Avec 48 gestionnaires en Wallonie et un en Région bruxelloise, le paysage de la distribution d’eau est particulièrement éclaté. Les petits acteurs appliquent des prix moins élevés.
Les économies d’échelle s’appliquent-elles au secteur de la distribution d’eau? Pas nécessairement, si l’on en croit le coût annuel moyen de la facture d’eau d’un ménage. Bien qu’elle approvisionne 67% du sud du pays, la Société wallonne des eaux (SWDE) applique des prix systématiquement plus élevés que les 38 communes assurant elles-mêmes cette mission, sur une partie ou la totalité de leur territoire (10% du total). Ailleurs, la mission incombe à l’une ou l’autre intercommunale, la Compagnie intercommunale liégeoise des eaux (Cile) étant la plus chère. Entre cette dernière et la commune de Rouvroy, à l’extrême sud de la province de Luxembourg, la facture annuelle d’un ménage moyen (consommant 70,5 m³) diffère de 108 euros. Hormis cette comparaison extrême, les variations s’élèvent tout au plus à quelques dizaines d’euros par an. En Région bruxelloise, toutes les communes sont desservies par le même distributeur, Vivaqua. A consommation identique, le montant qui y est facturé (371 euros par an) est inférieure à la moyenne wallonne (391 euros).
En Wallonie, une vingtaine de communes comptent deux, voire trois distributeurs sur leur territoire. Le prix de l’eau y dépend alors du village ou du quartier concerné. La carte wallonne laisse également apparaître une scission assez nette entre le nord du sillon Sambre-et-Meuse, où prédominent la SWDE et les intercommunales, et le sud-est de la Région, où les initiatives locales (régies ou services communaux) sont bien plus fréquentes, en particulier en provinces de Liège et de Luxembourg.
Le prix d’un mètre cube d’eau intègre non seulement la distribution en tant que telle, mais aussi le coût de l’assainissement, propre à chaque Région et dépendant, en Wallonie, de la Société publique de gestion de l’eau (SPGE). Outre cette part proportionnelle, les distributeurs appliquent également une redevance annuelle forfaitaire, qui n’atteint que 36 euros à Bruxelles mais 112 à 141 euros en Wallonie.
Un paysage éclaté
Pourquoi le paysage de la distribution d’eau est-il à ce point éclaté? «Le secteur s’est fortement restructuré dès les années 1990, rappelle Aquawal, l’Union professionnelle des opérateurs publics du cycle de l’eau, dans son rapport statistique portant sur l’année 2022. Le nombre d’opérateurs d’eau potable est ainsi passé de 107 (en 1992) à 48 aujourd’hui.» Mais ce découpage territorial est le reflet d’une histoire bien plus longue encore. «La distribution d’eau a commencé à la moitié du XIXe siècle avec l’industrialisation, rappelle Cédric Prevedello, conseiller scientifique chez Aquawal. A cette époque, l’exode rural de la paysannerie vers les villes a mené à des problèmes sanitaires, générant un courant philosophique appelé l’hygiénisme. Disposer d’une eau propre et d’un réseau d’égouttage pour évacuer les eaux usées, cela intéressait tant la population ouvrière que les industriels, conscients qu’un ouvrier en bonne santé produit plus. La distribution s’est donc d’abord concentrée en Wallonie, dans les villes disposant de moyens suffisants pour se doter de canalisations, des premiers châteaux d’eau, etc.»
Dans certains bassins de vie, les initiatives locales ont cédé le pas à des synergies avec les petites communes avoisinantes, donnant naissance aux premières intercommunales. En parallèle, l’Etat belge s’est rapidement emparé de ce qu’il considérait comme un progrès social important. «Il s’est donc donné pour mission d’alimenter non plus seulement les villes mais aussi d’autres zones où la distribution d’eau ne se développait pas spontanément, poursuit l’expert. D’où la création, à la veille de la Première Guerre mondiale, de la Société nationale de distribution d’eau, la SNDE, entre-temps devenue la SWDE côté wallon et De Watergroep côté flamand. Le plus rural nord du pays ne rattrapera son retard que plus tard, notamment grâce au plan Marshall et à l’investissement public. Il faudra ainsi attendre la fin des années 1980 pour voir le territoire belge entièrement couvert par la distribution d’eau.»
La persistance de gestions purement locales est avant tout un choix politique. «La distribution d’eau relève de l’autonomie communale, qui est consacrée dans la Constitution», rappelle Ingrid Gabriel, présidente d’Aquawal et directrice générale de la Cile. Ainsi, en 2008, la commune de Chiny, en province de Luxembourg, organisa un référendum afin de savoir si la population préférait garder un réseau communal, ou le confier à la SWDE dans l’optique de mutualiser les coûts. Verdict: 89% des habitants votèrent pour le maintien d’une gestion locale. A Perwez, seule commune du Brabant wallon disposant d’une régie communale pour l’eau, le dilemme n’a pas lieu d’être dans les zones qu’elle dessert. «Notre régie est moins chère que la SWDE, sourit Luc Marchand, l’échevin en charge de l’eau. La question de revendre un jour notre réseau ne se pose pas à l’heure actuelle. Perwez est une commune riche en nappes phréatiques. Nous avons d’ailleurs découvert deux nouveaux puits de captage, deux à trois fois plus importants que ceux existants. Pourquoi nous priver d’une gestion locale?»
Pourquoi de tels écarts
Que recouvrent, aujourd’hui, les différences de prix d’un gestionnaire à l’autre? Il y a d’abord des facteurs locaux, indique Cédric Prevedello. Les petites communes appliquant des prix moins élevés peuvent par exemple prendre à leur compte une partie des charges inhérentes à la distribution d’eau en puisant dans les recettes communales de vente de bois. Par ailleurs, le coût répercuté dépend de la consommation d’eau, qu’elle émane des particuliers ou des entreprises sur le territoire concerné: plus celle-ci est élevée, plus elle tend à faire baisser les coûts. «C’est la raison pour laquelle un acteur comme inBW, dans le Brabant wallon, parvient à être moins cher que d’autres», relève l’expert d’Aquawal. Enfin, le prix dépend de la quantité d’investissements réalisés. A cet égard, la saga des PFAS, nécessitant le placement de filtres à charbon, a elle compliqué la donne dans certaines zones. Du côté de la Cile, l’acteur appliquant les prix les plus onéreux, Ingrid Gabriel pointe aussi des investissements récents de 82 millions d’euros dans la sécurisation du réseau et dans deux stations de traitement des pesticides et des nitrates.» En outre, l’intercommunale remplace 20% à 25% de quelque 33.000 raccordements au plomb problématiques.
Si le prix de l’eau a légèrement augmenté en 2025, c’est dans l’optique de rattraper une indexation qui n’avait plus eu lieu entre 2017 et 2022. A moyen terme, les distributeurs espèrent qu’une réglementation européenne permettra d’appliquer la logique du pollueur-payeur aux secteurs à l’origine des onéreuses pollutions de l’eau à traiter, pour l’heure assumées par la collectivité.