dimanche, avril 27

Il y a tout juste trois ans, Paolo Falzone fauchait un groupe de Gilles dans une rue de Strépy. La cour d’appel a décidé qu’il sera jugé pour meurtre. Mais quand peut-on parler de meurtre, surtout en voiture?

Le bilan était de sept morts et d’une trentaine de blessés. En pleine période de Carnaval, au volant de sa BMW série 5, le jeune Paolo Falzone fonce à plus 170km/h dans la rue des Canadiens à Strépy-Bracquegnies, près de La Louvière, où la limite de vitesse est fixée à maximum 50km/h. Il est cinq heures du matin. Un groupe de personnes fait le traditionnel ramassage des Gilles. La voiture les percute, en en tuant sept dont six sur le coup. Le drame fera la une pendant plusieurs jours. Trois ans plus tard, le conducteur, Paolo Falzone, est renvoyé devant la cour d’assises. Il sera jugé pour meurtre. Son avocat montois, Frank Discepoli, n’en revient pas. «Mon client n’avait pas l’intention de tuer», s’est-il exclamé à l’issue de la séance devant la chambre des mises en accusation de la cour d’appel.

Décision surprenante de la juridiction de renvoi? Les avis des pénalistes sont partagés. «Oui, c’est surprenant, réagit l’avocat bruxellois Bruno Dayez, connu pour ses critiques du système pénal trop absurdement répressif à ses yeux. A nouveau, on a tendu le micro aux victimes qui se disent très soulagées. Mais, dans la définition pénale du meurtre, on insiste sur le caractère volontaire et intentionnel. Il n’y a pas de degrés différents de meurtre. C’est une infraction instantanée. Ici, cela voudrait signifier que le chauffard, quand il tombe nez-à-nez avec le cortège en roulant trop vite, décide délibérément de foncer dedans. Ce n’est pas convaincant.» Me Marc Preumont, professeur de droit pénal à l’ULB, abonde: «Oui, pour qu’il y ait meurtre, il faut à la fois qu’il y ait un acte volontaire et que cet acte ait été posé dans l’intention bien précise de tuer.»

«Pour qu’il y ait meurtre, il faut à la fois qu’il y ait un acte volontaire et que cet acte ait été posé dans l’intention bien précise de tuer.»

Me Marc Preumont

Professeur de droit pénal à l’ULB

Et l’avocat namurois de prendre l’exemple d’un individu qui en frappe un autre, mais au moment où il donne un coup poing, l’autre esquive, trébuche et tombe en se fracassant violemment le crâne sur le bord d’un trottoir. «Dans ce cas-là, il est mort suite au coup volontaire qui a provoqué la chute mais il ne peut y avoir pour autant intention de tuer, explique le pénaliste. On parle alors d’homicide non qualifié de meurtre ou, autrement dit, de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner.» C’est justement ce genre de prévention qui aurait pu être attendue dans l’affaire Falzone. Mais les magistrats de la cour d’appel ne l’ont pas vu de cette manière.

Infractions de roulage

«D’habitude, lorsqu’il y a mort d’homme en matière de roulage, on retient l’homicide involontaire, explique Me Dayez. J’ai défendu deux cas l’année passée. L’un d’eux, âgé de 20 ans, avait percuté une jeune femme chaussée de Haecht à Bruxelles, la blessant mortellement, avant de prendre la fuite. L’autre avait dépassé par la droite une voiture à l’arrêt et renversé un homme de 25 ans qui en est mort. Dans les deux procès, aucun n’a fait de la prison. Normalement, il faut un cumul de circonstances aggravantes, comme ce type qui avait jeté sa voiture dans le canal après avoir renversé une dame âgée, alors qu’il était en état d’ivresse et avait pris la fuite. Il a fait un an de prison en préventive pour retenir la leçon.»

Comment les juges de renvoi ont-ils alors pu retenir la prévention de meurtre dans le dossier du drame de Strépy? David Gelay, qui est l’avocat de plusieurs familles de victimes, a expliqué à la sortie de l’audience: «J’ai cité un arrêt rendu par une cour d’assises flamande. Un homme avait volontairement brûlé un feu rouge, tuant sa passagère. La Cour a retenu le principe selon lequel à partir du moment où, en connaissance de cause, on met en œuvre des moyens qui, dans le cours normal des choses, peuvent entraîner un décès, il y a homicide volontaire.» C’est visiblement l’argument que la chambre des mises a retenu pour rendre sa décision. En jargon pénal, on appelle cela la théorie du dol.

«C’est une notion controversée ou, en tout cas, qui l’a longtemps été, commente Me Preumont. Certains auteurs ont écrit qu’il s’agissait d’une notion factice, mais la jurisprudence a évolué et cela signifie que, lorsque vous adoptez un comportement qui est susceptible de tuer, vous acceptez l’éventualité que votre comportement provoque la mort d’autrui. En suivant ce raisonnement, on peut donc poursuivre du chef de meurtre une personne qui ne souhaitait pas nécessairement la mort de la ou des personnes qu’elle a tuées. Ce peut être le cas si on sort dans la rue avec une arme à feu et qu’on tire sans discernement ou si on roule à une vitesse complètement dingue dans une rue où il peut y avoir du monde.»

C’est ce que les parties civiles ont défendu devant la juridiction de renvoi qui, pour rappel, statue au niveau des charges retenues et non des preuves. Ces dernières seront examinées devant la juridiction de fond, en l’occurrence la cour d’assises, qui en débattra. «A ce stade, on parle d’indices de culpabilité, explique Luc Hennard, ancien président du tribunal de première instance de Bruxelles. Les magistrats de la cour d’appel ont dû motiver leur décision de renvoi. Il y avait donc, selon eux, suffisamment d’éléments pour que l’intéressé soit jugé pour meurtre. Mais c’est devant le jury populaire qu’il sera établi ou non, en fonction des éléments du dossier, des expertises, etc., qu’il y avait intention de tuer.»

Justice de l’émotion

Evidemment, on peut se demander si l’émotion populaire et les remous médiatiques suscités par une affaire comme celle-là n’influence pas la décision des juges. «Il est évident que l’atmosphère, l’ambiance, la médiatisation, les réseaux sociaux créent un climat susceptible d’influencer n’importe quel être humain, reconnaît Luc Hennart. Mais je suis persuadé que la toute grande majorité des magistrats parvient à se mettre dans la position où ce qui se dit autour d’eux leur est égal. Il faut admettre que cela suppose un effort intellectuel pour y parvenir et les juges sont des êtres humains avant tout. Mais je pense que tous les juges, qu’ils soient professionnels ou non, ont cette volonté de ne tenir compte que de ce qui se trouve dans le dossier qu’ils examinent.»

Il n’empêche, la justice doit aussi faire face aux contextes émotifs suscités par une affaire. Le cas du cycliste qui, en décembre 2020, avait bousculé du genou une fillette sur un chemin enneigé des Fagnes est, à cet égard, édifiant. L’image faisant le tour de la toile, le cycliste avait été poursuivi et finalement jugé par un tribunal qui lui avait octroyé la suspension du prononcé. A l’époque, Yves Cartuyvels, juriste et criminologue à l’Université Saint-Louis, écrivait sur le site «Justice en ligne»: «La réaction judiciaire semble ici avoir été dictée essentiellement par le souci de calmer, en temps réel, l’émotion sur les réseaux sociaux. Tout au plus une affaire de ce type justifierait-elle une médiation entre le cycliste et les parents. Cela aurait sans doute calmé le jeu de manière bien plus rapide et efficace qu’en encourageant une escalade judiciaire.»

Pour Luc Hennart, dans ce genre de circonstances, il faut distinguer le rôle du procureur et celui du juge du fond. «Le premier peut être plus sensible à ce qui se dit dans la société parce qu’il défend la société, éclaire-t-il. Il représente le ministère public. On le voit dans beaucoup d’affaires, comme celle du cycliste des Fagnes justement. L’impact d’un événement au sein de la société est nécessairement pris en compte, pour une part en tout cas, par le procureur. Cela n’empêche pas le juge de fond de voir les choses différemment.» Pour Bruno Dayez, le risque, lorsque les esprits sont échauffés par la médiatisation d’une affaire quelle qu’en soit la gravité, est que la justice se résume à de la vengeance sociale primaire. Dans le procès Falzone, qui devrait se tenir d’ici à la fin de l’année, il est clair que les jurés, à qui le drame de Strépy n’aura pas échappé il y a trois ans, auront fort à faire pour faire abstraction de tout ce qui ne se trouve pas dans le dossier…

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