dimanche, avril 13

Peut-on encore manager comme avant? Depuis la crise du Covid, un fossé s’est creusé entre les aspirations des jeunes et les réflexes managériaux hérités du XXe siècle: refus de la loyauté verticale, exigence de sens, quête de cohérence éthique. Analyse et témoignages.

Jean-Baptiste n’a rien d’un repenti. Plutôt d’un rescapé. De ceux qui, après avoir gravi tous les échelons du management «classique», ont été contraints de désapprendre pour continuer à exister dans un monde du travail post-Covid métamorphosé. A 48 ans, ce cadre supérieur passé par les comités de direction de grandes entreprises à Paris se présente comme «facilitateur». Le mot fait sourire ses anciens collègues. Mais derrière cette modestie assumée, il y a un basculement profond: celui d’un homme –et à travers lui, d’un monde du travail– confronté à une génération de jeunes travailleurs qui ne veulent plus, qui ne peuvent plus, être managés comme avant.

«Avant 2020, manager était une question de méthode, d’objectifs clairs. Après le Covid, c’est devenu une question de relation, d’écoute, d’humilité. Et pour ça, je n’étais pas formé. Personne ne l’était», témoigne-t-il, les mains posées à plat sur la table, comme pour souligner qu’il n’y a là ni regret ni nostalgie, juste un constat objectif. «J’ai quasi définitivement renoncé au titre de « managing director », je ne l’utilise plus… ça fait gourou des années 2000, non?», plaisante-t-il, même si l’autodérision ne masque pas complètement la gravité de ce qu’il a traversé: une crise de sens, à la fois personnelle et professionnelle. Une forme de vide accélérée par les mesures prises pendant la pandémie.

Ce qu’il raconte sans emphase, beaucoup dans son secteur le ressentent confusément. Il résume les enjeux: «Comment manage-t-on des jeunes qui ne se projettent plus sur plus de six mois? Qui refusent de sacrifier leurs week-ends? Qui osent, dans un open space, demander pourquoi faire ce qu’on leur demande –et quitter la réunion si la réponse ne leur convient pas… J’exagère à peine en vous disant cela, j’en connais des histoires comme ça.»

Fuir les emplois maltraitants

Le sociologue du travail Tanguy Mousserion voit émerger le constat posé par Jean-Baptiste sous des formes variées mais convergentes. Selon lui, le basculement actuel s’enracine dans un mouvement de fond: «Les attentes des jeunes générations à l’égard du travail ont évolué sous l’effet des mutations socioéconomiques récentes. La pandémie a accéléré un mouvement déjà amorcé où le travail est moins central dans la construction identitaire et doit s’intégrer dans un équilibre de vie plus large. La recherche de sens est devenue un critère déterminant: il ne s’agit pas seulement d’exercer un métier, mais de contribuer à un projet en cohérence avec des valeurs personnelles.» Une analyse que Jean-Baptiste, notre manager en reconversion, pourrait faire sienne mot pour mot: à ses yeux, ce qui a changé, ce n’est pas seulement la manière de diriger, mais la place même que le travail occupe dans la vie de ses collaborateurs. A la loyauté verticale a succédé un attachement plus fragile, plus fluide, plus exigeant aussi. On ne parle plus de fidélité, mais d’adhésion à une cause, d’alignement avec des principes.

1,27 an. L’ancienneté moyenne des jeunes lorsqu’ils quittent leur poste.

Une vision que nuance néanmoins la sociologue Danièle Linhart, autrice de La Comédie humaine du travail (éd. Erès, 2015), qui appelle à ne pas homogénéiser les comportements de toute une génération. «Tout d’abord, il faut considérer que la jeunesse n’est pas homogène et ne s’autoriser à parler que de tendances. Ainsi, certains jeunes ont été influencés par les plaintes de leurs parents qui souffrent au travail (harcèlement, stress, burnout, absence de reconnaissance, suicides de collègues, etc.) et cherchent à fuir le salariat ou le fonctionnariat, c’est-à-dire pour eux la subordination, l’impuissance et le manque d’autonomie, pour se diriger vers l’autoentrepreneuriat, le freelance ou les plateformes ubérisées, où ils ne trouvent pas d’ailleurs le plus souvent de situations plus faciles à vivre.» Pour d’autres, observe-t-elle, la rupture s’inscrit dans un contexte plus vaste: «La prise de conscience d’une urgence écologique déjà bien présente pour eux, s’est peut-être accélérée. En témoigne la révolte des élites, notamment en France, ces jeunes sortant des grandes écoles et proclamant, à la remise de leur diplôme, qu’ils n’ont pas reçu les bons enseignements et n’iront pas faire carrière comme leurs parents dans les entreprises prestigieuses.» Fuite ou résistance, cette nouvelle génération n’a pas renoncé au travail, insiste Danièle Linhart: «Mais en aucun cas, ils ne fuient le travail. Ils fuient les emplois maltraitant les travailleurs, la planète.»

© GETTY

La fin du pacte de la loyauté verticale

Ce bouleversement se révèle statistiquement palpable. En France, les démissions de CDI ont frôlé les 500.000 par trimestre en 2022, un record selon la Dares, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, un organisme qui dépend du ministère du Travail.  En Belgique, si la fameuse «Grande démission» à l’américaine n’a pas pris les mêmes proportions, une dynamique nouvelle s’est installée. Les jeunes quittent leur poste plus tôt qu’avant: leur ancienneté moyenne au moment de la rupture est tombée à 1,27 an, selon le think tank Forum for the Future. Il ne s’agirait pas d’un mouvement de colère spectaculaire, mais souvent une érosion silencieuse: 67% des entreprises belges se disent préoccupées par le phénomène du «quiet quitting», cette démission intérieure où l’on se contente du minimum vital sans plus croire à la promesse managériale. «On ne dirige plus, on fédère, résume Jean-Baptiste. C’est presque plus proche du coaching que du management, en fait.»

«J’ai le droit de dire non, ou de poser des questions. Ce n’est pas un caprice, c’est du respect mutuel.»

Ceux qu’il encadre aujourd’hui ne réclament ni babyfoot ni séminaires de team building. Ils demandent du respect, de l’écoute, du sens, nous confirment, en chœur, les managers consultés. Et ils savent que leur pouvoir de négociation a changé. Les jeunes générations –en particulier les moins de 25 ans, chez qui les démissions ont bondi de 40,8% en 2023– ont mis fin au pacte tacite de la loyauté verticale. «On ne va pas se tuer à la tâche pour un chef qui pense encore que la loyauté se mesure au nombre d’heures passées au bureau. Je veux bosser sérieusement, mais pas pour être infantilisé. Et j’ai le droit de dire non, ou de poser des questions. Ce n’est pas un caprice, c’est du respect mutuel», témoigne Imrane, 26 ans, coach sportif. Stop les silences gênés face à des décisions injustes ou à des managers abusifs: désormais, on interroge, on conteste, on part. «Eux, ils voient leur job comme un projet, pas comme une identité», observe Jean-Baptiste. Lui qui fut, longtemps, le gardien du cadre, regarde aujourd’hui ces nouvelles attentes comme une chance de réinvention. «Ce sont eux qui m’ont rééduqué.»

Arvin, informaticien indépendant, se montre plus sceptique sur le désir d’horizontalité radicale de ses camarades de génération. Il revendique le droit de cultiver une forme de dissidence tranquille face aux codes de sa génération: «Je comprends qu’on veuille du sens et du respect. Mais parfois, j’ai l’impression que certains de ma génération se comportent avec leur job comme avec leurs applis: dès que ça rame un peu, on swipe et on change. Il y a un risque à survaloriser le court terme.»

Cette perte d’adhésion au modèle d’implication totale, hérité des générations précédentes, fait écho à une tendance plus large, que le sociologue Tanguy Mousserion décrit en ces termes: «Les managers sont confrontés à des tensions inédites, car leurs pratiques s’appuient sur des modèles de gestion historiquement situés qui ne correspondent plus aux attentes des nouvelles générations. Le mode hiérarchique traditionnel se heurte à une préférence pour des organisations plus horizontales, fondées sur la collaboration et l’autonomie. Cette évolution n’est pas limitée à certains secteurs, bien qu’elle soit plus visible dans les entreprises où les jeunes travailleurs sont majoritaires et où la transformation numérique est avancée. Dans les grandes entreprises, où le management est souvent une fonction obtenue par promotion interne et non par formation, ce décalage génère des incompréhensions et des tensions.»

L’éloignement du bureau, parfois exigé plus que demandé, participe lui aussi de cette distance. Danièle Linhart rappelle que «certains jeunes considèrent qu’il y a un minimum de protections qui leur sont nécessaires, parmi lesquelles le télétravail. Ils seront prompts à démissionner ou à refuser un CDI s’ils n’ont pas ou plus droit au télétravail, par exemple. Cela traduit le sentiment d’impuissance qu’ils ressentent à influer sur le contenu et les conditions de travail. D’où le besoin de se préserver en gardant une certaine distance par rapport au lieu de travail.» Cette sensibilité nouvelle, plus exigeante envers les entreprises, plus soucieuse de cohérence éthique, n’exclut pas l’engagement, mais impose des conditions. «Ce que j’attends d’un manager? Qu’il me traite comme un adulte, c’est-à-dire pour ce que je suis réellement. Qu’il sache dire « je ne sais pas ». J’ai besoin qu’on m’écoute, pas qu’on me surveille. L’autorité, je l’accepte, mais si elle est incarnée et juste; au pire je zappe, je change de boulot. C’est pas la fin du monde hein», poursuit le jeune coach. Danièle Linhart souligne en effet qu’«ils peuvent aussi démissionner s’ils se sentent en désaccord avec les valeurs et la culture de leur entreprise. Mais, bien entendu, cela dépend aussi du niveau de leur formation et de l’état du marché du travail.» Derrière cette vigilance, c’est peut-être un nouveau pacte qui se dessine entre salariés et encadrants: plus fluide, plus fragile, mais aussi, peut-être, plus fécond.

Coachés plutôt que dirigés

Il serait tentant de réduire ce constat à un simple conflit de générations, mais les spécialistes s’accordent à dire que l’enjeu est ailleurs. Tanguy Mousserion insiste: «Cette tension ne relève pas d’un simple conflit intergénérationnel, mais d’une divergence entre des modes d’organisation du travail en transformation et d’une confrontation entre différentes cultures organisationnelles d’une même entreprise. Les jeunes travailleurs ne sont pas rétifs au management en tant que tel, mais ils perçoivent plus rapidement ses limites dans un environnement où la technostructure et les outils numériques redistribuent les rôles et les responsabilités. Les managers plus âgés, formés « sur le tas » à une conception du management fondée sur la supervision et le contrôle, doivent désormais adopter des postures plus ouvertes, axées sur le mentorat et la facilitation. Certains s’adaptent en réévaluant leur rôle, tandis que d’autres éprouvent des difficultés à évoluer vers des pratiques moins centralisées.» Danièle Linhart abonde: «Il s’agit moins de conflits intergénérationnels que de nature du modèle managérial qui a contribué à individualiser, à psychologiser systématiquement le rapport au travail et à mettre les salariés en concurrence les uns avec les autres. Les jeunes attendent plus que leurs aînés de la reconnaissance de leurs efforts à atteindre et dépasser leurs objectifs personnels, ils attendent des évaluations de leur travail gratifiantes, ils attendent d’être « coachés » par leur hiérarchie, mais aussi conseillés, aidés par elle. Or, les managers ne sont pas les experts.»

Ce n’est donc pas le principe de l’autorité qui est en jeu, mais sa forme, sa légitimité et sa capacité à susciter l’adhésion dans un monde du travail devenu mouvant, poreux, instable. Mais cette reconfiguration du pouvoir managérial ne convainc pas tout le monde. Attaché à une forme de structure, Arvin redoute les dérives d’une horizontalité mal pensée: «Je ne suis pas pour une horizontalité radicale. Un bon manager, ça doit encore pouvoir trancher, décider, donner le cap. Le tout collaboratif peut vite tourner à l’immobilisme ou au flou. Ce qu’il faut, c’est une autorité souple, pas une disparition de l’autorité.»

«J’ai l’impression que certains de ma génération se comportent avec leur job comme avec leurs applis: dès que ça rame, on swipe et on change.»

A ces enjeux générationnels se conjuguent des revendications d’ordre éthique et politique, qui bousculent profondément le cadre managérial traditionnel. Tanguy Mousserion l’observe avec clarté: «Les revendications éthiques, sociales et environnementales modifient les méthodes de management en imposant de nouvelles exigences de transparence et de responsabilité. Les jeunes travailleurs attendent des entreprises qu’elles incarnent des valeurs concrètes et ne se limitent pas à un discours faussement performatif sur la RSE (NDLR: la responsabilité sociale des entreprises). Cela se traduit par des demandes de pratiques plus inclusives, un rejet des structures toxiques et une volonté de participer à des décisions alignées avec des engagements sociétaux.»

Un discours parfois perçu comme naïf ou excessif dans certains cercles dirigeants, mais qui traduit, en profondeur, une attente nouvelle: celle d’un alignement entre valeurs et action, discours et pratique. Certaines entreprises s’en saisissent, d’autres résistent, par réflexe ou par prudence. «Pour certaines entreprises, poursuit Tanguy Mousserion, ces attentes sont perçues comme une contrainte, notamment lorsqu’elles remettent en question des modèles économiques établis. D’autres y voient une opportunité pour attirer des talents et renforcer leur légitimité dans un monde en mutation. Dans nos sociétés où l’individualisation s’accélère au détriment des « collectifs » sous l’impulsion des logiques productives, il est probable que nous voyons émerger paradoxalement des formes organisationnelles de plus en plus « démocratiques », où chaque individu serait partie prenante (et actionnaire) de son travail et des orientations stratégiques de son entreprise. « La crise du travail » questionne, en les redistribuant, les relations de pouvoir au sein des organisations… ce qui provoque, comme pour tout changement, des résistances.» Le management, autrefois vertical et prescriptif, devient le théâtre d’un ajustement permanent, où la posture du dirigeant ne peut plus se penser hors de son inscription dans un projet de société plus large. Jean-Baptiste en témoigne à sa manière, lui qui voit grandir dans ses équipes une exigence nouvelle: «Il ne suffit plus d’avoir un beau logo ou un plan stratégique bien ficelé. Ce qu’ils veulent, c’est de la cohérence entre les valeurs affichées et les actes concrets, au quotidien. Et ils ne se privent pas de pointer les contradictions.» L’éthique, notamment sur les questions environnementales et sociales, est devenue un élément structurant des choix professionnels. Vingt-cinq pour cent des 18-35 ans (chiffre tendanciellement en hausse) ont des exigences de preuves envers leur futur employeur.

Bientôt la fin des managers?

Faut-il alors y voir une simple période de flottement, ou les signes d’un basculement historique du rôle managérial? Pour Tanguy Mousserion, il ne s’agit en rien d’un épiphénomène passager: «En somme, la crise du management n’est pas un phénomène transitoire, mais le symptôme d’une mutation profonde des relations professionnelles. L’organisation du travail connaît une transformation qui remet en question le modèle managérial hérité du XXe siècle, fondé sur une séparation stricte entre conception et exécution.» Ce qui se joue aujourd’hui, selon lui, va bien au-delà d’un ajustement de posture. L’essor des outils numériques et des collectifs autonomes pourrait précipiter une redistribution radicale des rôles. «Mais, ma thèse, qui n’est pas en contradiction avec ce qui vient d’être dit, est que la crise du management traduit en réalité la disparition prochaine des managers de nos organisations.» Un horizon encore flou, mais que certains cadres, comme Jean-Baptiste, commencent déjà à pressentir, à défaut de s’y résoudre pleinement.

Reste à savoir si cette métamorphose annoncée tiendra ses promesses ou si elle se heurtera, une fois l’effet de souffle passé, aux résistances d’un système solidement ancré. Car toute transformation de fond suppose un désapprentissage collectif, douloureux parfois, toujours lent. Mais quelque chose semble bel et bien avoir basculé. Dans le regard de Jean-Baptiste, dans les attentes des plus jeunes, dans les mots pesés des chercheurs, affleure une intuition partagée: le management tel qu’on l’a connu est peut-être en train de vivre sa dernière heure. Pas dans un fracas, mais dans une mue. Plutôt qu’une «crise de management», il s’agirait plutôt d’une reconfiguration. Et dans cet interstice où l’autorité change de visage, où la loyauté ne va plus de soi, une nouvelle manière de travailler –et de vivre ensemble– est peut-être en train de s’inventer.

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