Les demandes de diagnostic explosent, conséquence d’une meilleure compréhension du trouble et de davantage de sensibilisation. Mais pas seulement… Des parents et des adultes, mal orientés ou mal renseignés, sont persuadés que leur enfant ou eux-mêmes sont autistes… sans l’être. Problème: il y a engorgement.
Noé(*) est âgé de 8 ans. Dès la maternelle, sa scolarité fut compliquée. Il ne parle pas et présente d’importants troubles du comportement. Mais son institutrice décèle chez lui des compétences «extraordinaires». L’enfant développe une capacité à lire et à écrire dans plusieurs langues, mais reste incapable de demander de l’eau s’il a soif. Aujourd’hui en deuxième année primaire, Noé reste «enfermé» dans son monde intérieur. Il a des passions obsédantes et très particulières telles que les moteurs d’avion ou l’histoire des chemins de fer allemands. Il y consacre tout son temps, jusqu’à oublier de se nourrir. Ses compétences en mathématiques sont celles d’un élève de cinquième ou de sixième, mais le langage oral demeure compliqué. Ses parents espèrent qu’il pourra entrer en secondaire.
Vers l’âge de 5 ans, après un long parcours médical, un diagnostic d’autisme de haut niveau (sans déficience intellectuelle mais qui n’est pas un syndrome d’Asperger) a été posé pour Noé. Il est scolarisé dans l’enseignement ordinaire et est suivi par une logopède et une psychomotricienne. Une psychologue spécialisée qui accompagne l’enfant guide également les parents. C’est la logopède qui a remarqué une chose étrange chez la maman, âgée de 34 ans, lorsqu’elle l’enjoint à prendre une voix expressive ou à faire de grands gestes animés pour encourager son fils à parler. «Ce n’était pas du tout naturel pour moi, raconte Samia, la mère. J’ai fini par demander à une amie de m’envoyer des vocaux, que j’imitais.»
La logopède lui suggère de voir un médecin, qui établit un diagnostic de troubles du spectre de l’autisme de niveau 1, la forme la plus bénigne. Loin d’être surprise, Samia ressent un immense soulagement. «J’ai enfin compris pourquoi je suis comme je suis, dit-elle. Enfant, je ne supportais pas les interruptions de routine.»
850
nouveaux cas d’autisme seraient diagnostiqués chaque année en Belgique.
Une définition élargie
Samia fait partie d’une cohorte grandissante de femmes et d’adultes reconnus comme autistes, alors que le trouble était autrefois considéré comme un phénomène presque essentiellement masculin, découvert durant l’enfance. Selon une étude publiée en août 2021 et menée par l’université d’Exeter, l’incidence de l’autisme a crû de 787% au Royaume-Uni entre 1998 et 2018, passant de 3.072 à 65.655 nouveaux cas par an. La hausse était la plus marquée chez les femmes et les adultes.
Cette tendance se vérifie hors du Royaume-Uni. Aux Etats-Unis, la prévalence de l’autisme est passée de un enfant sur 150 à un enfant sur 68. Et «dans certaines régions, les centres de contrôle rapportent une prévalence de un enfant sur 34», détaille Pascale Tits, psychologue spécialisée dans l’accompagnement des autistes à la fondation Susa (service universitaire spécialisé pour personnes avec autisme). Les taux de prévalence sont partout en hausse. En Belgique également, où l’autisme toucherait un enfant sur 110. Quelque 850 nouveaux cas y seraient diagnostiqués chaque année. L’incidence aussi a augmenté, passant de 0,5% dans les années 1990 à 1% aujourd’hui. Enfin, la prévalence était de quatre garçons pour une fille, mais, à la suite de la mise en évidence de compétences de «camouflage» chez les filles, elle serait de trois garçons pour une fille.
Cette augmentation est surtout due à une meilleure connaissance et à une meilleure détection de la pathologie. «Les médecins généralistes et les pédiatres sont davantage sensibilisés et alertent donc plus souvent, poursuit la spécialiste. Grâce à la mise en place de centres de référence et à l’engagement des associations, le grand public est lui aussi mieux renseigné. En cas de doute, les parents se dirigeront plus facilement vers une évaluation de leur enfant.»
A cela s’est ajoutée une évolution de la définition même de l’autisme, considérablement élargie. La cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), parue en 2013, a en effet remplacé l’appellation «troubles envahissant du développement», comprenant notamment l’autisme et le syndrome d’Asperger, par celle de «troubles du spectre de l’autisme» (TSA), comprenant trois degrés de sévérité ainsi que le niveau de soutien nécessaire.
Dans les faits, cela aboutit à abaisser le seuil de l’autisme. «On inclut désormais dans cette catégorie des profils très variés, des personnes qui présentent un bon niveau de fonctionnement, réussissent à l’école, ont une vie professionnelle et n’ont pas de troubles du langage, détaille Pascale Tits. Leur autisme s’exprimera d’autres façons, par exemple par une grande sensibilité sensorielle.» Un noyau dur de symptômes, présents dès le plus jeune âge, réunit cependant les patients, dont la moitié ne présente pas de déficience intellectuelle: des déficits qualitatifs dans la communication et les interactions sociales (manque de réciprocité socioémotionnelle, incapacité à comprendre l’implicite, le langage non verbal), des intérêts très restreints et anormaux dans leur intensité ou leur orientation (pour un personnage historique, des horaires de trains, des plans de métro) et une hypersensibilité –ou une hyporéactivité– à des entrées sensorielles (indifférence apparente à la douleur, réaction négative à certains sons, odeurs ou textures, hypersensibilité tactile). «Lors d’un entretien, l’autiste est celui qui s’assoira à votre place, par exemple. Ou si vous lui demandez: « Pouvez-vous fermer la porte? », il vous répondra oui mais ne se lèvera pas pour la fermer, parce qu’il n’a pas compris que c’est ce que vous attendiez. On pensera alors qu’il est mal élevé», commente Pascale Tits.
«Il existe une prédisposition génétique, surtout pour ce qui concerne l’autisme de haut niveau.»
Les femmes sous-diagnostiquées
La hausse des cas enregistrés ces dernières années comporte aussi une part d’augmentation réelle. La connaissance sur les facteurs de risque reste encore limitée. «Il a été démontré qu’il existe une prédisposition génétique, surtout pour ce qui concerne l’autisme de haut niveau, souligne Cinzia Agoni, présidente et fondatrice de l’asbl Infor Autisme, elle-même mère d’un fils autiste sévère. Plusieurs études ont en outre montré une influence de facteurs environnementaux, des virus par exemple, et l’activation de certains gènes.»
Le besoin de rattrapage était particulièrement marqué chez les filles et les femmes, traditionnellement sous-diagnostiquées. Les critères utilisés jusqu’ici étaient fondés sur des études cliniques réalisées sur des hommes. Or, on sait aujourd’hui que l’autisme s’exprime légèrement différemment chez les femmes. Elles ont moins de comportements obsessionnels ou répétitifs, un meilleur développement cognitif et des symptômes moins intenses. «Elles ont tendance à masquer leur autisme par des stratégies d’imitation», note Pascale Tits.
Lucille correspond à ce profil. Elle ne supporte aucune étiquette sur les vêtements ni le port de chaussettes. Enfant, elle triait ses perles, dont elle ne faisait pas des colliers, par couleur et avait une phobie des bouches d’aération. Mais elle est toujours parvenue à donner le change, grâce à l’expérience et l’apprentissage. Lucille évite ainsi le contact visuel et se focalise sur la bouche ou les sourcils. Elle communique par écholalie (la répétition du dernier mot, de la dernière syllabe ou de la dernière phrase entendue). Elle a par exemple appris à répondre en reformulant la question: «Tu vas bien? Oui, je vais bien.»
Le diagnostic posé lui a procuré une certaine sérénité. «Le matin reste compliqué. Je me lève difficilement, je suis très lente, j’ai une série de rituels à respecter.» Un début de journée qui consomme beaucoup de son énergie.
Le diagnostic, une étape cruciale
Se faire diagnostiquer est essentiel dans le parcours des autistes, confirme Pascale Tits: «Ne pas savoir engendre beaucoup de souffrance et empêche d’accéder aux services de soutien.»
Certains experts craignent néanmoins que l’élargissement de la définition de l’autisme ne débouche sur un surdiagnostic. «La prévalence de l’autisme typique ne change pas; ce qui augmente, c’est la couronne, estime Peter Vermeulen, docteur en psychologie à l’université de Leiden, aux Pays-Bas, et grand spécialiste de l’autisme. Les critères sont devenus beaucoup trop larges, au point que le concept ne veut plus rien dire. L’autisme, plus on en parle, plus on en voit!» Les critères sont en effet consultables par tout le monde sur Internet. Par conséquent, il est très facile de «s’identifier» soi-même. Mais «cliniquement, ce sont des tableaux très subtils et tous les patients n’ont pas nécessairement tous les symptômes.» Le repérage et la prise en charge de la pathologie demeurent complexes. Un psychiatre, seul, est incapable de diagnostiquer le syndrome en quelques séances. «Dans un centre expert, les bilans durent plusieurs semaines et, outre le psychiatre, les personnes rencontrent un psychologue, un neuropsychologue, un psychomotricien, etc., et quand il existe un soupçon de comorbidité, un neurologue ou tout autre spécialiste», précise Cinzia Agoni. Le souci: le TSA se diagnostique et s’observe uniquement par le comportement. Il n’existe en effet aucun marqueur biologique. Où dès lors placer le curseur? A partir de quand un intérêt restreint devient-il pathologique? «Pour moi, la position du curseur est très nette, affirme Pascale Tits. Elle est là où commence l’absence de réciprocité dans les relations sociales. Mon approche repose sur le besoin de soutien.»
«Les critères sont devenus beaucoup trop larges, au point que le concept ne veut plus rien dire.»
Une chose est certaine: «On est en situation de surconsultation», pointe Peter Vermeulen. Dans les centres de ressources, les listes d’attente sont très longues, à savoir un délai de plus d’un an en moyenne. C’est l’engorgement, à tel point que les centres ont décidé de donner la priorité aux petits et aux plus jeunes, voire de fermer leurs consultations aux adultes. «Cela illustre aussi le manque de centres spécialisés ainsi que de médecins et thérapeutes formés et spécialisés», avance Pascale Tits.
Cette envolée des demandes s’explique également par un changement du regard sociétal à l’égard du «hors norme», alimenté par une large publicité, la visibilité de personnages de fiction porteurs d’autisme, le soutien d’Internet et de divers groupes militants. De là est née une version «bling-bling» de l’autisme, associée à une certaine forme de génie. «Cette culture se nourrit des histoires de geeks asociaux, cachés derrière leurs écrans, qui ont développé des start-up à succès et sont devenus millionnaires à 25 ans», poursuit Peter Vermeulen. La surmédiatisation du TSA entraîne parfois des faux diagnostics. Les experts voient arriver des patients adultes avec des symptômes dépressifs et des parcours de harcèlement. Ils sont victimes de burnout et ont du mal avec leurs émotions. Au sein du Centre de ressources autisme (Cral), à Liège, qui disposait jusqu’en 2022 d’une consultation spécifique pour adultes, moins d’une personne sur deux pour laquelle il y avait une demande de diagnostic présentait un TSA au bout du processus.
La surmédiatisation du TSA entraîne parfois des faux diagnostics.
«Cette vision positive a ses limites, dénonce Cinzia Agoni. Quand un enfant de 12 ans se tape violemment la tête contre un mur ou se mutile, il s’agit d’un handicap!» Sa crainte: que ce mouvement occulte les souffrances des personnes dont l’autisme est plus lourd. Et qu’il se fasse au détriment des cas les plus graves. «Ceux qui ont besoin d’aide pour s’habiller, se nourrir ou apprendre à parler risquent de ne plus avoir accès à ces services –déjà trop peu nombreux–, si ceux-ci sont saturés par d’autres avec un autisme plus léger.»
(*) Nom d’emprunt