vendredi, octobre 18

La Belgique compte 4,4% d’emplois vacants selon les derniers chiffres disponibles. Ce taux la place en tête du classement des pays européens où la pénurie est la plus criante. Mais le déficit de formation n’explique pas tout.

Plus de 184.000 postes fixes ou intérimaires. C’est le nombre d’emplois en entreprise qui ne trouvent pas preneurs dans le royaume, d’après les données de Statbel, l’office belge de statistiques, portant sur le deuxième trimestre de 2024. A l’échelle nationale, le taux de vacance d’emploi s’élève toujours à 4,4%, après un sommet à 4,8% il y a deux ans, résultant de la crise sanitaire. Avec les Pays-Bas, la Belgique apparaît ainsi en première position du classement de l’inadéquation entre l’offre et la demande d’emploi parmi 30 Etats européens, comme le montrent les chiffres d’Eurostat. A titre de comparaison, la moyenne de l’UE des 27, elle, ne dépasse pas 2,4%. Sur ce terrain, la Flandre s’en sort moins bien que les deux autres Régions. Le taux d’emplois vacants y atteint en effet 4,9%, contre 3,7% dans la capitale et 3,5% en Wallonie.

Régulièrement, les trois offices régionaux de l’emploi (le Forem en Wallonie, Actiris en région bruxelloise, VDAB en Flandre) publient la liste des fonctions critiques et métiers en pénurie sur leur territoire. La tension la plus connue est quantitative: un métier bascule dans ce critère de pénurie lorsque moins de 15 personnes sont disponibles pour dix opportunités d’emploi, selon la définition du Forem. Cela signifie que la réserve de main d’œuvre est jugée insuffisante pour remplir les offres d’emploi dont il a la connaissance. Il peut aussi y avoir une tension qualitative, quand les candidats ne disposent pas des qualifications requises par l’employeur (niveau de diplôme, expérience professionnelle, usage des langues). Enfin, le manque de candidats peut aussi résulter de la faible attractivité de l’emploi concerné, du fait des horaires à prester, de la pénibilité du travail, de la rémunération…

Des centaines de métiers en pénurie

En Wallonie, le Forem recense ainsi 162 métiers en pénurie, dont 27% dans le secteur de la construction et 22% dans l’industrie. «Suivent les secteurs de la santé et action sociale (16 métiers), de l’Horeca, tourisme et ICC (11 métiers), du transport et de la logistique (10 métiers)», énumère sa liste actualisée en août dernier. Dans la capitale, Actiris compte pour sa part 102 fonctions en pénurie. «La majorité des métiers sont présents sur la liste depuis plusieurs années, notamment des métiers du secteur non marchand dans l’enseignement, les soins infirmiers, les métiers de l’Horeca (serveurs et employés de cuisine) et les métiers du secteur de la construction (ouvriers de voirie, installateurs sanitaires, maçons)», indique l’office régional bruxellois. En Flandre, la liste des fonctions critiques est encore plus longue: le VDAB en comptabilise 241 en 2024.

«Des milliers d’étudiants continuent à faire le pied de grue devant les auditoires de psychologie, alors que l’on n’a pas besoin d’autant de personnes dans cette filière.»

Thierry Dock

Professeur à l’UCLouvain spécialisé dans les politiques d’emploi

Des choix de carrière peu adéquats

Pourquoi une telle inadéquation entre l’offre et la demande d’emploi en Belgique? Le discours sur le déficit de personnes suffisamment formées ou diplômées est bien connu. Pour de nombreux métiers, toutefois, le problème résulte davantage du choix des filières que du niveau d’étude global. En dépit de leur haute valeur ajoutée pour l’économie et de rémunérations attractives, les filières «STEM» (l’acronyme de sciences, technologies, engineering et mathématiques), par exemple, n’attirent pas suffisamment d’étudiants, bien que la Belgique bénéficie d’une part élevée de personnes diplômées de l’enseignement supérieur. «Des milliers d’étudiants continuent à faire le pied de grue devant les auditoires de psychologie, alors que l’on n’a pas besoin d’autant de personnes dans cette filière, confirme Thierry Dock, professeur à l’UCLouvain spécialisé dans les politiques d’emploi. La dynamique actuelle de liberté de choix amène à une mauvaise allocation des ressources

Il semble particulièrement difficile de corriger rapidement cet état de fait. «On l’a vu par le passé; les modèles contraignants ne fonctionnent pas, poursuit-il. Quand, en 2017, le ministre Pierre-Yves Jeholet (NDLR: MR, à nouveau en charge de l’Emploi et de la Formation depuis juillet dernier) avait voulu forcer les demandeurs d’emploi à se former aux métiers en pénurie, ce sont les fédérations patronales qui étaient montées au créneau, objectant que les travailleurs ne seraient pas assez motivés. Il est nécessaire d’entreprendre positivement une filière de formation.» Un constat que résumait la professeure d’économie Muriel Dejemeppe (UCLouvain) dans Trends, en 2023: «Allez-vous demander à la mère de famille qui élève seule ses enfants à se former à la boulangerie? Qui va s’occuper de ses enfants si elle doit travailler la nuit ou très tôt le matin? Certains métiers n’attirent plus car le salaire ne compense pas les désagréments, comme les horaires décalés.»

Par ailleurs, la structure même de l’enseignement pose problème, dès les études secondaires. Les métiers techniques et professionnels y restent encore assimilés à tort à des filières de relégation, voire même de déclassement social. «En plus de trente ans, on n’a fait aucun pas en avant sur ce sujet, déplore Thierry Dock. On ne cesse de souligner le fait que les métiers manuels sont tout aussi importants que les autres, mais dans les faits, l’enseignement général reste extrêmement valorisé et les fonctions techniques, pas du tout.»

La responsabilité des employeurs

Il serait réducteur de faire porter le chapeau des emplois vacants aux seuls candidats et à la formation. «Du milieu des années 1970 à nos jours, le chômage de masse a habitué une série d’employeurs à formuler des exigences démesurées par rapport aux profils dont ils avaient besoin, pointe encore Thierry Dock. D’autant qu’en parallèle, certains ont systématiquement proposé des contrats précaires, faiblement rémunérés et offrant peu de protection sociale.» Le rapport de force semble désormais s’équilibrer. Ce qui explique que certaines filières combinant des salaires variables, des horaires décalés ou une pénibilité avérée du travail peinent à recruter. A la suite des confinements de 2020 et 2021, par exemple, bon nombre de travailleurs dans l’Horeca se sont tournés vers la grande distribution et ne l’ont plus quittée, vu les horaires moins contraignants et la (relative) stabilité qu’offrait le secteur.

Il existe différents incitants financiers pour les demandeurs d’emploi optant pour une formation dans un métier en pénurie: une prime de 350 euros au terme du parcours, une prime «construction» de 2.000 euros brut dans les secteurs du bois, de la construction et de l’électricité, un dispositif «métier en pénurie» permettant sous certaines conditions de garder 25% des allocations de chômage pendant trois mois… Mais visiblement, ces incitants ne suffisent pas.

En Belgique, le nécessaire point d’équilibre entre les exigences de l’employeur et du travailleur glisse davantage vers ce dernier. «Notre système de protection sociale offre la possibilité de ne pas accepter n’importe quel emploi, reconnaît Thierry Dock. Aux Etats-Unis, une personne sans boulot est dans la misère. En Europe de l’Est, quand le rideau de fer s’est effondré, le Fonds monétaire international, à la manœuvre pour construire un nouveau modèle, a signifié la fin de la sécurité sociale. Et en Allemagne, le gouvernement de Gerhard Schröder (NDLR: chancelier entre 1998 et 2005) a diminué les protections sociales pour inciter les gens à accepter plus facilement un emploi. Aujourd’hui, on sent que cette tendance gagne la Belgique, tant au niveau fédéral que régional.»

Interrogé par L’Echo, le sociologue du travail Jean-François Orianne (ULiège) dénonce la rhétorique des emplois en pénurie, occultant la problématique de la pénurie d’emplois. «Cela permet aussi de montrer qu’on fait quelque chose pour lutter contre le chômage, qui est une question sociale extrêmement importante. […] On demande aux gens de résoudre sur le plan personnel le problème structurel de pénurie d’emplois: si les gens n’ont pas d’emploi, il faut qu’ils travaillent leur employabilité.»

Une réputation parfois injuste

Pour attirer des travailleurs, plusieurs secteurs en pénurie tentent depuis des années de redorer le blason de leurs métiers. Il y a quelques années, la Confédération construction wallonne, aujourd’hui devenue Embuild Wallonie, avait lancé sa campagne «Je construis mon avenir», s’appuyant sur des témoignages positifs et les récits de l’un ou l’autre humoriste. En 2022, le secteur non-marchand a lui aussi lancé une initiative baptisée «J’aime mon métier», suivant le même canevas. Mais les années d’efforts pour revaloriser certaines filières associées à la pénibilité du travail – à tort ou à raison – ne comblent pas pour autant le manque de main-d’œuvre. Pour Thierry Dock, il est urgent de donner du sens à ces métiers, en soulignant leur plus-value sociétale. «L’année dernière, j’ai supervisé le mémoire d’un étudiant qui a analysé l’attractivité du secteur de la construction auprès de jeunes du secondaire, avant et après une conférence sur son apport pour la lutte contre le changement climatique. L’intérêt avait fortement augmenté après avoir travaillé sur cette question du sens, ce qui corrobore d’autres études sur le sujet.»

Une ultraspécialisation sociétale

Chaque années, de nouveaux métiers, marginaux voire inexistants il y a quelques années, font leur apparition. Spécialiste blockchain, trader CO2, biohacker, architecte en réalité augmentée, responsable en transition énergétique… Marquée par les défis du climat, de la numérisation ou de l’intelligence artificielle, l’évolution sociétale fait naître de nouveaux besoins, auxquels il n’est pas évident de répondre, le temps que des filières se créent puis se fassent connaître. Or, en comparaison avec les Etats-Unis et le continent asiatique, les moyens comparativement dérisoires que les entreprises européennes consacrent à l’innovation, à la recherche et au développement ne permettent pas de devancer de tels besoins.

Pour davantage œuvrer à la rencontre de l’offre et de la demande d’emploi, les acteurs de l’insertion socioprofessionnelle devront faire leur juste part, conclut Thierry Dock. Notamment en jouant un rôle de médiation bien plus important entre les entreprises et les demandeurs d’emploi, afin de rapprocher les critères des deux parties.

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