La mission de protection du trafic maritime de l’Union européenne est distincte de l’opération «américaine» Gardien de la prospérité, à laquelle participent des pays européens.
Un délai anormalement long dans la livraison de la prochaine voiture de rêve du consommateur européen peut-il décider du sort des rebelles houthis au Yémen? Après la sidération paralysante dont ils ont fait montre à la suite des premières attaques de navires commerciaux dans la mer Rouge, les Européens sont désormais prêts à réagir. Des arrêts de travail forcés dans les usines Volvo de Gand, Suzuki d’Esztergom, en Hongrie, ou Tesla de Berlin, en raison du retard dans la livraison de composants venus de Chine, ont-ils fait prendre conscience de l’impact de l’action de solidarité des insurgés yéménites avec la population de Gaza sur le commerce en Europe (70% de ses importations passent par cette voie)? Quoi qu’il en soit, déployer une mission maritime pour protéger le trafic commercial dans cette région, comme l’ont décidé les ministres des Affaires étrangères des Vingt-Sept le 22 janvier est «une décision bienvenue, nécessaire, et pas trop tardive, deux mois après le déclenchement des opérations des Houthis», analyse avec une pointe d’ironie le professeur à l’Institut Egmont et à l’UGent, Sven Biscop (1). Le doute est renforcé par la réaction en ordre dispersé des Européens.
Tout cela fait plutôt honte à la prétention de l’Union européenne d’être un acteur géopolitique.
Pour essayer d’y voir clair, rappelons les différentes composantes de l’arsenal mis en place par les Occidentaux (origine de la quasi-totalité des contributeurs). Les Etats-Unis ont d’abord créé une coalition internationale pour assurer la sécurité des navires croisant en mer Rouge. Sous l’appellation empreinte d’arrogance de «Gardien de la prospérité», elle réunit, outre le parrain américain, le Canada, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Danemark, la Grèce, la Norvège, Bahreïn et les Seychelles. Y figurent donc trois pays de l’Union européenne. Cette alliance a été le moteur d’une extension de la réponse opposée aux Houthis pour leurs opérations contre les navires occidentaux, les russes et les chinois étant sciemment épargnés. Dans la nuit du 11 au 12 janvier, les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont passés d’une action défensive à une opération offensive (même si certains argueront d’une vision large de la légitime défense pour la justifier) en pilonnant des cibles sur le territoire même du Yémen contrôlé par les rebelles. En attaquant des entrepôts de drones et de missiles balistiques ou des centres de commandement, notamment dans le port stratégique de Hodeidah, les deux puissances espèrent réduire la faculté de nuisance du groupe intégriste (lire en page 43). Dans cette mission distincte de l’opération Gardien de la prospérité, les Américains et les Britanniques ont pu compter, pour les frappes du 12 janvier, sur le soutien de l’Australie, du Canada, de Bahreïn et des Pays-Bas, assurément le meilleur allié européen des Etats-Unis.
Participation de la Belgique
Fondée ou pas, cette impression de confusion entre objectifs défensifs et offensifs des initiatives du duo Washington-Londres a conduit l’Union européenne à se montrer extrêmement prudente dans la mise en place de sa propre mission qui, par conséquent, restera autonome… L’opération, qui, selon le site d’information B2, devrait être appelée «Aspis» en référence au nom du bouclier traditionnel des soldats grecs pendant l’Antiquité, aura une démarche strictement défensive. Et ne sera donc pas intégrée à Gardien de la prospérité. La France, l’Allemagne, l’Italie devraient en être les composantes principales. La Belgique apportera sa contribution en mettant la frégate Louise-Marie à la disposition d’Aspis. Cette participation à une mission militaire a été permise par un compromis dont notre pays a le secret: en contrepartie, pour satisfaire son aile gauche, le gouvernement a appelé à un cessez-le-feu immédiat à Gaza.
A l’échelon supérieur, les Européens ont aussi dû composer avec leur représentant «pacifiste». En l’occurrence, l’Espagne du Premier ministre socialiste, Pedro Sánchez, allié du mouvement de gauche radical Sumar, s’est opposée à l’idée que l’opération Aspis soit une prolongation de l’opération Atalante, aux destinées de laquelle elle préside et qui, depuis 2008, lutte contre la piraterie, émanant principalement de Somalie, dans le golfe d’Aden. C’est donc une autre structure qui a été sollicitée pour appuyer Aspis, la Mission européenne de surveillance maritime dans le détroit d’Ormuz (EMASoH) qui, depuis février 2020, assure la sécurité du trafic maritime dans cette zone. Elle avait été mise en place après des attaques de navires marchands l’année précédente, attribuées à l’Iran.
Un long délai dans la livraison des voitures en Europe peut-il décider du sort des rebelles houthis?
Quelle stratégie européenne?
Bref, l’opération européenne de protection maritime en mer Rouge est non seulement tardive, mais elle met aussi en exergue les différences d’engagement des pays européens, et son accouchement a été laborieux. «Tout cela fait plutôt honte à la prétention de l’Union européenne d’être un acteur géopolitique et [dans sa stratégie globale de 2016] un fournisseur de sécurité maritime mondiale. De plus, l’ironie veut que le 24 octobre 2023, elle a adopté une stratégie révisée de sécurité maritime», analyse Sven Biscop.
Le professeur de l’UGent se demande dès lors si la stratégie de l’UE est réellement axée sur la géopolitique, notamment dans le domaine maritime. Il s’étonne qu’elle ait approuvé, en 2021, une politique pour la zone indopacifique qui ne concerne pas directement ses intérêts fondamentaux alors qu’elle ne s’est pas préoccupée depuis longtemps de la voie maritime, cruciale pour elle, qui va de la Méditerranée, via le canal de Suez et la mer Rouge, jusqu’au golfe d’Aden et à travers l’océan Indien jusqu’à l’Asie de l’Est. «Les régions étroitement liées du Caucase, du Moyen-Orient et du Golfe ont plutôt constitué un vide dans la pensée géo- politique de l’Union européenne, enchérit Sven Biscop. Désormais, elles devraient être aussi au centre de sa stratégie.» Pas sûr que les développements de la guerre entre Israël et le Hamas y contribueront dans l’immédiat.
(1) «L’Union européenne et la mer Rouge: maintenant, c’est la géopolitique», par Sven Biscop, Institut Egmont, 22 janvier 2024.