Moins redoutées que le VIH, certaines infections sexuellement transmissibles (IST) progressent, selon un rapport publié par Sciensano lundi. Les associations de terrain constatent une méconnaissance globale de la population sur leurs modes de transmission et les risques pour la santé. Et pas que chez les jeunes.
A quand remonte votre dernier dépistage? Peut-être vous sentez-vous peu concerné, pas à risque ou suffisamment informé et être ainsi efficacement protégé. Contre le sida, sans doute, mais les autres infections sexuellement transmissibles (IST)?
Que savez-vous de la trichomonase, de la syphilis, de la gonorrhée, de l’hépatite B ou encore de l’herpès simplex? Pas assez si l’on en croit le dernier rapport de Sciensano sur la circulation des IST en Belgique. Petit rappel des chiffres: actuellement, la chlamydia circule le plus. Elle touche davantage les femmes, principalement entre 15 et 29 ans. Le nombre de cas rapportés (hommes et femmes confondus) a augmenté de 21% en quatre ans, passant de 156/100 000 habitants en 2019 à 189/100 000 habitants en 2023. Chez les hommes, principalement ceux qui ont des relations avec d’autres hommes, c’est la gonorrhée qui progresse: le taux d’infection a explosé ces dernières années (+99%), passant de
66/100 000 habitants en 2019 à 130/100 000 habitants en 2023. Lorsqu’elle touche les femmes, c’est plus souvent chez les 15-30 ans.
La syphilis aussi fait son grand retour. Elle concerne aujourd’hui 73 habitants sur 100 000 (+13% par rapport à 2019), de nouveau plus chez les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes.
D’origine bactérienne, virale ou parasitaire, les IST peuvent avoir de graves conséquences pour la santé, surtout si elles ne sont pas traitées: stérilité, grossesse extra-utérine, douleurs chroniques, cirrhose du foie, cancers et, dans certains cas, décès.
Une lente et constante progression qui s’explique, d’une part, par un nombre croissant de tests de dépistage réalisés, ce qui est évidemment une bonne nouvelle, mais aussi par la persistance de comportements à risque et un cruel manque de connaissances sur la nature de ces infections, leurs symptômes, leurs modes de transmission et les moyens de s’en prémunir. C’est ce que révèlent les résultats d’une enquête menée, en mai 2022, par la Plateforme Prévention Sida. Sur les huit cents personnes interrogées, près d’un tiers n’a jamais subi de dépistage. Quatre sondés sur dix imaginent pouvoir se faire tester directement après un rapport sexuel non protégé, alors qu’un temps d’attente doit être observé. Un peu plus d’un tiers pense que toutes les IST sont détectables grâce à une simple prise de sang, alors qu’un frottis et/ou un test d’urine et un examen visuel sont également nécessaires pour un test complet. Une enquête de 2016 pilotée par la même plateforme avait déjà mis en évidence le fait que neuf Belges sur dix pensent ne pas courir le risque de contracter une IST et 65% ignorent que le sexe oral peut mener à une infection. Ce n’est pas gagné…
Pandémie, coup de frein ou d’accélérateur
Pour mieux comprendre pourquoi les IST circulent davantage, il faut se frotter à la réalité du terrain, celle que vivent au quotidien les intervenants de première ligne. C’est le cas d’O’YES, pour Organization for Youth Education & Sexuality. Début 2021, l’asbl lançait «Moules frites», la première chaîne digitale belge entièrement dédiée à la santé sexuelle. Par des vidéos et des podcasts, l’association tente de répondre aux petites et grandes questions que les jeunes se posent, notamment ceux qui n’ont pas (ou pas encore) eu accès aux animations sur l’éducation à la vie relationnelle affective et sexuelle (Evras) données dans les écoles.
Les messages autour du safe sex ont fait passer les pratiques bucco-génitales pour moins dangereuses, dès lors certaines IST sont réapparues de façon nettement plus marquée.
D’autant que l’isolement dans lequel les étudiants ont été plongés durant les périodes de confinement et le chamboulement de la vie scolaire n’ont pas favorisé l’organisation de ces séances d’information, comme le souligne Louise-Marie Drousie, coordinatrice du pôle pédagogique d’O’YES: «Nous avons observé une baisse du nombre de dépistages et une recrudescence des IST pendant toute la période Covid. Un étudiant qui réside habituellement sur un campus n’aura aucune difficulté à trouver un lieu où se faire dépister. Par contre, s’il est confiné chez ses parents ou dans un endroit peu desservi par les transports en commun, se rendre discrètement dans un centre s’avère plus difficile.» D’autres, à force d’entendre «ne venez que si c’est vraiment nécessaire» et «priorité aux soins urgents», ont été découragés ou n’ont pas osé pousser la porte des centres de dépistage. On pourrait se dire que le Covid a de toute façon jeté un froid sur la vie amoureuse, mais quand on sait qu’un Français sur quatre ayant trouvé un partenaire depuis la fin du premier confinement l’a rencontré sur une application de dating (enquête Ifop du 5 octobre 2021), soit deux fois plus que ce qui avait été observé avant la crise du coronavirus, on a comme un doute…
La pandémie est également pointée du doigt la Plateforme Prévention Sida. «Le Covid a clairement eu un effet négatif. Sur le terrain, on a constaté que les demandes se faisaient plus rares, soit parce que nous étions fermés pendant le confinement total, soit parce que les personnes avaient peur d’attraper le coronavirus en venant chez nous, expose Thierry Martin, le directeur. On a alors tenté de trouver d’autres options au dépistage, comme les autotests VIH, que les gens pouvaient se procurer sur notre site Internet, pour au moins toucher le public à risque. Ce n’est pas parce que les lieux de rencontre habituels étaient fermés que tout le monde a mis sa vie sexuelle en suspens. Que ce soit pour le VIH ou les autres IST, on a certainement loupé des personnes infectées qui ont retransmis la maladie puisque les symptômes sont parfois inexistants.»
La chlamydia? Une plante!
Comme le montrent les données précitées, la sous-information ou la mésinformation du public est antérieure à la pandémie. Elle touche différemment les jeunes selon leur âge, leur milieu familial ou leur école puisque c’est principalement là qu’ils ont accès à l’éducation à la santé sexuelle. «Dans le secondaire, ils peuvent citer les principaux moyens de se protéger des IST mais ils n’en savent pas beaucoup plus, regrette Louise-Marie Drousie. Quant au dépistage, ils ne savent pas vraiment comment ça se passe, dans quel délai ou à quelle fréquence il faut le faire et vers qui se tourner. Pourtant, dès que la discussion est lancée, les tabous sautent, signe qu’ils sont demandeurs de plus d’informations. Certains sont un peu plus au courant parce qu’ils en ont parlé avec leur généraliste ou se sont déjà rendus dans un centre de planning familial. Dans le supérieur, c’est un peu mieux, même si l’information reste parcellaire. Ils savent, par exemple, que le dépistage a lieu par prise de sang mais pas qu’un prélèvement d’urine et un frottis de la gorge, vaginal ou anal peuvent également être nécessaires.»
Les messages autour du safe sex ont fait passer les pratiques bucco-génitales pour moins dangereuses, dès lors certaines IST sont réapparues de façon nettement plus marquée.
Globalement, c’est à l’école, auprès de leurs pairs ou sur Internet, surtout à travers les vidéos et les podcasts, que les jeunes s’informent sur les IST. Certains ont la chance de pouvoir en parler ouvertement et sans tabou avec leur entourage. D’autres pas. C’est pourquoi on trouve des incollables et d’autres complètement largués. Les anecdotes ne manquent pas: à la question «que t’évoque le mot chlamydia?», un jeune a répondu qu’il devait s’agir… d’une plante.
Parole libérée
Heureusement, il existe des signes encourageants: la parole entre les jeunes semble s’être fortement libérée, précise la coordinatrice d’O’YES . Depuis 2020, les personnes qui ont eu des rapports non protégés peuvent aussi prévenir leur(s) partenaire(s) en envoyant un message grâce à la plateforme depistage.be. Celui ou celle qui doit être informé(e) reçoit un message standard l’invitant à se faire dépister et mentionnant un numéro de contact pour obtenir plus d’informations. Le nom du partenaire infecté n’est pas mentionné. En 2021, la plateforme a enregistré 1 150 notifications.
Chargé de mission à la Fédération laïque de centres de planning familial, Thomas Piérard insiste, lui aussi, sur l’importance de multiplier les animations Evras lors du cursus scolaire afin d’informer et de sensibiliser les jeunes en accompagnant leurs questions et leurs besoins. «Chaque élève devrait avoir accès à l’information, c’est encore loin d’être le cas. Depuis 2012, toutes les écoles sont censées intégrer l’Evras dans leur programme mais elles restent libres de décider sous quelle forme et des questions qui seront abordées. Par ailleurs, la disponibilité des intervenants est limitée. Il faudrait donc renforcer les moyens pour couvrir plus d’écoles.» Pour pallier cette carence et toucher un public le plus large possible, les centres de planning familial, comme la plupart des autres associations concernées, communiquent tous azimuts en multipliant les campagnes et les collaborations avec d’autres associations, en assurant une présence active sur les réseaux sociaux ou dans les festivals.
Génération sans capote?
A la question de l’information s’ajoute celle des comportements à risque. Si les IST circulent plus, n’est-ce pas aussi parce que les jeunes se protègent moins, ou qu’ils sont sexuellement actifs plus jeunes? A la deuxième question, la réponse est «non», tranche Nicolas Zdanowicz. En Belgique, éclaire le psychiatre, chef de service et professeur à l’UCLouvain, le premier rapport sexuel a lieu vers 17 ans. Une moyenne qui a très peu varié, de six mois à un an, entre les années 1980 et 2020. Moins rassurant: ceux qui ont eu des relations à un âge précoce, ont multiplié les partenaires et consomment régulièrement des drogues ou de l’alcool auront plus tendance à avoir des rapports non protégés, ajoute-t-il. «C’est logique: plus on adopte des comportements d’adulte, plus on court les mêmes risques que les adultes.» Le psychiatre a observé une autre réalité: l’attention portée aux mesures de prévention en santé a tendance à s’éroder avec l’âge. Les IST n’échappent pas à la règle.
La réponse à la première question, celle des comportements à risque, est plus difficile à apporter. Il est vrai que les campagnes de prévention contre le VIH ont souvent mis en avant le fait qu’on peut «vivre avec le VIH» pour combattre le rejet et la discrimination des malades du sida. Mais peut-on affirmer que ces messages plus positifs et rassurants ont fait baisser la garde?
En 2016, une enquête de l’UCLouvain sur la vie sexuelle des étudiants à l’université a révélé plusieurs tendances. Tout d’abord, 90% des jeunes affirment utiliser des moyens de contraception. Dans sept cas sur dix, ils incluent l’usage du préservatif. En ce qui concerne le dépistage, 36% des étudiants en ont déjà effectué au moins un. Ce pourcentage passe à 43% si l’on ne considère que les répondants ayant déjà eu des rapports sexuels. Au sein de ce groupe, 94% ont déjà utilisé des préservatifs au cours de leur vie.
Dans la plupart des films pornos, les acteurs n’utilisent plus le préservatif car ils se font tester régulièrement. Mais les jeunes, eux, ne font pas forcément le lien.
Les résultats confirment enfin la double différence de niveau de connaissance, d’un jeune à l’autre et entre le VIH et les autres IST. «Les messages importants et récurrents qui ont circulé pendant deux décennies sont restés focalisés sur le VIH. Les autres infections, elles, sont restées dans l’ombre, développe Jacques Marquet, sociologue de la famille à l’UCLouvain et coordinateur de l’étude. Dès qu’on s’éloigne des questions de pénétration vaginale et anale, ça devient beaucoup plus flou. Par ailleurs, comme les messages autour du safe sex ont mis en avant les risques de contracter le VIH lors de la pénétration, faisant passer les pratiques bucco-génitales pour moins dangereuses, certaines IST sont réapparues de façon nettement plus marquée.» A ce niveau aussi, les choses évoluent: on assiste aujourd’hui à l’émergence de discours critiques contre une certaine centralité de la pénétration dans les actes sexuels, ajoute le sociologue. Mais qui doit s’accompagner d’une meilleure information sur les risques liés à ces pratiques.
C’est plus de notre âge
Thierry Martin, le directeur de la Plateforme Prévention Sida, attire l’attention sur un autre cas de figure: un public plus âgé qui aurait tendance à croire que les IST sont une affaire de jeunes ou de publics à risque, «alors qu’elles concernent justement des individus plus âgés ayant perdu l’habitude du préservatif, comme par exemple les personnes qui ont été en couple pendant un certain temps et ont perdu les réflexes de prévention. A 40 ou 50 ans, ils n’osent plus trop aborder le sujet. Comme ils rencontrent aussi moins de partenaires, ils ne veulent pas se compliquer la vie.» D’autant, complète le sociologue Jacques Marquet, que cette frange de la population a été moins exposée aux messages de prévention lorsqu’elle était sur les bancs de l’école.
Reste que si les jeunes sont plus à l’aise avec le préservatif, ils sont aussi plus enclins à l’abandonner si la relation s’inscrit dans la durée, nuance Thierry Martin: «Ils se considèrent vite en couple et abandonnent ce réflexe sans passer par le dépistage pour confirmer leur statut sérologique.» Une baisse de la vigilance accentuée par l’accès facilité au porno, notamment par les réseaux sociaux. «Dans la plupart des films, les acteurs n’utilisent plus le préservatif car ils se font tester régulièrement. Mais les jeunes, eux, ne font pas forcément le lien.»
Enfin, une autre évolution inquiète les professionnels de la santé. Une consommation plus importante d’alcool par les femmes augmente le risque de rapports à risque, met en garde Jacques Marquet. L’étude menée en 2016 est assez éclairante sur ce point: aux étudiantes à qui il a été demandé si elles avaient déjà eu des relations non protégées, qu’elles avaient regrettées par la suite ou si elles s’étaient réveillées sans pouvoir se rappeler de tout à cause de l’alcool, 50% ont répondu par l’affirmative à au moins une des trois questions.
Jouer avec les codes
Pour aider les jeunes à se lâcher sur le sujet et les conseiller sans qu’ils aient l’impression d’avoir «une bonne discussion» avec leurs parents, le Service de santé affective, sexuelle et de réduction des risques (Saser) de la province de Namur a créé, en collaboration avec les Points relais sida, un jeu coopératif sur les IST.
«Des pISTes? DépISTe!» est mis à la disposition de tous les organes en charge de la prévention et qui interviennent dans le milieu scolaire ou extrascolaire. Le Saser, qui a également le dépistage et l’accompagnement des personnes séropositives dans ses compétences, propose depuis 2019 un service délocalisé sur plusieurs zones namuroises qu’il assure avec des professionnels de la santé. Cette proximité permet de répondre à des besoins plus spécifiques et d’aller à la rencontre d’un public précarisé ou pas forcément connecté, donc moins exposé aux messages de prévention.
«Certaines personnes ont un peu peur de se rendre chez le médecin ou pensent que se faire dépister leur coûtera cher alors que c’est gratuit. Un homme bisexuel, par exemple, ne s’imagine pas forcément aborder cet aspect de sa vie avec son généraliste. Lorsqu’ils viennent nous voir, ils savent qu’aborder la sexualité sera facile car nous sommes formés à cela», relatent les trois membres du service que nous avons rencontrés, Laure De Myttenaere, Dorothy Vandermeuse et Janvier Sewumuntu. Se former, c’est aussi capter le langage des jeunes et utiliser leurs codes pour entrer en communication avec eux. Pour ce faire, l’équipe s’est notamment inspirée de la saison 2 de la série Netflix Sex Education dans laquelle il est question d’une épidémie de chlamydia au lycée ou pour aborder la question du consentement.