Les élèves qui sortent des filières latin ou grec en secondaire affichent un meilleur taux de réussite dans l’enseignement supérieur, révèle une enquête flamande. Effet de corrélation plutôt que de causalité, ce constat en dit long sur les inégalités et les stéréotypes qui gangrènent le système éducatif.
Latin, sciences ou psycho? C’est une étape cruciale dans la scolarité: à l’aube du passage en 3e et 5e secondaire, chaque élève est sommé de choisir une option. Loin d’être anecdotique, cette décision influence grandement la suite du cursus de l’enfant… parfois même jusqu’à l’obtention de son diplôme de bachelier ou de master.
D’après les résultats de l’enquête flamande Liso, le choix de filière en secondaire serait en effet déterminant pour le taux de réussite dans l’enseignement supérieur. Selon l’étude, qui suit plus de 10.000 jeunes flamands depuis 2013, les élèves qui optent pour le latin ou le grec auraient ainsi plus de chances d’obtenir leur diplôme de bachelier en trois ans. L’option « grec-maths » arrive en première position avec 61% des élèves qui décrochent ce diplôme dans le « temps règlementaire ». Les filières « latin-maths » (53%) et « latin-grec » (46%) complètent le top 3. A l’autre extrémité du classement se retrouvent les sciences humaines (22%) et l’option « économie-langue moderne » (20%). Alors comment expliquer de telles disparités de réussite entre les filières ?
« Un processus circulaire »
S’il faut reconnaître certaines vertus à l’apprentissage des langues classiques (maîtrise de la syntaxe, enrichissement du vocabulaire, développement de l’esprit critique…), ce ne sont pas les cours de latin ou de grec en soi qui rendent automatiquement les élèves plus intelligents ou mieux préparés pour l’enseignement supérieur. L’influence du choix d’option sur la future réussite s’apparente davantage à un principe de corrélation que de causalité. « Les filières de latin ou de grec jouent avant tout une fonction de sélection et de distinction par le haut dans le système éducationnel, nuance Eric Mangez, professeur de sociologie à l’UCLouvain. Elles relèvent en réalité davantage d’une stratégie de placement de la part des parents. » En inscrivant leurs enfants en latin ou en grec, les parents s’attendent à ce que la qualité des cours et le niveau d’exigence y soient plus élevés, avance l’expert. Une demande intériorisée par les enseignants et les établissement eux-mêmes, qui investissent davantage dans ces filières. « C’est un processus circulaire, qui s’auto-entretient, insiste Eric Mangez. Les pratiques scolaires répondent aux attentes des parents et inversement. »
Un phénomène social que l’expert rapporte au concept de « prophétie autoréalisatrice » : la prédiction (meilleur taux de réussite) se réalise car elle a été posée, dans la mesure où les croyances qui découlent de cette prédiction orientent in fine le comportement des acteurs (parents, élèves, corps enseignant et établissements scolaires).
« Les filières de latin ou de grec jouent avant tout une fonction de sélection et de distinction par le haut dans le système éducationnel. »
Selon Eric Mangez, les taux de réussite importants dans les filières de grec et de latin s’expliquent également par le capital économique et culturel des élèves. « Si on apprend mieux dans ces options-là, c’est parce qu’on y met des élèves de certains milieux socio-économiques, qui ont déjà acquis certaines dispositions par rapport à l’école, une sorte d’« habitus » scolaire, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu. » Et l’expert d’insister : « Si l’on comparait les revenus et niveaux d’études des parents d’une classe de latin-maths avec une classe de sciences sociales, il est fort probable qu’on observe une différence, même si cela ne se vérifie pas automatiquement. »
Une valorisation historique du latin et du grec
Ce phénomène social est renforcé par le « quasi-marché scolaire » belge, pointe le sociologue de l’éducation. « Contrairement à la France, en Belgique, les parents peuvent choisir librement l’établissement scolaire de leurs enfants, ce qui entraîne une sorte de compétition entre les écoles. Pour améliorer leur image et leur réputation, certaines s’attachent à conserver et valoriser des filières considérées comme prestigieuses, pour attirer un certain type de public. » Cette tendance entraîne inévitablement des inégalités, qui se reproduisent en dehors du cercle scolaire.
La valorisation exacerbée du latin, du grec ou des mathématiques au détriment de l’espagnol ou de la psychologie, par exemple, s’explique également par une hiérarchie ancrée entre les disciplines. « Historiquement, on a toujours fait une distinction entre les sciences dures et les sciences molles ou entre les langues classiques et les langues modernes. Ces premières catégories ont toujours eu une certaine aura et une valeur plus importante. Ces hiérarchies d’ordre socio-culturelles, observées dans de nombreux pans de la société, se retrouvent aussi dans le monde scolaire », analyse Eric Mangez. Pourtant, selon l’expert, elles sont loin d’être fondées. « Les sciences humaines et sociales sont en réalité des objets d’études beaucoup plus complexes que les sciences dures. On pourrait clairement attribuer aux sciences humaines cette fonction de ‘distinction par le haut’ dans le système éducationnel, sauf qu’on ne le fait pas. »