vendredi, octobre 18

Recruté à 14 ans pour commettre un assassinat à Marseille: un effet de l’ubérisation du trafic, pour Jérémie Pham-Lê, coauteur d’une enquête sur le «nouveau phénomène des shooters».

«On a un ultrarajeunissement» des auteurs, a commenté le 6 octobre le procureur de la République de Marseille, Nicolas Bessone. Il faisait référence à deux crimes qui ont ébranlé la population de la cité phocéenne qui en a pourtant déjà vécu, des violences.

Premier acte, un détenu de la prison d’Aix-Luynes recrute un adolescent de 15 ans pour intimider la famille d’un autre prisonnier qu’il soupçonne être du clan des Blacks, qui contrôle le trafic de drogue dans la cité Félix-Pyat. Dans la nuit du 1er au 2 octobre, l’agresseur loupe sa mission, est repéré par des membres du clan qui lui assènent une cinquantaine de coups de couteau et le brûlent vif.

Deuxième acte, le 4 octobre, le même truand sous les verrous dépêche un ado de 14 ans dans la cité pour monter une opération de vengeance contre le clan des Blacks. Arrivé sur les lieux en VTC, il demande au chauffeur de l’attendre; celui-ci refuse. Il est abattu mortellement. Le tueur s’enfuit. C’est le commanditaire qui alerte la police pour permettre son arrestation. Il dit avoir organisé les deux attaques au nom de la DZ Mafia, une des deux organisations criminelles, avec le clan Yoda, qui régissent le narcotrafic à Marseille.

Ces actes mettent en évidence le recrutement de tueurs à gages de plus en plus jeunes pour l’exécution des basses œuvres des trafiquants. Trois journalistes du quotidien Le Parisien ont mené une vaste enquête sur ces pratiques. Elle fait l’objet du livre Tueurs à gages. Enquête sur le nouveau phénomène des shooters. L’un d’eux, Jérémie Pham-Lê, explique les tenants et les aboutissants de cette surenchère dans la violence liée au trafic de drogue.

L’intérêt principal de recourir à de jeunes tueurs à gages réside-t-il dans le fait qu’ils sont moins identifiables à une bande organisée?

Le principal intérêt pour les commanditaires est d’instaurer une sorte de coupe-feu entre eux et les exécutants. En général, ces jeunes n’ont pas de casier judiciaire, ou pour des délits mineurs. Il s’agit parfois de leurs débuts dans le monde de la grande criminalité. Ainsi, le réseau criminel se protège en les recrutant. Un autre intérêt est que ces jeunes sont plus facilement manipulables, parce qu’ils ne sont pas encore complètement construits intellectuellement. La manipulation peut s’apparenter au phénomène sectaire. Il est plus facile de les convaincre de commettre des assassinats. Enfin, dernier intérêt, les commanditaires n’ont aucun mal à recruter ces jeunes, originaires dans certains cas d’autres régions. La dissimulation, la manipulation, la main-d’œuvre infinie et jetable, autant d’éléments qui expliquent le recours à ces shooters.

«Le recours aux jeunes tueurs à gages est un symptôme de ce qu’est devenue la sous-traitance du trafic de drogue.»

Vous rapprochez la violence de ces tueurs de celle des sicarios en Amérique latine. Y a-t-il une contagion des pratiques des narcotrafiquants sud-américains en Europe?

C’est ce qui est inquiétant. Le grand banditisme français a toujours existé. Mais il y avait une hiérarchie, des codes d’honneur… Les règlements de comptes s’opéraient entre dirigeants. On évoque une «mexicanisation de la criminalité organisée» parce que les méthodes deviennent de plus en plus brutales, avec des actes de torture, des viols, des personnes brûlées vives…

Sans parler des adolescents recrutés pour tuer des cibles qu’ils ne connaissent absolument pas. C’est très nouveau. On a aussi franchi un nouveau pallier avec la «conférence de presse» de la DZ Mafia diffusée le 9 octobre. C’est la première fois qu’un groupe criminel, par définition censé être souterrain, prend la parole pour revendiquer son existence et défier l’autorité de l’Etat en disant qu’ils ont des hommes, des moyens, des méthodes. On a donc un groupe criminel qui cherche à devenir une vraie mafia comme en Italie ou un cartel comme en Amérique latine.

Pourquoi, dans cette vidéo, la DZ Mafia insiste-t-elle pour se dégager de toute responsabilité dans les crimes de début octobre?

L’autre enseignement de la diffusion de la vidéo est que la DZ Mafia, comme les autres grandes mafias, a besoin d’entretenir une certaine image et une certaine «éthique». Elle essaie de se fabriquer un code d’honneur. Elle a atteint un tel niveau de puissance qu’aujourd’hui la terreur ne peut pas être le seul moteur de son action. La DZ Mafia est devenue une franchise criminelle tellement implantée en France que certains peuvent s’en revendiquer sans y appartenir.

Cependant, il faut prendre le message transmis lors de cette conférence de presse avec circonspection. Elle prétend que les faits commis les 2 et 4 octobre ne font pas partie de ses méthodes alors que nous avons documenté dans le livre des assassinats exécutés par des jeunes de 18 ans, recrutés par la DZ Mafia. Il est vrai qu’assassiner à l’âge de 14 ans est un record de précocité. Mais elle recrute aussi des adolescents ou des jeunes hommes pour ce genre de mission. Le détenu soupçonné d’avoir commandité le jeune de 14 ans pour assassiner un homme à Marseille a un profil de mythomane et de mégalomane. Entre sa revendication et la réalité, il y a peut-être un chemin de crête pour une alliance circonstancielle puisqu’il est détenu à la prison d’Aix-Luynes où il y a énormément de membres de la DZ Mafia.

Le 9 octobre, la DZ Mafia a diffusé une vidéo pour décliner sa responsabilité dans des crimes particulièrement atroces. © DR

Est-il si facile de commanditer des meurtres et d’autres opérations criminelles depuis une prison?

La présence de téléphones est un facteur de paix sociale dans les prisons. C’est tout le débat qui a lieu en France. Il apparaît aussi clairement qu’aujourd’hui, tout se fomente depuis la prison. Les trafiquants continuent de gérer les livraisons de drogue, ils commanditent des assassinats… Surtout , la prison permet des mises en relation de clans, et la formation d’alliances.

Les réseaux sociaux et les prisons ont aboli les frontières géographiques qui existaient autrefois entre des clans bien implantés territorialement et ont accéléré le mouvement. Par conséquent, la criminalité organisée française est devenue éclatée, dérégulée, ubérisée. Avant, quand on découvrait qu’un détenu avait un téléphone portable et continuait à comploter, on le mettait à l’isolement. Aujourd’hui, même à l’isolement, les prisonniers parviennent à récupérer des smartphones par les fenêtres grâce à des drones, ou parfois par de la corruption. Le phénomène est très inquiétant. Le détenu soupçonné d’avoir recruté le gamin de 14 ans pour un assassinat avait été mis en examen en avril 2024 pour avoir envoyé un Parisien tuer quelqu’un à Marseille. Il s’était autodénoncé. Six mois plus tard, il est encore arrivé à recruter un shooter et un pilote pour un assassinat. Il y a de quoi s’inquiéter.

«Petit dealer en 2020-2021, tueur à gages en 2023: ce fut d’une soudaineté sidérante.»

Le mode de criminalité marseillais a-t-il tendance à s’exporter dans d’autres villes de France, voire à l’étranger, en Belgique notamment?

Le recrutement de shooters est en pleine croissance. Le phénomène est particulièrement visible à Marseille parce que c’est l’endroit où il y a le plus de tensions sur le marché du trafic de drogue. Mais il s’exporte. D’une part, parce que le marché est dérégulé, libéralisé, ce qui fait que la cité phocéenne devient trop étriquée pour les trafiquants.

On le voit avec la DZ Mafia qui étend son champ d’activités à toute la vallée du sud (Arles, Nîmes…) et tente de «conquérir» la vallée du Rhône, Lyon, et même Dijon. En Belgique aussi, on voit apparaître des narcotrafiquants français. La DZ Mafia tente de s’implanter dans des communes comme Anderlecht. Récemment, une équipe de quatre Français a été interpellée, soupçonnée d’avoir abattu un Français à Anderlecht, le 14 septembre 2023. Il y a de fortes porosités dans le trafic de drogue entre la Belgique et la France. Donc, ce qui, au départ, était un phénomène marseillais devient une culture criminelle. Et le contrat pour tuer avec des jeunes s’exporte lui aussi.

L’origine de cet accroissement de la violence réside-t-elle dans l’opposition entre la DZ Mafia et le clan Yoda à Marseille?

Elle n’en a pas été le déclencheur dans le sens où le phénomène des tueurs à gages a commencé à apparaître en 2021 et que la confrontation entre la DZ Mafia et Yoda a surtout éclaté en 2023. Le recours aux jeunes tueurs à gages est avant tout un symptôme de ce qu’est devenue la sous-traitance du trafic de drogue. Un mouvement de fond s’est opéré depuis quelques années avec les réseaux sociaux. L’ubérisation de la société a touché toutes les couches de l’économie, y compris l’économie criminelle.

Avant même que l’on parle de tueurs à gages, il y avait à Marseille des guetteurs et des vendeurs de stupéfiants originaires d’autres régions, des jobbeurs (NDLR: une sorte de vendeur intérimaire). La mutation du trafic de drogue s’est accélérée avec le confinement lié au Covid, qui a limité les déplacements et les contacts. C’est à ce moment qu’a commencé à apparaître le recours à la violence commanditée. Le conflit entre la DZ Mafia et Yoda a rendu le phénomène particulièrement visible et très violent. Il y a eu 49 morts à Marseille en 2023, dont 35 imputés à cette guerre. Il y avait tellement d’affrontements que les deux organisations criminelles ont eu besoin de recruter rapidement des tueurs, dont beaucoup d’adolescents.

Dylan Robert, acteur césarisé, rattrapé par les pratiques violentes de son quartier. © BELGAIMAGE

En quoi le jeune Matéo dont vous décrivez le parcours dans votre livre est-il emblématique de ces tueurs à gages?

Son parcours dit beaucoup de choses. A à peine 18 ans, il est celui qui a commis le plus d’assassinats en une courte période: six en un mois. Il a commencé comme petit dealer en 2020-2021. Il est devenu tueur à gages en 2023. Ce fut d’une soudaineté sidérante. Un peu comme on l’a vu avec le djihadisme, il y a chez lui une forme de radicalisation mais sans idéologie. Il développe un sentiment de toute-puissance, une forme d’héroïsation de sa vie à travers la figure du guerrier. Il a un attrait pour l’ultraviolence, pour la radicalité dans la violence.

Matéo est quelqu’un qui confond le virtuel et le réel. Il ne voit pas la société française comme le commun des mortels. Le sentiment d’appartenance à un groupe est aussi un fort élément de motivation, ce côté collectif et puissant qu’on a déjà pu observer comme ressort de l’engagement dans le djihadisme à l’époque de Daech. Une autre particularité de ce garçon est qu’à la différence d’autres, il n’a pas connu une enfance si défavorisée. Il a grandi à Gardanne, une petite commune assez coquette entre Aix-en-Provence et Marseille. Il vivait dans une maison à trois étages avec piscine. Il avait un beau-père plutôt aisé. Certes, il a eu un rapport conflictuel avec son père, mais il n’a pas eu une enfance malheureuse.

«Ce ne sont pas les familles qui les ont perdus; c’est la rue qui a été plus forte.»

Le parcours de Dylan Robert, jeune acteur récompensé d’un César du meilleur espoir masculin en 2019 pour son jeu dans le film Shéhérazade puis retombé dans la délinquance, montre-t-il qu’il est difficile de sortir de son milieu?

A l’inverse de Matéo, Dylan Robert a grandi dans des cités marseillaises et a toujours fréquenté des zones gangrenées par le trafic de drogue. Bien qu’il soit devenu un acteur à succès, qu’il ai pu mener plusieurs tournages de front avec des stars comme Jean Dujardin, il n’a pas réussi à s’extirper de cette cité qui le happait quotidiennement et le rappelait à cette violence.

Dans le livre, une victime collatérale des tueurs à gages nous dit: «Ce ne sont pas les familles qui les ont perdus; c’est la rue qui a été plus forte.» On voit que malgré toutes les bonnes volontés politiques, sociales, économiques, le narcotrafic et le narcobanditisme sont devenus tellement puissants qu’il est difficile de s’en extirper. Ces trafics deviennent de véritables options pour une bonne partie de la jeunesse qui se sent délaissée par la société française. C’est aussi pour cette raison que la DZ Mafia parvient à recruter autant. Dans les quartiers et pas seulement, elle est devenue une alternative pour ces jeunes.

Partager.
Exit mobile version