Une récente recherche met en lumière le lien entre radiation ou disparition des registres et exclusion des droits fondamentaux. La perte de logement est l’élément déclencheur.
L’administration du territoire impose le recensement des habitants afin d’ajuster les politiques publiques, car elle est en lien avec l’accès aux droits fondamentaux. Pour cela, une adresse de résidence est requise, elle permet au citoyen d’être inscrit au Registre national. Ce mode d’administration est donc fondamental pour l’exécution des politiques sociales, sous peine d’arriver à un « non-lieu administratif » et une perte de droits.
C’est ce que l’on appelle l’«invisibilisation administrative », c’est-à-dire l’absence d’inscription, mais aussi la radiation ou la disparition des registres. Ce phénomène englobe les habitants radiés d’une commune, qui ne s’inscrivent pas ailleurs mais qui restent sur le territoire ; et les habitants absents du Registre national sans aucune indication.
Radiation et disparition, des tendances aléatoires
L’étude récemment publiée par Brussels Studies se veut globale, mêlant entretiens, observations et quantification. Celle-ci repose sur la base de données Demobel élaborée par Statbel, Office belge de la statistique, complétée par des entretiens et observations. Caractéristiques sociodémographiques, socio-économiques et mouvements globaux, entre autres, sont croisés afin de tracer des tendances entre 1991 et 2014. En guise d’exemple : en Belgique, l’augmentation du nombre des radiés passe de 7.377 pour 1991-1993 à 39.291 pour 2011-2013 en raison d’une amélioration du fonctionnement du Registre national. Au regard des autres régions, Bruxelles concentre un tiers des radiations et disparitions. Alors que le regain de radiations dans la capitale dans les années 2000 s’explique par une procédure stricte visant à lutter contre « la fraude au domicile ».
Le processus de radiation relève d’une application de la loi. «Si les personnes sont radiées, c’est pour des motifs légaux, précise Ahmed El Ktibi (PS), échevin de l’État civil et de la Population de la Ville de Bruxelles. Une enquête est menée par la police. Sans trace d’une personne depuis 6 mois, on applique la loi. On se concentre sur des registres à jour.» La procédure de radiation express existe également, après constat par des huissiers de justice ou d’un emménagement de nouveaux résidents à un adresse. A contrario, de plus en plus d’ «inscriptions d’office» sont opérées. «Ce sont des personnes qui sont en décrochage administratif, signale Sarah Ramaut, cheffe de cabinet à l’Office d’état civil de la Ville de Bruxelles. Elles emménagent sur le territoire, ne viennent pas à la commune. Après enquête, on les invite à s’inscrire, autrement on le fait d’office.»
Des caractéristiques précises ?
Les invisibilisés présentent des profils relativement similaires à Bruxelles et en Belgique : il s’agit surtout de personnes de sexe masculin, âgées de 20 à 45 ans, en situation de précarité économique. Dans la capitale, leur trajectoire indique que parmi les 14.174 invisibilisés en 2012, 2.451 se réinscrivent entre 2013 et 2014, tandis que 2.899 disparaissent sans information. Le reste est considéré comme personnes émigrées. Les registres ne sont donc pas seuls responsables des inexistences administratives, car nombre de radiés ou disparus sont retournés dans leur nation d’origine. «Il est impossible de chiffrer précisément la quantité de personnes qui repartent volontairement à l’étranger, explique Quentin van den Hove (Open VLD), échevin de l’État civil et de la Population à Schaerbeek. S’ils ne le déclarent pas, on ne le sait pas. Et à côté des travailleurs internationaux, il y a aussi beaucoup de primo arrivants qui restent et partent.»
Les victimes de ce phénomène sont en particulier les personnes précarisées qui souvent souffrent d’un manque de liens sociaux, de ressources et des ruptures personnelles. À quoi s’ajoutent les contacts difficiles avec les institutions administratives ou judiciaires. Le tout entraîne évitement et perte de logement. Il leur est possible de se tourner vers les centres publics d’action sociale (CPAS). Si le lieu de résidence correspond en principe au domicile, il «peut également, depuis la loi du 24 juillet 1997, correspondre à l’adresse d’un CPAS afin que les personnes sans domicile puissent également accéder à leurs droits», précise l’étude. Cela permet d’accéder à certains droits, dont celui de vote. « Une personne radiée peut se tourner vers un CPAS pour à la fois obtenir de l’aide et une adresse de référence, précise Quentin van den Hove. Cela lui permet de récupérer des droits, dont le droit de vote car le bulletin de vote sera envoyé à cette adresse postale. »
À moins que cette inexistence ne soit une « sherwoodisation», un choix de disparaître volontairement pour vivre autrement ou se soustraire à des responsabilités légales. À ce titre, d’aucuns pourraient s’interroger sur les dérives possibles. Originaire du territoire ou non, une personne absente des registres est un «fantôme». Cela aurait été le statut de l’auteur de l’attaque perpétrée contre des supporters suédois en octobre 2023. «Ce n’est pas de notre niveau, ça relève du fédéral, précise Ahmed El Ktibi. Il y a toujours un risque mais on ne peut pas le contrôler.»
Quant aux quartiers bruxellois présentant une importante invisibilisation, on compte parmi eux Stalingrad, Grand-Place, Quartier Royal, Matonge, Quartier européen, etc. Certains concentrent une population internationale connue pour sa mobilité. Aucun marquage net, donc, il apparait plutôt une «dualisation du phénomène d’invisibilisation sur deux catégories de population, l’une extrêmement défavorisée et l’autre marquée par les cadres internationaux et les étudiants internationaux.»
Mais si invisibilisation et statut socioéconomique des quartiers ne sont pas directement liés, cette inexistence administrative pourrait émaner de la crise du logement, l’appauvrissement de la Région de Bruxelles-Capitale et de systèmes administratifs compliqués. Sans oublier que la division du pays ne facilite pas un accès indifférencié aux services d’aides publics.
Nadia Nahjari