Longtemps les installations routières n’ont tenu compte que des usagers humains, sans se soucier de la faune. Mais les mentalités changent. La construction d’écoducs, ouvrages d’art souvent spectaculaires, en est la preuve.
Les automobilistes qui circulent sur les autoroutes ont l’habitude de croiser des graffitis en tout genre sur leur parcours. Signatures en lettrage plus ou moins travaillé, messages politiques ou personnels, personnages stylisés… Mais sur le R0, dans un tunnel situé sur la commune de Hoeilaart, dans la courte portion flamande entre les Régions de Bruxelles-Capitale et wallonne, une fresque se distingue par son ampleur, ses finitions soignées et surtout son sujet: blaireau, chauve-souris, renards, putois, papillons, chevreuils, carabes et triton crêté se détachent en grand sur le fond vert et gris. Sur une surface de six mètres de haut et 60 mètres de large, le street artist anversois DZIA a représenté la faune qui passe là, au-dessus des voitures: les utilisateurs et bénéficiaires de l’écoduc de Groenendael.
Construit pendant deux ans, de mai 2016 à mai 2018, pour un coût total proche des 6,6 millions d’euros, le premier écoduc à enjamber le ring de Bruxelles repose sur 122 pieux de fondation et 58 linteaux de 40 tonnes chacun. Le tablier du pont s’étend sur 60 mètres de large et 50 mètres de long. L’ouvrage d’art fait partie d’un large projet de défragmentation de la forêt de Soignes, Ozon (pour Ontsnippering van het ZONiënwoud), cofinancé par l’Europe dans le cadre du programme Life.
«Un écoduc est un pont qui est aménagé pour connecter la faune de deux territoires, en lui permettant de traverser en toute sécurité une autoroute, une grand-route, une voie de chemin de fer ou une voie fluviale », décrit Patrick Huvenne, gestionnaire régional des Brabantse Wouden (Forêts du Brabant, reconnu comme parc national en 2023), équivalent flamand des chefs de cantonnement du DNF wallon (Département de la nature et des forêts). Il suit notamment de près l’aménagement de l’écoduc qui reliera en 2025 les deux parties du bois de Hal, connu pour sa floraison de jacinthes.
«La plupart des écoducs sont déjà utilisés avant même d’être complètement terminés.»
«Un écoduc rend le paysage le plus continu possible, poursuit-il. Idéalement, on les construit à un endroit où la route a été creusée et est donc plus basse que les alentours, avec une pente des deux côtés, de manière à restaurer le paysage tel qu’il était afin que les animaux aient simplement l’impression qu’il se prolonge plutôt que de devoir monter sur un pont et redescendre de l’autre côté.»
Un écoduc n’est jamais «seul». «Il faut installer des grillages le long de la route pour guider le passage de la faune vers l’écoduc. A priori, on pourrait penser qu’ils augmentent la fragmentation du territoire, mais ils ont des ouvertures positionnées aux points de passage.» Et ça marche! «La plupart des écoducs sont déjà utilisés avant même d’être complètement terminés. Les chevreuils sont curieux et si le passage est assez large, ils traversent.»
Collisions et isolement génétique
Le réseau autoroutier belge est l’un des plus denses du monde –57,2 kilomètres d’autoroutes par 1.000 km²– et le territoire compte parmi les plus fragmentés. Chaque route à traverser, grande ou petite, est potentiellement mortelle pour la faune. Difficile, faute de données précises, de cerner exactement l’ampleur des dégâts, mais à l’occasion de son projet de recensement des animaux victimes de la route «Dieren onder de wielen» («Animaux sous les roues»), l’association flamande Natuurpunt avançait cette estimation: six millions d’animaux sauvages mourraient chaque année à cause du trafic. En nombre d’individus, c’est comme si plus de la moitié de la population belge périssait chaque année dans des accidents routiers.
Mais éviter les collisions, autant pour les conducteurs que pour la faune, n’est pas l’unique but des écoducs. «L’intérêt évident, c’est de pouvoir connecter les différentes populations animales entre elles pour éviter un isolement génétique, souligne Alain Licoppe, de la Cellule faune sauvage du Département de l’étude du milieu naturel et agricole au Service public de Wallonie. L’important, c’est qu’un échange génétique se produise. Donc si quelques individus passent d’un territoire à l’autre, l’objectif est atteint.»
«L’important, c’est qu’un échange génétique se produise. Si quelques individus passent d’un territoire à l’autre, l’objectif est atteint.»
Des études ont déjà montré que le réseau routier avait un impact négatif sur les populations en ce qui concerne la génétique. «On a constaté qu’il y avait des sous-populations plus homogènes d’un point de vue génétique qui se différenciaient en fonction des grands axes routiers, poursuit Alain Licoppe. Pour le cerf en tout cas. Pour le sanglier, ce n’est pas le cas. Mais le cerf est une espèce intéressante parce qu’il ne franchira pas facilement les obstacles. On part du principe que le cerf est une « espèce parapluie »: s’il franchit un obstacle en utilisant un écoduc, toute une série d’autres espèces sont capables de le franchir aussi.»
Et ces passages ne se limitent pas au sol. «Coléoptères, papillons, chauve-souris… Plusieurs espèces volantes empruntent aussi les écoducs», souligne Patrick Huvenne. Sans, elles ne traverseraient pas, parce que l’autoroute est éclairée la nuit. On a par exemple documenté le fait que, en forêt de Soignes, certaines espèces de chauves-souris n’étaient présentes que d’un côté de la route et que depuis l’installation de l’écoduc, elles se retrouvent des deux côtés; elles ont élargi leur habitat.
Les reconnexions peuvent aussi être transfrontalières. Le parc national de la Vallée de la Semois ambitionne ainsi de reconnecter les massifs forestiers entre la Belgique et l’Allemagne pour faciliter le retour d’une espèce emblématique: le lynx. «On sait que le lynx, qui vit à 100 ou 200 kilomètres de nos frontières, en Rhénanie-Palatinat, est une espèce forestière très sensible à la fragmentation de l’habitat, indique Alain Licoppe. Contrairement à d’autres, il ne franchira pas certains obstacles sans aménagement particulier. Mais si le lynx passe, tout un cortège d’autres espèces en profitera.»
«Coléoptères, papillons, chauve-souris… Plusieurs espèces volantes empruntent aussi les écoducs.»
Qui traverse quoi
Ces dernières années, on a vu circuler sur les réseaux sociaux des photos de cerfs bondissant au-dessus d’une route accompagnées de ce message: « Ne vous fiez pas aux apparences. Ce n’est pas lui qui traverse la route, c’est la route qui traverse la forêt.» Et début novembre 2024, l’auteur français Jérémie Moreau a publié Alyte, un roman graphique qui adopte le point de vue d’un crapaud accoucheur pour raconter, notamment, l’épreuve que constitue le passage de la route, la «léthalyte», «cette ligne droite qui traverse la forêt et gronde à l’approche des animaux. Cette ligne noire qui les fauche sans raison.» Autant de preuves d’une prise de conscience des effets délétères des moyens de locomotion sur la biodiversité.
A l’échelon des décideurs politiques, cette conscientisation remonte aux années 1990. On a alors commencé à prendre des mesures pour aménager les infrastructures routières. «En Allemagne, par exemple, on a commencé à intégrer systématiquement des écoducs dans la construction des autoroutes, relève Patrick Huvenne. Aux Pays-Bas, cela fait au moins 25 ans que des écoducs ont été construits partout dans le pays suivant un plan d’action pour la défragmentation écologique.»
La Belgique n’est pas une pionnière en matière d’écoduc, mais on en compte tout de même plusieurs dizaines sur le territoire, dont une quinzaine en Wallonie, répartis sur les différentes provinces. En Flandre, les projets d’écoducs font partie du Vapeo (Vlaams Actieprogramma Ecologische Ontsnippering, programme d’action flamand pour la défragmentation écologique), qui déterminait quinze aménagements pour la période 2019-2024. Plusieurs écoducs, mais aussi des écotunnels et des ponts associant deux voies séparées, une pour les humains et une pour la faune.
«Ces dernières années, on tient de plus en plus compte de la biodiversité dans tous les projets de construction.»
Car s’ils sont les plus spectaculaires et les plus visibles, les écoducs sont loin d’être les seuls aménagements possibles pour éviter tant les accidents que la dégradation génétique. Tunnels pour les mammifères comme le blaireau et le renard, crapauducs installés dans le revêtement de la route sur les points de migration des batraciens, sentiers parallèles à ceux des promeneurs, cyclistes ou cavaliers pourvus de plantations spécifiques et d’amas de bois morts, échelles à poissons ou même écuroducs faits de cordages tendus entre deux arbres pour faciliter le passage aérien des écureuils… La panoplie est large, avec des solutions bien moins coûteuses que la construction d’un pont de 50 mètres de large. Et il est évidemment plus économique pour les pouvoirs publics de prévoir des points de passage pour la faune dès la conception des nouveaux projets. «Ces dernières années, on tient de plus en plus compte de la biodiversité dans tous les projets de construction, assure Harold Grandjean, de la Direction des études environnementales et paysagères (SPW Mobilité et Infrastructures). Il faut une analyse complète, qui prévoit des points de passage, bien avant le dépôt du permis.»
«Le réseau routier wallon est ancien, souligne pour sa part Alain Licoppe. Nos autoroutes ont 40, 50 ans et à l’époque on se souciait peu des questions de conservation de la nature. Mais ce n’est plus le cas maintenant. Le contournement de Couvin, par exemple, la nouvelle autoroute qui relie Charleroi à Charleville-Mézières, inclut des passages à faune dans l’ensemble de l’infrastructure.»
Il y a encore beaucoup de travail pour arriver à une vraie défragmentation du territoire belge, mais les actions menées sont efficaces. On est, osera-t-on dire, «sur la bonne voie».