Ils ont beau être fâchés sur le monde politique, les agriculteurs ne rencontrent que des responsables en phase avec leurs revendications. Chacun affirme être de leur côté, tout le monde les aime bien. Et pourtant…
C’est un exercice voué à l’échec. Chercher un seul parti qui dénonce les actions menées ces derniers jours par le secteur agricole, qui en fustige la rudesse ou l’ampleur, conduit à cette observation: personne ne se risque à se mettre les agriculteurs à dos. Il n’y a pas d’entrave méchante à la circulation, pas plus qu’il n’y a de travailleurs pris en otage. Les partis se montrent discrets, quelquefois, ou pleinement en empathie avec les manifestants, souvent.
Tel est le paradoxe de ces manifestations: des agriculteurs qui expriment leur colère à l’égard des décideurs politiques, entre autres, et des décideurs politiques quasi unanimes dans leur indignation partagée, face à la surcharge administrative, aux trop faibles revenus, à la concurrence déloyale, à la sauvegarde d’une profession.
Les responsabilités sont ailleurs: à l’Union européenne, dans la doctrine professée par les autres partis, auprès des géants de l’industrie agroalimentaire, dans la grande distribution, éventuellement chez certains consommateurs. Mais jamais au sein de son parti.
«On est en période de campagne électorale, voilà probablement une partie de l’explication», glisse, incrédule, Hugues Falys, porte-parole de la Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs (Fugea). «Dans le même temps, il faut reconnaître que dans la séquence actuelle, le monde politique se montre plus à l’écoute et plus ouvert aux revendications, je ne dirai pas le contraire. Il y a sans doute, aussi, une certaine peur des blocages, qui les pousse à agir. Bloquer tout, les agriculteurs ne le font pas de gaieté de cœur, vous savez. Mais à un moment, il n’y a plus d’autre moyen d’action.»
Les agriculteurs, un électorat
«Nous écouter, c’est bien, mais il faut aussi assumer ses décisions et poser des actes», commente pour sa part Joachim Hoste, éleveur du côté de Rochefort et vice-président de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA). Au-delà de l’attachement du grand public à l’agriculture et à tout ce qu’elle symbolise, le secteur compte encore environ 12 500 exploitations en Wallonie, ce qui représente directement et indirectement beaucoup de monde. «Et derrière les agriculteurs et leurs familles, vous avez des vétérinaires, des semenciers, des ouvriers, etc.», ajoute-t-il. Quand les fermiers haussent le ton, leur voix porte.
Parce que leur voix compte, en période électorale, mais aussi parce que leurs revendications sont perçues comme légitimes, les agriculteurs trouvent autant d’oreilles attentives qu’il y a de formations politiques. Même le président du PTB, parti dont la ruralité et le secteur agricole ne font pas vraiment partie de l’ADN politique, y est allé de son message de soutien. Des agriculteurs qui se soulèvent comme un seul homme en Belgique et par-delà les frontières, s’en prenant au pouvoir en place, dénonçant les dérives de l’ultralibéralisme et les abus de l’industrie, voilà sans surprise un message qui peut trouver un écho auprès du parti de gauche, toujours disposé à capitaliser sur le mécontentement populaire.
Nous écouter, c’est bien, mais il faut aussi assumer ses décisions et poser des actes.
«Nos agriculteurs sont coincés entre les géants de l’agrobusiness et les grandes entreprises rapaces de la distribution qui imposent des prix intenables. Partout, ils sont abandonnés par les pouvoirs publics, a d’ailleurs fait savoir Raoul Hedebouw sur les réseaux sociaux, en début de semaine. Ils ont tout notre soutien. Il est temps de prendre des mesures contre les prix de dumping qui leur sont imposés et de mettre les moyens pour les soutenir dans le développement d’une agriculture durable et de qualité.»
La parole des agriculteurs pèse, mais suscite aussi les convoitises. Ailleurs en Europe, les crispations du monde agricole font l’objet de récupérations de formations populistes ou d’extrême droite, plus globalement de mouvements de rejet des politiques menées à l’échelon européen. Le phénomène se joue en France, par exemple, et s’est matérialisé aux Pays-Bas, lors des élections de l’an dernier, avec la victoire du Mouvement agriculteur-citoyen BBB.
Agriculture: une chasse gardée en politique
En Belgique, a fortiori en Belgique francophone, la représentation politique du monde agricole est diversifiée, avec des tendances divergentes et des sensibilités qui s’expriment. Mais historiquement, elle constitue surtout une chasse gardée que se disputent libéraux et chrétiens-démocrates, ancêtres des actuels MR et Les Engagés (qui ont relégué leur obédience chrétienne aux livres d’histoire, à la faveur de leur mutation).
Un indice permet d’évaluer cette omniprésence des deux familles politiques, les chrétiens-démocrates surtout, sur la politique agricole. Depuis que la Région wallonne est la Région wallonne, le portefeuille de l’Agriculture n’a pratiquement été occupé que par des ministres libéraux ou chrétiens-démocrates. Il s’agit aujourd’hui de Willy Borsus (MR), même si la compétence de l’Environnement est à la charge de Céline Tellier (Ecolo). Seule exception dans ce long continuum orange et bleu: le mandat de José Happart (PS), ministre de l’Agriculture et de la Ruralité de 1999 à 2004, sous la ministre-présidence d’Elio Di Rupo, déjà. Le hérisson fouronnais était lui-même issu du monde agricole.
Quant au fédéral (ou national, précédemment), il faut remonter jusqu’à l’éphémère gouvernement socialiste de Paul-Henri Spaak en 1946 pour retrouver un ministre de l’Agriculture qui ne soit ni libéral ni chrétien-démocrate. Il s’agissait d’Arthur Wauters, pour la petite histoire. Aujourd’hui, le poste est occupé par le libéral David Clarinval (MR), précédé d’autres libéraux tels que Denis Ducarme, Willy Borsus ou Sabine Laruelle, eux-mêmes précédés par une longue liste de ministres de l’Agriculture majoritairement issus du PSC ou du CVP.
Il appartient aujourd’hui à ces deux familles politiques, sans doute un peu plus qu’à toutes les autres, de démontrer à quel point ce sont elles qui défendent les intérêts des agriculteurs, elles qui sont directement associées à la commission européenne, dans le viseur des manifestants.
Aux échelons wallon et fédéral, la tâche semble a priori plus aisée pour Les Engagés, qui pourraient encore comporter parmi leurs électeurs de nombreuses personnes issues de la ruralité ou du monde agricole. C’est que le mouvement politique se trouve dans l’opposition à tous les niveaux de pouvoir. Les députés des Engagés n’ont pas manqué ces derniers jours de relayer les préoccupations agricoles dans les médias et dans les assemblées. Leur président y est allé mardi d’une série de réclamations à l’adresse des ministres de l’Agriculture et de l’Economie au fédéral et dans les Régions. Il est question, pour Maxime Prévot, de réunir «en urgence les grandes surfaces, les géants de l’agroalimentaire et les syndicats agricoles pour dégager ensemble des solutions qui permettent de retrouver les marges nécessaires pour assurer aux agriculteurs une juste rémunération tout en préservant les consommateurs de toute augmentation des prix».
Juste rémunération, lutte contre la concurrence déloyale internationale, simplification administrative, sécurité alimentaire, revalorisation du métier, «fin de l’agribashing» qui nuit aux paysans: le cahier de revendications épouse plutôt bien celui des agriculteurs.
La posture est potentiellement un peu plus inconfortable pour les libéraux qui, précisément, occupent le portefeuille de l’Agriculture tant en Wallonie qu’au fédéral, par le truchement de Willy Borsus et David Clarinval. Mais ces deux-là pourraient aussi apparaître comme ceux qui, au sein des gouvernements et de l’Union européenne, portent la voix des agriculteurs wallons et belges.
Le coupable, c’est l’autre
«Pour réaliser de grandes transformations, il y a deux solutions, la liberté ou la norme. Soit on fait confiance aux ingénieurs du vivant et on leur donne des moyens, soit on leur dicte leur métier à partir de l’administration, communique-t-on auprès des libéraux. Le MR a choisi son camp.»
L’identification des difficultés vécues par le monde agricole est multiple. Le MR, dans sa communication sur le sujet, cherchera à éviter de désigner trop hâtivement la responsabilité de l’industrie ou de la grande distribution, même s’il évoque volontiers la pression à la rentabilité qui s’exerce sur le secteur ou la concurrence induite par les accords de libre-échange. En revanche, d’autres responsabilités sont toutes trouvées: l’accumulation de contraintes administratives et de normes environnementales considérées comme aberrantes, à mettre à l’actif des écologistes.
Ces mêmes écologistes répondront – refrain connu – qu’ils sont parfaitement à l’écoute des préoccupations du monde agricole. Ils sont d’autant plus à leurs côtés, répètent-ils, que les agriculteurs se trouvent aux premières loges du dérèglement climatique, qu’ils en sont les premières victimes et que le salut passera nécessairement par eux.
Dans le même temps, on ne se prive pas, chez les verts, de mettre en lumière quelques contradictions des autres familles politiques. Dans l’hémicycle, «la PAC (NDLR: la politique agricole commune) que les agriculteurs dénoncent est soutenue par tous les représentants MR/Les Engagés, y compris les actuels et ex-ministres de l’Agriculture. Il faut qu’ils expliquent en quoi soutenir la PAC, c’est soutenir les agriculteurs, leur juste rémunération, assurer la relève, les protéger», rappelait la députée européenne Saskia Bricmont en début de semaine. Les Ecolos se trouvent, eux aussi, du côté des agriculteurs, donc.
C’est également le cas de la famille socialiste, à vrai dire, qui n’est pas la plus audible sur cette thématique, mais n’a pas manqué de faire savoir à la Chambre, la semaine dernière, par la voix du député Patrick Prévot, que ce sont «les gros distributeurs, les gros industriels… qui mettent une pression maximale sur les marges et qui empêchent nos agriculteurs de vivre décemment de la vente de leurs productions». Le libre-échange sans clauses miroirs, la dérégulation, les contraintes de la PAC: voilà quelques-unes des causes.
La FGTB s’est elle-même associée à la cause agricole, dénonçant la mainmise des multinationales, les effets des accords de libre-échange, le manque de régulation des marchés.
«Un peu de bon sens paysan»
A entendre la classe politique dans son ensemble, les agriculteurs pourraient presque rapatrier leurs tracteurs au champ et saluer la prise de conscience. «J’entendais Willy Borsus s’exprimer sur une benne. Franchement, à l’entendre, on avait l’impression d’être face à un leader syndical», ironise un membre d’un syndicat agricole.
«C’est assez frustrant d’entendre des discours politiques qu’on entendait déjà il y a des années, sans qu’ils soient suivis de véritables changements», enchaîne Hugues Falys (Fugea). Les causes sont multiples et une part conséquente des réponses se trouvent au niveau européen, concède-t-il. Mais ce constat ne peut servir d’argument pour se défausser. «La simplification administrative, c’est écrit très clairement dans la déclaration de politique régionale. Qu’est-ce qui a changé? La concertation de chaîne ne fonctionne pas. Or, elle incombe au service public fédéral», cite-t-il en exemple.
«Si je devais formuler nos requêtes de manière très globale à l’adresse du monde politique, exprime Joachim Hoste (FWA), je demanderais, certes, des actes forts, au-delà des discours, mais aussi un retour au bon sens paysan. Nous connaissons notre métier, nos animaux, notre terre. Nous n’avons aucun intérêt à nous tirer une balle dans le pied en faisant n’importe quoi. En revanche, entre ce qui est décidé dans des cabinets ou des administrations et la réalité, il y a une marge. Tout le monde aimerait que l’agriculture soit celle dont il a rêvé. Mais moi, je ne suis pas un pantin. Je veux bien m’adapter, mais je demande à gagner ma vie un minimum. Et que les politiques réalisent que leurs décisions, belles sur papier, ont des conséquences sur la vie des gens.»