Les partis francophones se lancent tour à tour dans la campagne électorale. Les thématiques socioéconomiques, dont celle de l’emploi, émergent. Et ce n’est pas une mauvaise nouvelle.
Parce que son parti a les pieds bien ancrés dans la terre, a expliqué Georges-Louis Bouchez, et parce que les citoyens de la ruralité ont droit aux mêmes égards que ceux des capitales, c’est au Wex de Marche-en Famenne que le MR a tenu son congrès de lancement de campagne, le 4 février.
Les 1 500 militants libéraux y ont validé le programme et ses trois cents propositions. Certaines thématiques y ont suscité davantage d’applaudissements que d’autres. En vrac: la neutralité, l’interdiction du port de signes convictionnels dans les administrations et les établissements scolaires, la défense de la cause des agriculteurs, la restauration du sens de l’effort à l’école, sans oublier la présence de la populaire Sophie Wilmès, pour évoquer les grands enjeux européens.
Mais s’en tenir à l’applaudimètre reviendrait à occulter la thématique qui, plus que les autres, transparaît dans le programme électoral du MR: l’emploi. Le président Georges-Louis Bouchez ne s’en cache pas, depuis de nombreux mois déjà, l’augmentation du taux d’emploi constitue pour son parti un fondement. Et lorsque les concurrents socialistes, qui disposent de cette compétence au fédéral et à la Région wallonne, se félicitent d’un taux d’emploi en constante augmentation, le président libéral rappelle volontiers que les indicateurs de la Wallonie et de Bruxelles demeurent en fait faibles comparés à ceux de la Flandre et des voisins européens.
Tout pour l’emploi
Ainsi, les libéraux avancent une série de propositions directement liées à la valorisation de l’emploi et au pouvoir d’achat des travailleurs. Il s’agit, par exemple, d’assurer un relèvement de la quotité exemptée d’impôt, avec un différentiel de minimum cinq cents euros entre le revenu d’intégration sociale et ceux du travail, comme l’a indiqué le Bruxellois David Leisterh. Ou, revendication phare du MR, de limiter les allocations de chômage dans le temps à deux ans, pour les moins de 55 ans. «Mais en permettant aussi de gagner plus durant les six premiers mois, de manière à pouvoir se relancer, a insisté la députée fédérale Florence Reuter. Le chômage doit être une assurance en cas de coup dur, pas un gouffre dans lequel, pour certains, on disparaît à jamais.»
Au MR, nous sommes les seuls à tendre la main aux chômeurs.
Même au-delà des mesures directement liées à l’emploi, le sujet figure en filigrane. Quand le ministre-président de la Communauté française, Pierre-Yves Jeholet, plaide pour un sursaut de l’enseignement, c’est avant tout pour prôner une série de valeurs telles que «le goût du travail, le goût de l’effort, le respect, la politesse». Lorsque la tête de liste namuroise Vincent Maillen promeut l’enseignement en alternance, c’est parce qu’il est «impératif de faire passer les élèves dans le monde du travail et le monde du travail dans l’enseignement».
Georges-Louis Bouchez, quant à lui, qualifie de «coalition du chômage, de l’échec, du pire» cette improbable coalition PS-Ecolo-PTB que le président de la FGTB, Thierry Bodson, a appelée de ses vœux dans la presse. Il ne s’agit pas, pour un président du MR moins offensif qu’à l’accoutumée, de stigmatiser les chômeurs. «Au contraire, nous sommes les seuls à leur tendre la main. Nous sommes les seuls à considérer qu’il faut les accompagner dans des formations efficaces, qu’il ne faut pas les laisser durablement dans le chômage détruit leur santé, mine leur moral, appauvrit les quartiers et fait que nous avons des dépenses sociales plus élevées que les autres, que nous ne voyons pas dans chaque individu un électeur qu’il faut brosser dans le sens du poil.» Le MR se positionne plus que jamais comme le parti du travail. A bon entendeur…
Mais il n’est pas le seul. Il va sans dire qu’il existe en Belgique, à l’opposé de l’échiquier politique, un parti qui se réclame «du travail». Le Parti du Travail de Belgique, précisément. Il se fait aussi que chaque parti, d’Ecolo aux Engagés en passant par DéFI, y va de ses propositions pour augmenter le taux d’emploi, valoriser fiscalement le travail, améliorer les conditions de travail, accroître l’attractivité du travail, miser sur la durabilité du travail et on en passe.
L’emploi, version socialiste
Un autre président de parti, socialiste celui-là, a également entrepris de s’emparer du sujet. De permettre à la gauche de se réapproprier la «valeur travail», qui est historiquement la sienne, malgré une confiscation progressive par la droite, promet-il.
Paul Magnette, président du PS, a en effet publié un nouvel ouvrage en janvier, intitulé L’Autre Moitié du monde (éditions La Découverte). Le coup d’envoi de la campagne socialiste sera officiellement donné à Ixelles, le 18 février. Sans préjuger du contenu détaillé du programme, il apparaît d’ores et déjà que l’emploi y occupera une place prépondérante. Le bourgmestre de Charleroi l’a lui-même répété, à l’annonce de la sortie de son livre: ce sera le sujet central de la campagne électorale qui s’amorce. Il l’espère, du moins.
Une bataille des idées est engagée, pour le président du PS, malicieusement rebaptisé «parti de la sieste» du côté libéral. Il faudra faire percoler l’idée selon laquelle la valeur travail se situe bien de son côté, qu’elle doit être vectrice d’émancipation, qu’elle doit inclure cette «autre moitié du monde» comprenant les personnes démunies et celles qui travaillent mais peinent à joindre les deux bouts.
Pendant que ces présidents de parti, qui occupent une large part de l’espace médiatique, axent leur campagne sur les enjeux socioéconomiques, ils ne sont pas occupés à le faire sur d’autres sujets qui pourraient animer les débats électoraux. On pourrait songer, à titre d’exemples, aux thématiques identitaires, migratoires, voire communautaires ou institutionnelles, en Belgique.
Ce bon vieux clivage gauche-droite
Ni Georges-Louis Bouchez, ni Paul Magnette, ni les autres n’ont fondamentalement réinventé la roue, en réalité. «Il s’agit, si on s’inscrit dans une perspective historique, d’un clivage entre la gauche et la droite sur les questions redistributives, autour de l’emploi, du chômage, des pensions, du socioéconomique, etc. Ce grand clivage est celui qui a été le plus mobilisateur en Belgique, probablement depuis l’après-Seconde Guerre mondiale», retrace Benoît Rihoux, professeur de science politique à l’UCLouvain.
D’autres axes de conflit pourraient émerger. En Belgique, il peut évidemment s’agir du clivage communautaire, qui a passablement animé d’autres campagnes électorales et pourrait encore le faire. «D’autres clivages existent, autour de thématiques comme l’immigration, la sécurité ou l’environnement.»
Faut-il se réjouir, finalement, que cette amorce de campagne se décline grandement autour des enjeux socioéconomiques plutôt qu’identitaires, par exemple? «Dans une démocratie libérale, une campagne électorale s’articule autour de thèmes clivants. Cela peut être l’identitaire, mais aussi l’écologie, poursuit Benoît Rihoux. Ces sujets-là, en soi, sont tout aussi légitimes, si des interrogations sur ces thématiques traversent le corps social.» Aucune de ces problématiques ne devrait en soi être exclue de tout agenda politique. Le problème se pose lorsque des formations politiques radicales confisquent le débat, en cherchant à mettre en œuvre des politiques ne s’inscrivant pas dans le cadre d’un compromis démocratique.
Dans une démocratie libérale, une campagne électorale s’articule autour de thèmes clivants.
La différence entre l’offre politique que l’on peut qualifier de radicale, au nord et au sud du pays, peut dès lors exercer son influence sur l’agenda. Le Vlaams Belang n’a pas d’équivalent, en matière de force de frappe, dans l’offre électorale francophone. Ses thématiques de prédilection s’invitent de manière moins immédiate dans les programmes. Mais le PTB, qu’il ne s’agit pas de comparer au parti d’extrême droite, se positionne néanmoins très fortement sur l’axe du conflit socioéconomique. «Il adopte une position très à gauche sur ce front. On peut considérer que le PTB se situe aussi sur un autre axe de conflit, à savoir la question du système et de l’antisystème, en quelque sorte», observe le politologue.
Le retour du socioéconomique
A des stratégies propres aux partis en campagne s’ajoute une autre dynamique, à moyen terme, qui traverse l’ensemble des sociétés européennes. «Il y a certainement un retour en force d’enjeux socioéconomiques lourds, qui remontent à la crise bancaire, puis se sont renforcés avec la crise de l’énergie, la guerre en Ukraine» ou encore, dans une certaine mesure, le mouvement des agriculteurs des dernières semaines.
Tous ces événements ont mis au premier plan «ce qu’on appelle, dans le monde anglo-saxon, les bread and butter issues, les problèmes de pain et de beurre», ces préoccupations du quotidien, plus matérielles, qui traversent la société. Certains partis, plus que d’autres, «ont une capacité à mobiliser cette dimension, à la polariser. Il s’agira typiquement des socialistes, des libéraux… et des communistes», poursuit Benoît Rihoux.
Ce n’est pas que les autres partis, écologistes ou centristes, n’avancent pas de propositions légitimes en la matière. Mais leur histoire et leur image y sont moins facilement associées. De ce point de vue, les libéraux francophones, peu concurrencés sur leur droite, au contraire de leurs homologues néerlandophones, ont davantage d’espace pour se positionner sur le socioéconomique. Et faire valoir leur rôle de repoussoir des «cinquante nuances de gauche», comme le dit le slogan abondamment affiché par le MR.