Les cagnottes en ligne ont permis à Lio de financer un album, à des agriculteurs français de sauver leur exploitation, mais aussi à votre voisin de s’acheter un nouvel appareil photo. Soutien solidaire ou privé, le concept plaît parce qu’il est accessible et direct, mais manque peut-être encore de contrôle.
Laurine Delforge n’a pas beaucoup hésité. Il faut dire qu’elle a longtemps été la seule arbitre belge de hockey à pouvoir prétendre à une carrière internationale. «Il n’y avait pas de concurrence déloyale: je n’ai donc pas eu de problème éthique à lancer une cagnotte», se souvient la Bruxelloise, quelques années après les faits. «J’ai toujours été une femme « de solutions », et là, c’était la seule qui me permettait de continuer à évoluer au plus haut niveau.» Le talent de cette consultante juridique de profession lui a permis de gravir les échelons nationaux puis internationaux pour diriger des joutes de championnats du monde ou des Jeux olympiques, mais il ne lui a jamais rapporté un rond. «Il y a encore quelque temps, il n’existait pratiquement pas de soutien de la part de la Fédération belge», ajoute-t-elle. Aiguillée par une connaissance du monde du hockey, elle a donc lancé une petite campagne sur Rising Track, une plateforme désormais disparue qui permettait le financement de projets de sportifs, amateurs comme professionnels. Elle espérait, sans trop y croire, rassembler suffisamment pour s’offrir les services d’un coach mental, une préparation physique intense, des entraînements visuels dynamiques pour améliorer sa vision de jeu, et pourquoi pas une formation en body language pour apprendre à dissimuler stress et pression.
«J’avais très peur de me retrouver avec quatre euros, ça aurait été très gênant», rigole celle qui proposait en contrepartie d’arbitrer un match, de raconter son histoire à des jeunes pour les inciter à croire en leurs chances, etc. Finalement, au bout de la première semaine, Laurine avait déjà récolté 4.000 euros grâce à des proches, des hockeyeurs et même des inconnus. Avec cet argent, elle a pu payer sa préparation au complet, se hisser au plus haut niveau –auquel elle performe toujours–, tout en conscientisant sur le statut des arbitres. Aujourd’hui, elle n’a plus besoin de cagnotte. «La fédé est beaucoup plus engagée, par exemple si j’ai besoin des services d’un psychologue du sport. Ça avance petit à petit.»
Usage détourné
Depuis l’époque des Temps modernes, où elle désignait un pot commun alimenté par des joueurs et dont le contenu était empoché par les vainqueurs, la cagnotte a pris le tournant numérique pour se muer en une sorte de compte électronique sur lequel plusieurs personnes peuvent verser de l’argent pour soutenir un projet. A la différence du crowdfunding, qui concerne des initiatives plus structurées, menées sur un assez long terme avec une campagne d’information et de communication, la cagnotte a plutôt pour but de lever des fonds de façon plus urgente et ponctuelle et «n’a pas besoin d’être virale et visible par le grand public», selon HelloAsso, une plateforme de cagnottes en ligne réservée aux associations. Evénement personnel comme petit coup de pouce ne demandent pas d’être défendus comme on soutient une thèse, mais l’expérience démontre que les cagnottes les plus personnalisées sont celles qui fonctionnent le mieux. La tendance se développe depuis le début des années 2010 et à ce petit jeu, ce sont les start-up françaises comme Leetchi (détenue en majorité par le fonds d’investissement américain Advent) et Le Pot commun (propriété de S-Money, filiale de la banque Natixis, groupe BPCE) ou l’américaine GoFundMe (codétenue par une société de capital-risque et croissance) qui s’en sortent le mieux. La plupart des plateformes retiennent une commission dont l’importance varie en fonction de l’envergure du projet: chez Leetchi, il s’agit de 6% de la somme récoltée tant qu’elle reste sous la barre des 10.000 euros, puis cela chute à 1,5%. Il arrive aussi que les frais soient annulés si la cagnotte est dépensée chez un partenaire ou que la campagne est menée par une association.
«En 2024, 23% des cagnottes que l’on hébergeait avaient une vocation solidaire.»
Si la cagnotte en ligne a du succès, c’est avant tout parce qu’elle est accessible. Déjà, elle se crée en quatre clics sans besoin d’expertise numérique. Ensuite, elle facilite la vie de tous, et notamment du traditionnel percepteur désigné pour recueillir les participations individuelles et harceler les retardataires lors d’un cadeau groupé. «Au départ, la cagnotte répondait avant tout à des besoins personnels comme des anniversaires et des pots de départ», explique Amandine Plas, directrice marketing chez Leetchi. Suite aux attentats de Charlie Hebdo en 2015, l’usage fut détourné quand les utilisateurs ont créé des cagnottes à destination des familles des victimes. Il y en a eu ensuite pour contribuer à la reconstruction de Notre-Dame ou en soutien au personnel soignant pendant le Covid. En 2024, 23% des cagnottes que l’on hébergeait avaient une vocation solidaire.» Peut-être parce qu’il est plus stimulant de faire un don en direct, sans passer par un intermédiaire, pour être rassuré quant à la bonne utilisation de son argent.
Cagnottes en ligne l’activisme de canapé
Plus c’est incarné, plus ça plaît. Amplifié par les réseaux sociaux, le succès des cagnottes en ligne doit en effet beaucoup au mariage de l’émotion et de la proximité, selon le baromètre annuel réalisé par Leetchi. «Il faut une histoire à laquelle on peut s’identifier, souligne Amandine Plas. C’est un voisin, un proche, une cause qui peuvent toucher les gens. A partir de là, ils savent concrètement à quoi servira leur apport.» D’une certaine façon, participer à une cagnotte peut aussi constituer une forme d’engagement, qu’importe si certains considèrent que soutenir financièrement des agriculteurs dans le besoin, la famille d’un adolescent tué par la police ou des réfugiés rohingyas se rapporte plus à de l’activisme de canapé.
«HelloAsso emploie des personnes dont les tâches consistent à vérifier comment l’argent est dépensé et à contrôler l’authenticité des associations.»
Tout n’est toutefois pas autorisé. En 2019, la cagnotte de soutien à un gilet jaune coupable d’avoir frappé deux gendarmes a été fermée sur Leetchi au bout de deux jours. «C’était une décision de justice, clarifie Amandine Plas. Le tribunal a estimé cette récolte contraire à l’ordre public et on a donc procédé au remboursement des donateurs.» La plateforme peut également décider de mettre elle-même fin à une campagne si celle-ci ne respecte pas la loi –par exemple le financement d’un projet d’euthanasie, interdite en France– ou si elle va à l’encontre des valeurs inscrites dans la charte, comme l’interdiction de promouvoir la haine raciale ou l’emploi de propos injurieux, diffamatoires, sexistes ou révisionnistes.
Contrôle impératif
En France, les plateformes détentrices de l’agrément d’«Intermédiaire en financement participatif», indispensable pour héberger des récoltes liées à des appels aux dons, sont légalement soumises à des obligations pour débusquer les éventuelles fraudes ou s’assurer de la régularité des opérations financières. Chez Leetchi, Amandine Plas assure que la start-up se montre de plus en plus vigilante à l’égard des bots, ces agents logiciels capables de simuler le comportement humain ou d’effectuer des tâches répétitives, comme créer de faux profils ou effectuer des dons factices. «Nos analystes data améliorent constamment nos algorithmes pour leur permettre de mieux détecter les fraudeurs», soutient la directrice marketing. «HelloAsso emploie entre dix et quinze personnes dont les tâches consistent à réceptionner les pièces justificatives des associations qui mènent la campagne pour vérifier comment l’argent est dépensé, à contrôler leur authenticité et si besoin à mener des analyses complémentaires», enchaîne de son côté Charlie Tronche, directeur de la communication d’HelloAsso. Si certaines plateformes permettent le versement sur des comptes à l’étranger –ce qui complique le contrôle de ce qui est concrètement fait avec les fonds versés–, ce dernier précise que seules les associations «déclarées et publiées au Journal officiel» peuvent ouvrir des cagnottes sur HelloAsso. En revanche, il ne nie pas que les vérifications peuvent occasionner des retards dans le versement des montants accumulés. «On fait le maximum pour répondre à ce mécontentement, mais s’il y a un doute par rapport à un organisme, on préfère dialoguer avec les autorités de contrôle de l’Etat, quitte à suspendre ou mettre fin à la collecte, tout en remboursant les donateurs par sécurité.»
Quelques campagnes marquantes
En 2020, le soutien au personnel soignant, aux malades et à la recherche médicale a rapporté 18 millions d’euros sur Leetchi.
• 2,2 millions d’euros ont été récoltés sur Leetchi pour venir en aide aux familles des victimes et sinistrés du séisme de septembre 2023 au Maroc.
• En 2018, l’organisation Time’s Up Legal Defense Fund, qui fournit un soutien juridique et médiatique aux personnes victimes de harcèlement sexuel au travail, a levé 21 millions de dollars (20,2 millions d’euros) en deux mois.
• De nouveau sur Leetchi, plus de 1.400 cagnottes solidaires ont permis de réunir 2,5 millions d’euros de dons à destination des populations ukrainiennes en 2022.
• Sur le site HelloAsso, un financement groupé a rapporté 770.000 euros pour sauver le club de foot de Sochaux.