Depuis le confinement lié au Covid, de plus en plus d’adultes se sont remis à la pratique du puzzle. Tout bénéfice pour leur cerveau et leur tranquillité d’esprit.
Deux mille neuf cent nonante neuf… Trois mille. Sur la table de la salle à manger, un puzzle de 3.000 pièces représentant un tableau de Monet s’étale, fruit de journées, de soirées et parfois d’épisodes nocturnes de réflexion et de concentration. Fredo (55 ans) soupire d’aise en regardant son oeuvre. Elle est traversée d’un soupçon de dépit comme lorsque toute chose s’arrête mais aussi d’une immense satisfaction. Elle a réussi le défi, elle en est venue à bout et… aucune pièce qui aurait glissé de la table n’a été égarée ni croquée par le chien.
Fredo l’ignore sans doute, mais au même moment, des centaines de milliers de personnes sont penchées sur un puzzle, ces casse-têtes divisés en petits morceaux. Des enfants en partie, mais beaucoup d’adultes aussi. Car depuis quelques années, le puzzle opère un retour en force dans les hobbys, à tout le moins dans le monde occidental. Le confinement lié à l’épidémie de Covid, en 2020, l’aura bien aidé. Tenus de rester cloitrés chez eux, grandement privés de contacts sociaux et contraints de trouver comment passer le temps dans ce contexte inédit, beaucoup se sont tournés vers les jeux de société et vers les puzzles (prononcez, au choix, pezel, pezle, puzle ou puzzel) en particulier. A l’époque, les ventes avaient explosé. A titre d’exemple, la société allemande Ravensburger, spécialisée dans la production de jeux, avait vu ses ventes de puzzles doubler entre 2019 et 2022, au niveau mondial. En France, elles avaient augmenté de 122% pendant la seule première semaine de confinement. Des puzzles monochromes, uniformément blancs ou noirs, avaient même été inventés, histoire de mobiliser encore plus les amateurs et de leur faire ainsi oublier que le temps confiné passait plus lentement.
Depuis lors, l’engouement ne s’est pas tari, le puzzle s’inscrivant pleinement dans la tendance du mouvement slow (lent), qui invite chacun et chacune à ralentir le rythme, souvent effréné, de sa vie. Réussir un puzzle ne dépend en effet pas de la vitesse à laquelle on parvient à relever le défi. On peut, pour en venir à bout, prendre quelques jours comme quelques mois. Ainsi, Brigitte, qui avait l’habitude de recouvrir le puzzle en cours d’une nappe lorsque la table familiale de la salle à manger devait à nouveau servir à accueillir un repas, prenait-elle le temps, chaque jour, de placer quelques pièces, mais pas plus.
De la même façon que des adultes passent désormais des heures à colorier des mandalas sans honte aucune, ils n’hésitent donc pas non plus à monopoliser la table de salon pour y étaler des milliers de petits bouts de carton aux formes étonnantes. Ensuite, ils se plongent dans leur longue observation avant de s’emparer triomphalement de l’un d’eux et de le poser exactement là où il le faut. Eurêka! Les 120 équipes participant aux 24h de puzzle de Hannut ne démentiront pas.
Dans sa tombe, John Spilsbury, ce cartographe et graveur britannique considéré comme l’inventeur de ce jeu, doit sourire d’aise. Pouvait-il deviner que près de trois cents ans plus tard, des millions d’humains profiteraient de son invention, conçue au départ comme un moyen ludique pour apprendre la géographie? L’homme avait en effet eu l’idée, dans les années 1760, de découper en morceaux des cartes géographiques en bois pour inciter ses élèves à se pencher sur le dessin du monde.
«Le puzzle se place parmi les parangons de l’histoire du jeu, dans la lignée des jeux de patience développés au Moyen-Age et des casse-têtes traditionnels, éclaire Thibault Philippette, professeur en communication à l’UCLouvain et cofondateur du Louvain Game Lab. Aujourd’hui, les développeurs de jeux en conçoivent des alternatives modernes: on en trouve en trois dimensions, en forme de cercle, avec des bords non rectilignes et même conçus pour les malvoyants.»
Huit fonctions cérébrales actionnées par le puzzle
Aujourd’hui, des scientifiques de haut vol se penchent sur les vertus de la pratique de ce jeu. Mandaté par le fabricant de puzzles Ravensburger mais jouissant, affirmait-il, de la plus totale indépendance, le neurologue allemand de l’université d’Ulm Patrick Fissler a ainsi pu mettre en évidence le fait que le puzzle active jusqu’à huit fonctions cérébrales, visuelles et spatiales différentes. En 2018, il soumet une centaine d’adultes de plus de 50 ans à des tests cognitifs: certains sont tenus de compléter des puzzles au moins une heure par jour pendant plusieurs semaines et d’autres non. Publiées dans la revue Frontiers in Aging Neuroscience, ses conclusions épinglent les capacités convoquées lors de la construction d’un tel assemblage, parmi lesquelles figurent la mémoire de travail, la rotation mentale, la perception, la flexibilité, la rapidité et la mémoire épisodique.
«Je pense qu’il y a davantage d’effets d’apprentissage via la communication qui s’opère autour du jeu que par le jeu lui-même, nuance Thibault Philippette. Il est sûr que la pratique du puzzle, qui exige la résolution mentale d’un problème, est stimulante. Mais d’autres jeux, comme le Tetris par exemple, ont le même effet. Tout dépend, en outre, des conditions dans lesquelles le puzzle est pratiqué. D’un joueur à l’autre, l’effet cognitif risque d’être variable.»
Ces activités stimulantes sur le plan cognitif rendent ce jeu intéressant à tout âge. Chez les enfants, ils permettent notamment de travailler la coordination oeil-main. Pour les personnes âgées, qui courent plus le risque d’être atteintes par une forme de démence, la pratique régulière de l’art du puzzle constitue un entraînement utile pour maintenir en forme le cerveau. Les plus pugnaces s’attaqueront sans doute à des boites contenant plus de 50 000 pièces, les plus jeunes opteront pour des modèles à 6 pièces. C’est un bon début.
Depuis les conclusions du neurologue Patrick Fissler, d’autres recherches sont venues confirmer le bénéfice de ce jeu. Ainsi, une étude effectuée en 2023 par les départements de psychologie et d’informatique de l’Université britannique de York a montré que les plus de 60 ans pratiquant le puzzle obtenaient d’aussi bons résultats sur le plan de la mémoire et de la concentration que les non-joueurs âgés de 18 à 30 ans. Cette recherche a également démontré que les joueurs de puzzle sexagénaires, concentrés sur leur tâche, étaient davantage en mesure d’ignorer les distractions environnantes sans importance. Une capacité qui, pourtant, diminue avec l’âge.
Jouer relax
«C’est une tâche qui demande tellement de concentration qu’elle peut aussi détendre l’esprit. Ça ressemble à de la méditation, de la pleine conscience», assurait, toujours en 2018, le neurologue Patrick Fissler. Trouver quelle pièce se loge à la bonne place dans un puzzle requiert en effet de se concentrer sur une image mentale pendant un certain temps, sans se laisser distraire par d’autres pensées. C’est exactement le principe sur lequel se fonde la méditation. «Après de longues journées de travail à l’hôpital, jouer au puzzle me détend et me permet de m’extraire de tout le reste», confirme Fredo.
«Le puzzle se place parmi les parangons de l’histoire du jeu, dans la lignée des casse-têtes inventés au Moyen-Age.»
«Si l’abstraction du contexte environnant et la concentration provoquées par le puzzle sont incontestables, il me semble que nous ne sommes pas pour autant dans la pleine conscience, qui représente un degré supérieur de recentrement sur soi, recadre Thibault Philippette. L’abstraction n’est pas la méditation.»
Dans une étude réalisée pour le compte du producteur de jeux Ravensburger en 2018, 59% des joueurs qualifiaient la pratique du puzzle d’activité relaxante. Et 47% d’entre eux assuraient que cette pratique ludique diminuait leur stress. Une autre étude, effectuée en 2017 par des chercheurs de l’université de Yale, a également démontré que les puzzles soulageaient le stress induit par une utilisation prolongée des écrans.
Les auteurs de cette recherche ont également relevé le rôle de liant social joué par le puzzle lorsqu’on le pratique à plusieurs. «La résolution d’énigmes complexes aide à renforcer la coopération, l’interconnexion et le travail d’équipe», concluaient-ils. «Le succès du puzzle, comme celui du scrabble, s’explique notamment par son côté « jeu collaboratif » et intergénérationnel, abonde Thibault Philippette. Pour augmenter les chances d’y parvenir, tous les joueurs se parlent dans le but d’élaborer une stratégie commune.»
A toutes ces vertus, il faut encore ajouter l’apprentissage de la patience, pour ceux et celles chez qui elle n’est pas d’emblée acquise. Et le renforcement de l’estime de soi, dès lors que l’on parvient à recomposer un puzzle au départ d’une multitude de petites pièces déployées dans le désordre. Ce sentiment de satisfaction stimule la production des hormones du bien-être, dont la très agréable dopamine: s’adonner à cette activité est aussi un plaisir. Pour profiter de tous les bienfaits de cette pratique, il est essentiel de s’y consacrer de manière régulière. Et si l’on veut muscler son cerveau, compléter les heures de puzzle par d’autres activités qui renforcent la mémoire et la concentration est encore la meilleure recette qui soit. L’univers du jeu est sans limites…