Les achats en ligne se font souvent le soir, voire la nuit. Dans le noir, les cerveaux se ramollissent et les sites de vente en ligne en tirent profit.
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Une heure et demie du matin, l’appartement est plongé dans la pénombre. Ne persistent que quelques leds d’électroménagers. Et une lumière pâle, au fond du couloir, qui éclaire le visage de Jules, allongé dans son lit. Le jeune homme vient de valider l’acquisition d’un objet auquel il songeait depuis longtemps. Un porte-éponge Bob l’Eponge. Deux euros. Un rendez-vous nocturne régulier, pour le jeune Bruxellois. Il s’autorise un budget mensuel d’une vingtaine d’euros en coupelle de tasse, cendrier ou sac de sport issus de la pop culture dont il raffole. Comme de plus en plus d’internautes, Jules fait ses achats à la nuit tombée. «J’aime faire ça le soir, quand je sens que je suis brainrot (NDLR: une fatigue cérébrale causée par un excès de contenus médiocres et souvent très courts) par Instagram. Je me balade presque exclusivement sur Vinted ou Marketplace, je me sens plus calme, plus posé.»
Que les achats en ligne se fassent généralement le soir est connu du secteur et confirmé par plusieurs études, comme celle de Becom, la fédération belge de l’e-commerce, selon laquelle les soirs de semaine sont le moment préféré des internautes pour boucler une transaction. Plusieurs raisons l’expliquent: la journée de travail est derrière soi, les enfants sont couchés et, bien sûr, les magasins sont fermés. «Ce sont aussi des acquisitions qu’il faut effectuer en couple, par exemple pour le choix d’une assurance ou d’un hôtel pour les vacances», ajoute Damien Jacob, consultant et professeur de stratégie en e-commerce (ULiège et université de Lorraine).
Les besoins artificiels créés par l’e-commerce
La nouveauté, en revanche, c’est le recul progressif de ces heures d’achats. Conséquence directe d’une stratégie recherchée depuis longtemps par le secteur de l’e-commerce. «C’est ce qu’on appelle le cutting time, introduit Greet Dekocker , directrice générale de Becom. Soit l’heure limite à laquelle on peut commander le soir pour être livré le lendemain. Un facteur important pour garantir la confiance du consommateur envers l’entreprise. Ces dernières années, les firmes ont reculé leur cutting time, y compris les week-ends.» Et le report à venir du travail de nuit (de 20 heures à minuit) pour le secteur de l’e-commerce, dans les tablettes de l’Arizona, ne freinera certainement pas le mouvement.
«Connaissant la pression sur les travailleurs de nuit qu’induit une livraison le lendemain, le consommateur se dit prêt à attendre.»
Aucune donnée ne permet encore d’objectiver à quel point les grandes enseignes ont reculé ce cutting time, qui probablement un jour n’existera même plus. «Avec le milliard d’euros qu’il prévoit d’investir en Belgique, Amazon va développer le same day delivery (la livraison le jour de l’achat), bien que ça soit pour le moment une option peu choisie par les clients.» De la sorte, l’enseigne compte bien mettre la pression sur le marché, afin d’inciter les plus petits e-commerçants à externaliser leur logistique vers le réseau du géant. «Mais pour qu’Amazon veuille bien assurer la logistique, il faut un certain volume», commente Damien Jacob.
Leen De Cort, directrice de l’Association belge de recherche et d’expertise pour les organisations de consommateurs (AB-REOC) et autrice d’un rapport sur les usages des consommateurs en ligne, assure que la vitesse de livraison constitue un besoin artificiel. «Le « livré demain » crée une attente dans la tête de l’acheteur, bien que le timing ne soit pas toujours respecté. Or, si l’on explique au consommateur le poids écologique mais également la pression sur les travailleurs de nuit qu’induit une livraison au lendemain, il se dit généralement prêt à attendre un peu plus.»
Would you say yes? You say yes? Say yes
Ça aussi, le secteur de l’e-commerce l’a bien compris. Puisqu’après avoir allongé le cutting time, une autre temporalité à compresser fait l’objet de toutes les attentions, explique Leen De Cort. «Le time to yes, soit le temps entre le moment où le consommateur voit le produit et celui où il l’achète, doit être le plus court possible pour l’industrie. Avec des délais de réflexion plus resserrés, on analyse moins ce qu’on achète. Encore plus la nuit. On réfléchit moins.»
Les géants de l’e-commerce travaillent donc activement à rendre leurs plateformes de vente ludiques, «avec des bonus de fidélité ou des compte-à-rebours, et des appels au passage à l’acte, quitte à payer plus tard», note la directrice de l’AB-REOC. La nuit, tous les chats sont gris et une babiole peut vite devenir un incontournable. «Le manque de sommeil affecte profondément la régulation des émotions, entraînant une réactivité émotionnelle accrue, une diminution du contrôle des impulsions et une vulnérabilité accrue au stress», stipule d’ailleurs une étude conjointe des universités d’Arizona et de Louisiane, publiée en mai dernier.
Jules, le client nocturne des plateformes de seconde main, l’illustre bien. «Le soir, c’est souvent le moment où je craque, et que je prends un truc que j’avais liké il y a six mois et sur lequel je repasse souvent en scrollant, typiquement le porte-éponge Bob l’Eponge. Parfois, quand le produit est livré, il m’arrive d’être un peu déçu, même si j’ai réussi à me contrôler. Mais c’est aussi dû au fait que j’entraîne énormément l’algorithme de mes plateformes en likant plein de bidules que je n’achèterai jamais, sauf si je gagne au Lotto.»















