Dans The Peace Formula, le professeur d’économie Dominic Rohner recense les facteurs qui favorisent les guerres. Surtout, il apporte des solutions pour diminuer les risques et cite trois piliers fondamentaux. Avec les louanges du prix Nobel d’économie, s’il vous plaît. «Ce livre est une synthèse révolutionnaire pour comprendre le monde d’aujourd’hui.»
Une «synthèse révolutionnaire sur les causes des conflits et sur les moyens d’y mettre un terme, réalisée par le plus grand spécialiste de la question. Une lecture essentielle pour comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.» Ces éloges sont formulées par le lauréat du prix Nobel d’économie 2024, James A. Robinson, à l’égard du livre «The Peace Formula» (ed. Cambridge University Press). Rédigé par Dominic Rohner, professeur d’économie à l’Université de Lausanne et au Geneva Graduate Institute, l’ouvrage adopte un style de vulgarisation scientifique et fournit des informations clés sur la manière de favoriser la paix dans divers conflits actuels. Entretien.
Dominic Rohner, pouvez-vous expliquer les raisons pour lesquelles vous avez écrit ce livre?
Dominic Rohner: Le but est à la fois de comprendre quels facteurs créent des guerres, mais aussi ce qu’on peut concrètement faire pour y remédier. L’économie s’est souvent préoccupée de choses facilement mesurables, mais qui n’ont pas de grande implication politique. Par le passé, certains économistes ont par exemple tenté de déterminer si les découvertes de pétrole peuvent favoriser les risques de guerre. Certaines études tendent à le prouver. Mais sans analyser les recommandations politiques qui suivent ou non. Le livre est basé sur des centaines d’études scientifiques. Il se veut à la fois accessible et rigoureux.
Il est plutôt rare de voir un économiste se pencher sur les guerres ou les relations internationales. L’économie est une discipline plus centrale, aujourd’hui?
Avant, l’économie était parfois dogmatique. Elle se calfeutrait sur des questions purement et étroitement liées à l’activité économique. Les économistes ont souvent eu tendance à travailler «en huis clos», de façon parfois arrogante, sans s’intéresser aux fonctionnements des autres domaines de la société. Puis, la discipline a subi une révolution empirique et se définit désormais davantage selon une méthodologie souvent statistique et quantitative, qui se focalise sur les incitations. Elle peut donc être appliquée pour analyser des questions plus sociétales.
La question économique est-elle centrale dans les causes des guerres?
Dans les conflits, les forces économiques font partie du problème, mais aussi de la solution. Par exemple, comme évoqué dans le livre, l’étude This mine is mine se penche sur l’impact de l’exploitation minière dans les conflits en Afrique. Il en ressort que 20% des guerres peuvent essentiellement être expliqués par la compétition et le financement liés aux mines. L’envie de s’accaparer des richesses énergétiques est donc une force majeure qui provoque le conflit. Mais une bonne gestion peut contribuer, à l’inverse, à diminuer ce risque. Par exemple, la traçabilité accrue des diamants est un facteur qui peut atténuer un conflit. En substance, une gestion économique forte et intelligente aide fondamentalement à réduire les guerres civiles. Elle diminue, par exemple, les recrutements militaires illégaux des rebelles.
Une gestion économique forte et intelligente aide fondamentalement à réduire les guerres civiles.
Votre livre s’intitule «The Peace Formula». Quelle est cette fameuse «formule de paix»?
Certains facteurs sont primordiaux. Le premier, c’est la «voice», c’est-à-dire la démocratie. Une forte tendance montre qu’une paix durable passe par la représentation démocratique de chaque individu. Si certains groupes ethniques sont discriminés ou exclus du processus politique, tôt ou tard, une guerre éclatera. En Irlande du Nord, par exemple, si les catholiques et les protestants sont impliqués dans la prise de décision locale, le risque de violences est moindre. L’inclusion des minorités est un des piliers les plus importants pour la paix.
Le deuxième pilier, «work», réside dans une économie productive, qui offre des opportunités et des perspectives à la population.
Si certains groupes ethniques sont discriminés ou exclus du processus politique, tôt ou tard, une guerre éclatera.
La garantie de sécurité par l’Etat «warranties», qui détient le monopole de la violence légitime, est le troisième fondement pour la paix. La politique publique ne peut pas bien fonctionner si la sécurité n’est pas garantie. Soit l’Etat est assez fort (state capacity), soit l’ONU peut apporter cette stabilité à l’aide des casques bleus. D’autres facteurs, comme la réconciliation ou la transition vers une économie plus durable, peuvent aussi influer.
La dynamique géopolitique actuelle est inquiétante. Dans votre livre, vous soulevez aussi l’importance des guerres civiles moins médiatisées…
La situation actuelle est effectivement très préoccupante. Depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est la première fois qu’on constate des conflits armés dans plus de 50 pays par an. Ce qui représente un quart des pays dans le monde. Ces guerres sont en effet souvent moins médiatiques: Yemen, Syrie, Soudan, Centrafrique, Congo… Dans la plupart des cas de figure, les trois piliers nécessaires à la paix durable font défaut. La pauvreté et les régimes autocratiques ajoutent un risque supplémentaire. Tout comme l’insécurité généralisée, avec un Etat faible qui ne contrôle pas l’entièreté du territoire.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est la première fois qu’on constate des conflits armés dans plus de 50 pays par an. Ce qui représente un quart des pays dans le monde.
Le livre se focalise sur les questions de guerres civiles pour une raison simple : depuis 1945, on dénombre beaucoup plus de guerres civiles que de guerres entre Etats. Les données liées aux premières sont donc plus nombreuses et détaillées.
L’important, c’est qu’on peut y remédier. Si l’Occident était moins égoïste et qu’il était prêt à investir plus d’énergie, de soutien et d’argent, il serait possible d’aider à reconstruire une paix durable dans pas mal de pays. Malheureusement, on est dans une situation de négligence généralisée.
Si ces piliers sont clairs, pourquoi ne sont-ils pas applicables plus souvent dans la réalité?
Les politiciens ont souvent des mauvaises incitations. Certains veulent se remplir les poches, d’autres sont très dogmatiques et développent vision du monde qui n’est pas basée sur les faits. Il serait important que plus de personnes impliquées en politique lisent le livre. Le court-termisme inhérent à la politique pousse certains leaders à appliquer des solutions qui ne sont pas durables. Dans la logique politicienne, construire un projet sur le long terme, c’est aussi s’exposer à la possibilité que l’opposition en récolte les fruits dix ans plus tard. Le livre est donc un appel à la société civile, qui néglige parfois son rôle centrale pour une paix durable.
Vous évoquez aussi la «seule loi physique» des sciences sociales…
Oui, cette loi est la democratic peace. Elle stipule qu’une guerre entre deux pays démocratiques n’est jamais possible ou presque. L’énorme majorité des conflits armés se déroulent soit entre deux pays autocratiques, soit entre une démocratie et une autocratie, mais quasi jamais entre deux démocraties. Mécaniquement, l’augmentation du nombre de démocraties ferait donc baisser le nombre de guerres dans le monde. Si les politiciens payaient le même prix de la guerre que l’ensemble de la population, elles diminueraient aussi drastiquement.
Depuis plus d’une dizaine d’années, les valeurs démocratiques chutent partout à travers le monde, et sont submergées par une vague d’autocratisation.
A ce sujet, une étude se penche sur le comportement de vote des parlementaires américains durant les guerres du 20e siècle en Amérique, qui ont débouché sur une mobilisation militaire générale. Il en ressort que les sénateurs qui ont un garçon de 18 ans ou plus (donc mobilisable), peu importe l’orientation politique, votent de manière beaucoup plus pacifique. Simplement parce que la vie de leur propre enfant est en jeu. Cela démontre que la démocratie est aussi un rempart contre les guerres entre Etats.
Une guerre est évidemment dévastatrice pour la population. A quelle point l’est-elle pour le fonctionnement économique du pays?
Economiquement, une guerre peut réduire le PIB d’un pays d’environ un cinquième sur le moyen terme. Concrètement, elle peut donc faire passer un pays riche à un stade de pays pauvre. On remarque aussi que toutes les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) augmentent considérablement le risque de guerre, de corruption et d’autocratie. En quelque sorte, ces énergies «sales» ne détruisent pas seulement la planète, mais aussi la paix. Cela fait donc deux bonnes raisons de s’en passer.
Toutes les énergies fossiles augmentent considérablement le risque de guerre, de corruption et d’autocratie. En quelque sorte, ces énergies «sales» ne détruisent pas seulement la planète, mais aussi la paix.
La solution majeure, pour vous, c’est le devoir civique?
La leçon, c’est qu’on ne peut pas forcément faire confiance aux politiciens. Mais, d’un autre côté, on est obligé d’être engagé. En cela, le journalisme est une pierre angulaire d’une société où les personnes sont impliquées et bien informées. S’intéresser aux politiques est un vrai devoir civique. Si une politique pacifique de soutien aux pays en reconstruction est massivement soutenue par l’électorat, les politiciens la mettront en œuvre plus souvent, car ils réagissent aux incitations. A l’inverse, si l’électorat suit la politique de manière très superficielle, les politiciens n’agiront pas toujours dans l’intérêt commun sur le long terme. Il faut leur demander des comptes, toujours. Outre le changement climatique, la paix est un des plus grands enjeux du 21e siècle. Depuis plus d’une dizaine d’années, les valeurs démocratiques chutent partout à travers le monde. Elles sont submergées par une vague d’autocratisation. Il est encore temps de la stopper.