que les statistiques de Pékin, parfois non accessibles, se font sur la base de quotas et non de chiffres de production réelle, on peut tout de même avancer que la Chine domine l’extraction mondiale de terres rares à près de 70%», indique Jakob Kullik, chercheur en relations internationales à l’université de Chemnitz, en Allemagne. Les chiffres de 2023 de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) sont un peu moins élevés (voir graphiques).

Surtout, les Chinois détiennent un quasi-monopole sur le raffinage et la transformation métallurgique d’un bon nombre de ces matériaux: plus de 90% pour les terres rares, 100% pour le graphite naturel (batteries et électrodes), près de 80% pour le cobalt, plus de 60% pour le lithium (batteries, verres), plus de 40% pour le cuivre (circuits électriques)… En ce qui concerne les produits finis, ils fournissent 90% des aimants permanents (qu’on trouve dans une foule d’objets électroniques et une partie de l’armement, comme les missiles). «La Chine est l’acteur clé du nouveau monde des matériaux critiques, observe Jokab Kullik. La grande dépendance, pour leur approvisionnement, de l’Europe, des Etats-Unis et d’autres pays industrialisés comme le Japon ou l’Australie à l’égard de la Chine, qui n’est pas une économie de marché comme les autres, est aujourd’hui un risque géopolitique majeur

Ursula von der Leyen a tenté d’évoquer le sort des Ouïghours. Xi Jinping a menacé de couper le robinet des terres rares. Fin de la discussion. © BELGA

C’est en effet une arme économique et politique redoutable qui est dans les mains du régime de Pékin. «A la moindre contrariété, la Chine peut menacer de fermer le robinet, commente Adel El Gammal, professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB et secrétaire général de l’European Energy Research Alliance (EERA). Elle l’a déjà fait avec les Etats-Unis, notamment en décembre dernier, lors du « US chip ban » de Joe Biden.» Ce dernier souhaitait restreindre l’exportation de microprocesseurs sophistiqués, pouvant être utilisés dans des systèmes d’armes avancés. La Chine a riposté en restreignant son exportation de matériaux critiques, dont elle a le quasi-monopole, comme le gallium et le germanium, des métaux stratégiques pour les secteurs de la technologie et de la défense. Même chantage avec la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lorsqu’elle a tenté d’évoquer le sort des Ouïghours lors de sa visite à Pékin fin 2023. Le sujet est finalement resté suspendu dans les limbes diplomatiques.

Le titane russe

«La Chine a la capacité et l’intention de faire pression, confirme Jakob Kullik. Au départ, elle utilisait l’argument de la préservation de l’environnement pour justifier ses restrictions, notamment devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Désormais, elle n’hésite pas à se montrer ouvertement menaçante, sachant qu’elle a les cartes en main, pour reprendre une expression de Donald Trump.» Et les cartes sont de plus en plus nombreuses… «Toute la diplomatie chinoise vise à étendre l’emprise économique sur les matériaux critiques, constate le Pr. El Gammal. Elle est même en train de lancer un énorme projet de mine de cuivre en Afghanistan, chez les talibans.» La Chine a surtout fait main basse sur le sous-sol africain, en particulier en République démocratique du Congo (RDC), deuxième producteur mondial de cuivre, et y extrait 65% du cobalt utilisé dans le monde. Plus de 80% des mines en RDC sont exploitées par ou avec le seul partenaire chinois.

Tout cela explique l’appétit grandissant des Américains pour des territoires riches en minerais. D’autant que les matériaux critiques ont pris de plus en plus d’importance dans la conception du matériel militaire. Selon l’administration US, un sous-marin nucléaire de classe Virginia contiendrait quatre tonnes de terres rares et un avion militaire F-35 plus de 400 kilos (ces chiffres seraient néanmoins surévalués). «La Russie n’est pas en reste, car elle est leader en matière de titane et fournit 30% du titane aéronautique mondial, précise Mathieu Xémard, chargé de mission au Centre interdisciplinaire d’études pour la défense et la sécurité (CIEDS) à l’Institut polytechnique de Paris. La guerre avec l’Ukraine a d’ailleurs posé d’énormes problèmes d’approvisionnement pour les avionneurs européens.» Aux Etats-Unis, les matériaux critiques sont conçus avant tout comme un problème géostratégique et de défense. «Il est révélateur que les ministères qui participent à l’ouverture de mines et d’infrastructures de séparation des minerais sont ceux de la Défense et de l’Energie, lui-même lié aux questions de défense via le nucléaire», poursuit l’expert.

La dépendance minérale risque de poser des problèmes à l’UE pour son plan de réarmement.

L’Europe au fond du trou

Dans cette compétition mondiale, l’Europe est en queue du peloton, tant pour la production que pour le reste du processus industriel. Elle importe 95% de ses terres rares de Chine. Sa dépendance minérale risque de poser à l’UE des problèmes pour son plan de réarmement à hauteur de 800 milliards d’euros, récemment approuvé par les Vingt-Sept. Cerise sur le gâteau: le meilleur espoir européen dans la fabrication de batteries, le suédois Northvolt, vient de déposer le bilan. Il existe pourtant sur le Vieux Continent des gisements potentiels de matériaux critiques comme le lithium ou le cuivre, notamment en France, en Espagne, en Serbie, à la frontière germano-tchèque, en Suède… Voici tout juste un an, l’Union européenne a approuvé un règlement, le Critical Raw Materials Act (CRMA), visant à assurer son approvisionnement en matériaux critiques en en diversifiant les sources tout au long de la chaîne de valeur. Cette nouvelle loi européenne fixe désormais à 10% de la consommation annuelle l’objectif d’extraction sur le sol européen et à 40% celui de la transformation.

«Le problème est que l’Europe est un continent densément peuplé qui bénéficie d’un système démocratique avancé, pointe Adel El Gammal. Cela engendre une résistance plus grande des populations lorsqu’il s’agit d’ouvrir une mine et, par conséquent, les permis d’exploitation sont beaucoup plus difficiles à obtenir légalement. On l’a vu au Portugal et en Serbie, ces dernières années. Personne ne veut avoir ce genre d’activité industrielle lourde près de chez soi…» Comparé à d’autres continents, le sous-sol européen reste cependant largement sous-exploité. Et le retard semble très compliqué à rattraper. «D’autant que la frontière entre les objectifs des Vingt-Sept et ceux, individuels, des Etats est floue, comme pour l’énergie, relève Jakob Kullik. Il n’existe pas de véritable politique commune et l’Europe est tributaire, bien plus que d’autres parties du monde, de règles strictes en matière d’environnement ou de due diligence (NDLR: les vérifications avant tout projet), par exemple.»

Que reste-t-il alors comme atouts stratégiques aux Européens? D’abord la diversification des fournisseurs de matériaux critiques pour sortir de l’ombre chinoise. L’UE a déjà engagé ou envisage des accords avec d’autres pays miniers comme le Chili, l’Argentine, la Colombie, l’Ukraine, le Canada, l’Australie… En Afrique, dont l’est et le sud regorgent de mines, c’est plus sensible. Les Européens y ont perdu pied depuis plusieurs années. Et les élites du continent africain sont davantage portées à se concentrer sur un développement Sud-Sud, notamment dans le cadre du projet chinois des nouvelles routes de la soie. Autre filon: créer des clubs d’achat en s’alliant avec ce que la Commission européenne appelle des like-minded countries, comme le Canada, le Japon, l’Australie ou la Corée du Sud, afin d’avoir un pouvoir de négociation plus important face à des importateurs uniques de minéraux.

Plus de 80% des mines en RDC sont exploitées par ou avec le seul partenaire chinois. © BELGA

Jamais assez de terres rares

Mais le meilleur atout de l’Europe est sans doute celui de la compétitivité technologique. «L’Europe est toujours en pointe sur beaucoup de technologies avancées et cela lui permet d’entretenir une interdépendance commerciale avec des pays moins développés qui produisent des terres rares, détaille le Pr. El Gammal. Sur le photovoltaïque, par exemple, si la Chine produit 100% des cellules qui contiennent des minéraux critiques, l’Europe, elle, reste très forte sur le traitement électronique, c’est-à-dire les onduleurs. Idem pour les réseaux électriques: l’expertise européenne est très grande.» Pour cela, l’UE doit veiller à rester compétitive et protéger ses start-up de la concurrence déloyale, notamment chinoise. Et soutenir celles qui innovent, entre autres en mettant au point des batteries sans matériaux critiques.

Faire l’économie des terres rares dans la technologie est un autre enjeu. «Elles sont utilisées pour les aimants permanents dont la plus grosse demande provient des constructeurs de voitures électriques, spécifie Mathieu Xémard. Mais c’est une question de choix technologique. Les moteurs Tesla contiennent des aimants néodyme. La Renault Zoé fonctionne avec un moteur à rotor bobiné sans aimant permanent. Elle est évidemment moins performante, mais elle amène ses passagers à bon port, ce qui est l’essentiel.» Dans La Ruée minière au XXIe siècle (Seuil, 2024), la journaliste et philosophe française Celia Izoard publie des calculs édifiants. Electrifier entièrement le seul parc automobile britannique nécessiterait l’équivalent de deux fois la production mondiale de cobalt, les trois quarts de la production de lithium et la moitié de celle de cuivre!

«Chaque pays, comme la France ou la Belgique, qui a des prétentions sur la scène économique, pourra consommer à lui seul, dans quelques années, la totalité de la production actuelle de terres rares», commente l’autrice. Et de citer, dans son ouvrage, une étude de l’ingénieur minier Simon Michaux parue en 2022: pour se débarrasser des fossiles, il faudrait 28 fois la production actuelle de cuivre, 74 fois celle de nickel et 1.000 fois celle de lithium. Or, actuellement, on recense plus de 12.500 mines en activité dans le monde, selon le département de la Santé américain, près de 35.000 selon Standard & Poor’s (dont certaines à l’état de projet). En excluant les carrières, cela représente trois fois la superficie de la Belgique. L’activité minière, qui serait responsable de 8% des émissions globales de carbone, est aussi très gourmande en eau. Or, deux tiers des mines sont situées dans des régions menacées de sécheresse.

«Continuer à développer la production sans réfléchir à un mécanisme pour faire baisser la demande serait irresponsable.»

Si on y ajoute la pollution causée par les processus d’extraction et séparation minières et les conditions de travail encore trop souvent inhumaines, cela mérite de se poser la question de la finalité, y compris pour les énergies renouvelables. «Aujourd’hui, le plus gros acheteur au monde d’énergie verte est Amazon pour ses datacenters, rapporte Celia Izoard. La demande en terres rares et matériaux critiques est exponentielle, mais il n’y a pas suffisamment de réserves pour tout assouvir. On ne peut pas continuer à développer la production sans réfléchir à un mécanisme pour faire baisser la demande en métaux. Dans le cas contraire, ce serait totalement irresponsable.»

Quant à la solution du recyclage de ces matériaux, elle est limitée. A cause, d’abord, d’un problème de collecte. Enormément d’objets électroniques, par exemple, contiennent des aimants, mais leurs utilisateurs l’ignorent. «En outre, lorsqu’on recycle des métaux, ceux-ci perdent en pureté, sauf à utiliser un processus qui se révèle alors plus énergivore et polluant que l’extraction elle-même», avertit Mathieu Xémard. Celia Izoard, elle, a enquêté pour Mediapart sur la fonderie Horne, du géant minier Glencore, plus grand centre de recyclage de composants électroniques d’Amérique du Nord. Ses rejets de mercure, d’arsenic, de cadmium, de chrome et de plomb ont provoqué un des plus grands scandales écologiques de l’histoire du Québec…

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