La gestion des crises est une partie intégrante de l’exercice du pouvoir. Pourtant, l’une n’est pas l’autre, et la considération des élus envers ces grands défis actuels est parfois radicalement différente. Philosophe, docteur en sciences juridiques et chercheur au Crisp, Vincent Lefebve fait l’autopsie de la gestion de ces crises par le monde politique.
Elles sont sanitaires, (géo)politiques, environnementales ou migratoires. Elles sont soudaines, longues et systémiques, aussi. Les crises s’invitent chaque année un petit peu plus dans l’actualité, si bien que d’aucuns se demandent si une grande crise systémique, polymorphe et constante n’est pas en train de s’installer. Pour y faire face, le système politique belge actuel est-il bien armé? Tout dépend de la crise et de son historique, ainsi que de la volonté unanime du monde politique d’y répondre, pose Vincent Lefebve, philosophe et juriste au Centre de Recherche et d’Information Socio-Politique (Crisp), dans un Courrier hebdomadaire qu’il met en perspectives pour Le Vif.
Il y a, en résumé, deux sortes de crises. Celles qui unissent et celles qui divisent. Dans son étude, Vincent Lefebve le démontre au moyen de quatre défis qui ont marqué (voire marqueront encore) l’histoire belge: la crise sanitaire, la crise de l’accueil des réfugiés, la crise climatique et la crise ukrainienne. «Tandis que la gestion des défis sanitaire et géopolitique a été ou est encore marquée par une dynamique de (relative) unité au niveau belge, il n’en va pas de même concernant les deux autres enjeux, climatique et migratoire, qui ont suscité et continuent de susciter des approches différentes au sein des partis politiques», note le chercheur.
L’urgence de se conformer
Pourquoi, face à une crise, s’unit-on ou se déchire-t-on? La comparaison entre la crise sanitaire et la crise de l’accueil (que d’aucuns appellent crise migratoire) permet de faire ressortir les raisons de cette approche différenciée. Quand survient le Covid, le pays est traversé par une autre crise, politique cette fois, et n’a pas de gouvernement de plein exercice. Dans l’urgence, un exécutif minoritaire (MR/CD&V/Open-VLD), cantonné à la gestion de la crise, se voit accorder de la confiance des autres partis. A ce moment-là, le gouvernement Wilmès II gouverne via le mécanisme des pouvoirs spéciaux permettant de «mettre de côté une assemblée parlementaire, avec son accord a priori et son contrôle a posteriori, afin d’accélérer le processus de prise de décision». Mais une autre technique est aussi utilisée, qualifiée de « police administrative »: les décisions sanitaires sont alors prises par de simples arrêtés ministériels, quitte à mettre en suspens certaines libertés fondamentales. Or les arrêtés ministériels ont pour but de répondre à une situation d’urgence, pas de crise prolongée. «Toute une série de juristes et de juridictions s’accordent donc pour dire que le gouvernement belge agit dans l’illégalité. C’est ce qui le force à élaborer la loi pandémie», encadrant les mesures que peut prendre l’exécutif en cas de crise à l’avenir.
Des mesures aussi coercitives que l’interdiction de déplacement sont sans doute nécessaires, mais les impératifs de l’État de droit aussi. C’est dans cette optique que cette loi voit le jour. Pourtant, cette volonté de se conformer au droit n’est pas toujours présente. Dans le cadre de la crise de l’accueil, l’exécutif fédéral semble considérer que le principe de légalité est à géométrie variable, note Vincent Lefebve. Quitte à ignorer les milliers de condamnations en justice et à laisser saisir plusieurs (au moins trois) millions d’euros sur les comptes de Fedasil.
Extrême droite contre experts
«La crise de l’accueil est un laboratoire: on y observe un rapport distancié aux droits humains», observe Vincent Lefebve, ajoutant que ces droits humains ont fini, a contrario, par être mis au centre des débats pendant la pandémie. La crise de l’accueil et la crise sanitaire ont pourtant ça de commun qu’elles ont testé la solidarité des Belges, «mais il n’y avait pas de clivage politique net sur la question sanitaire avant la crise, alors qu’il existait déjà auparavant pour la question migratoire».
L’extrême droite n’y est pas pour rien. Vincent Lefebve constate que ses éléments de langage se diffusent dans la sphère politique. Si la droite a d’abord été contagiée (le philosophe constate par exemple le concept «d’appel d’air» introduit par le Belang qui s’est retrouvé dans le vocabulaire du président du CD&V et, sous d’autres formes, chez certains membres du MR), il note également que la gauche n’y a pas offert une résistance intransigeante. En effet, le dernier «coup de pression» de la gauche sur la question migratoire remonte à l’été 2021 et la grève de la faim des sans-papiers. A l’époque, le PS et Ecolo avaient menacé de quitter le gouvernement si un gréviste venait à mourir. Depuis, la question est restée plutôt absente de la campagne électorale ou de négociations fédérales.
Deux raisons (entre autres) expliquent pourquoi les gouvernements se permettent des écarts avec la légalité concernant la migration, mais pas la gestion sanitaire. D’abord, parce que le contexte de mars 2020 a plongé le pays en état de choc, où chaque citoyen était concerné. Il y avait urgence. Mais l’élément le plus probant réside en ce que Vincent Lefebve nomme «la démocratie consociative», soit l’importance donnée à des experts en leur matière avant que le politique ne se penche dessus. «Pour la crise sanitaire, on est sorti du politique. Il y avait une réponse scientifique, adaptable politiquement. Or la question migratoire ne peut pas être réglée par la science.»
Reste encore que les crises se succéderont, et que la Belgique (et même ses entités fédérées) peinent à constituer des gouvernements fonctionnels rapidement. Il n’est pas impossible qu’à l’avenir, lorsque de nouvelles crises adviendront, la loi pandémie adoptée en 2021 soit désuète. Bien sûr, il sera possible de créer une nouvelle mouture de celle-ci. «Mais pour les enjeux de long terme, comme la crise climatique, de nouvelles institutions devront être sollicitées. Est-ce que l’on doit créer un parlement de la nature, par exemple ? Nous sommes face à une situation inédite de l’histoire humaine qui met en jeu la survie des générations futures. Pour l’instant, nous ne sommes pas encore prêts politiquement, ni intellectuellement à affronter une telle omniprésence du thème de la crise dans notre vie collective. C’est un peu vertigineux»