La politique de Donald Trump au cours de la première année de son second mandat a considérablement dégradé la démocratie américaine qui «a peut-être déjà glissé vers autre chose», redoute l’américaniste Sylvie Laurent.
Il n’y a pas un jour en 2025 où Donald Trump n’a pas fait irruption dans l’actualité. Souvent à travers des actions ou des propos auxquels la démocratie libérale, depuis sa création, a rarement été confrontée. Les Etats-Unis sont-ils du reste encore une démocratie libérale? Non, répond l’historienne et américaniste Sylvie Laurent, professeure à Sciences Po Paris. Il est pourtant difficile de définir ce que l’Amérique de Trump est devenue ou ce vers quoi elle tend. Un sursaut des Américains est toujours possible, voire annoncé.
Quand les principaux patrons de la tech de la Silicon Valley se sont ralliés à Donald Trump après sa réélection, beaucoup en Europe furent surpris parce qu’ils les voyaient plutôt comme des personnalités progressistes. En réalité, dès l’origine, expliquez-vous dans La Contre-révolution californienne (1), la tech a été associée au néolibéralisme à la Ronald Reagan, c’est cela?
On a rarement vu l’élite patronale des Etats-Unis montrer à ce point son allégeance à un projet qui n’est pas n’importe lequel puisqu’il est d’extrême droite. Il y avait tout de même de quoi être surpris. Pour autant, penser qu’elle n’a jamais été autre chose qu’une classe sociale qui défend ses propres intérêts était sans doute se méprendre. Depuis les années 1990, la formation politique qui fut la plus engagée dans la transition numérique, dans la dérégulation et dans le travail de facilitation de l’accumulation des profits et des investissements en faveur de la Silicon Valley a été le Parti démocrate. Je rappelle toutefois dans mon livre que le projet de la Silicon Valley, à son origine dans les années 1950 et 1960, est conservateur ancré, en cette époque de guerre froide, dans l’industrie militaire, et lié aussi aux questions de la détention en prison, de la surveillance et de la police. La Silicon Valley fut nourrie par cet «écosystème scientifique» mis en place par l’Etat par l’entremise des responsables politiques conservateurs de Californie. Dès lors, que ces représentants de la tech américaine qui se sont développés dans le business de la surveillance, de l’armement, de la police et du contre-espionnage se retrouvent aujourd’hui aux côtés de Trump n’est pas en soi surprenant.
Certains se revendiquent libertariens. La réduction des interventions de l’Etat dans la société est une de leurs demandes. Ont-ils des raisons d’être satisfaits de la politique de Donald Trump?
Aux Etats-Unis, le libertarianisme est lié au nom d’Ayn Rand, une romancière russe immigrée, qui, de façon très simpliste, a opposé la liberté de la société civile à l’oppression de l’Etat et qui réprouvait toute forme de redistribution sociale et d’intervention de l’Etat dans l’économie. Cela suppose, pour être un vrai libertarien, de refuser toute intrusion a fortiori autoritaire de l’Etat dans la vie des citoyens. Or, que voit-on depuis la réélection de Donald Trump? Une constante intervention coercitive de l’Etat dans la vie des citoyens et, plus encore, dans celle des entreprises. On a assisté à des prises d’intérêts d’amis de Donald Trump dans des sociétés, des délits d’initiés, des menaces permanentes contre des patrons… On est très loin de toute forme de libertarianisme, on est au contraire dans un capitalisme oligarchique d’Etat où chacun essaie par son accès personnel au prince d’obtenir un passe-droit. Il faut bien dire que jusqu’à présent, les patrons de la tech n’ont qu’à se féliciter d’avoir choisi de se soumettre à Donald Trump. Facebook, de Mark Zuckerberg, a gagné son procès pour abus de position dominante. Et on sait qu’aux Etats-Unis, ces procès pour monopole sont instruits non par le pouvoir législatif mais par l’exécutif, c’est-à-dire des gens nommés par Donald Trump. La société Palantir, de Peter Thiel, est devenue le premier contractant de l’Etat américain. Larry Ellison, autre patron de la tech (Oracle), a reçu le feu vert pour édifier un très grand conglomérat médiatique qui regroupera toutes les chaînes de la mouvance d’extrême droite. Et que dire des secteurs des cryptomonnaies et de l’intelligence artificielle? Le président prépare un décret pour interdire toute régulation sur l’IA dans tous les Etats des Etats-Unis pendant au moins dix ans. Incontestablement, c’est un pari réussi pour les patrons de la tech qui comprennent bien que les problèmes de soutenabilité environnementale, d’éthique personnelle, de destruction de la santé mentale des jeunes sont des questions que posent les populations et que s’allier avec un dirigeant autoritaire est une façon d’étouffer ces demandes pour poursuivre plus avant le projet de contrôle algorithmique de la vie économique et de la vie sociale des citoyens.
«Des éléments de fascisation ont été enclenchés pendant la première année du second mandat de Trump.»
L’action du Département de l’efficacité gouvernementale (Doge) est-elle un échec ou un succès pour Donald Trump, pour Elon Musk, pour les Etats-Unis?
Le Doge a été démantelé. Il n’aura duré qu’un an. Il est légitime de se demander ce qu’a été son utilité. Sa première fonction fut de mettre sur orbite Elon Musk. Donald Trump a voulu remercier quelqu’un qui lui a été très utile dans la campagne électorale et donner le spectacle d’un gouvernement hyperefficace dont l’homme le plus riche du monde était le maître d’œuvre. La deuxième mission du Doge fut de contourner le Parlement dans un mixte entre les décrets présidentiels et les décisions discrétionnaires prises par Elon Musk. Il a fallu montrer à quel point on allait vite, fort et qu’on ne se souciait ni des normes, ni de la procédure, ni d’ailleurs des lois. La plupart des actions du Doge étaient parfaitement illégales; pour certaines d’entre elles, elles ont d’ailleurs été condamnées par les juges. Exemple: le fait de renvoyer les dizaines de milliers de fonctionnaires fédéraux alors que leurs postes avaient été renouvelés et que le budget pour les payer avait été voté par le Congrès. Dernière fonction de ce département: le saccage de grandes agences gouvernementales dans une entreprise de décrédibilisation de l’Etat social. Elon Musk a supprimé des départements très utiles aux Américains et au reste du monde. On pense à l’USAid. Selon un article récent de The Lancet, entre dix et quinze millions de personnes pourraient mourir de l’absence de politique de vaccination et de soutien humanitaire dispensés par cette agence. De surcroît, le Doge n’a économisé que 10% de ce qu’il prétendait économiser. En revanche, le coût social sur le long terme est inestimable.

Le Donald Trump de 2025 mène-t-il une politique d’extrême droite?
Sans aucun doute. D’ailleurs, je parlais d’un président d’extrême droite dès 2016. En science politique, l’extrême droite est quelque chose de parfaitement défini. Ce n’est pas une opinion. C’est un fait. Il s’agit d’une tradition politique issue du mouvement contre-révolutionnaire de défiance de la République et d’hostilité à l’égard du parlementarisme avec un désir de «régénération nationale» autour d’une opposition contre des «ennemis» visant à nuire au corps social. La politique de Donald Trump correspond à tous ces critères. On a vu au cours de l’histoire que l’on peut être d’extrême droite sans forcément mettre à bas la République. La question pour le deuxième mandat est celle de la fascisation d’un certain nombre de pratiques sociales. Je pense au rôle de la police, en particulier la police de l’immigration, et à une rhétorique extrêmement virulente sur la «vermine», sur les «communistes», sur les «immigrés qui mèneraient une guerre de l’intérieur». On peut certainement affirmer que des éléments de fascisation furent enclenchés pendant la première année de ce second mandat.
«Le boomerang de la haine revient aujourd’hui contre quiconque n’est pas un homme blanc anglo-saxon chrétien.»
Y a-t-il un renouvellement de la «guerre aux ennemis de l’intérieur» pratiquée par le passé?
C’est une rhétorique et une pratique. La violence des arrestations d’immigrés clandestins est sans commune mesure avec le premier mandat de Donald Trump. Le rôle prépondérant donné à la police de l’immigration (ICE) est sans précédent. Nous avons des milliers d’hommes engagés à la va-vite à partir d’annonces sur les réseaux sociaux, dont on ne sait pas la formation, dépêchés pour certains d’autres services publics pour constituer cette «superpolice» qui a tous les droits et arrête de façon arbitraire et raciste quiconque ressemble à un immigré sans que les droits des individus ne soient respectés, ou que les décisions de justice ne soient entendues, avec un système de déportation vers des pays tiers où, comme au Salvador, les gens peuvent être torturés. Il s’agit aussi de terroriser la population puisque dès que des Américains lambda s’opposent à ces pratiques, ils sont à leur tour violentés. Il y a quelque chose de très inquiétant dans cette violence qui se déchaîne sur des milliers de personnes chaque jour. On peut ajouter à cela le déploiement de l’armée dans un certain nombre de villes démocrates des Etats-Unis. Dernier élément sous-estimé par les observateurs européens: lorsqu’on commence à normaliser le discours de haine contre l’autre et à distinguer les «bons Américains» de personnes qui viennent «polluer le sang de la nation», on en arrive très vite à l’antisémitisme. A ceux qui pensent que le soutien des dirigeants américains à Israël est une caution de leur philosémitisme, il faut rappeler que fin octobre, la principale personnalité médiatique de l’extrême droite américaine, Tucker Carlson, a accordé un entretien à un néonazi extrêmement influent, Nick Fuentes, que le vice-président des Etats-Unis, J.D. Vance, a exprimé son soutien à Carlson après cette interview, et que Donald Trump lui-même, il y a quelques années, a dîné avec Nick Fuentes. De plus en plus d’antisémites négationnistes s’expriment librement aux Etats-Unis et sont hostiles non seulement à Israël mais aux Juifs dans le monde. Le Parti républicain est donc confronté à un grave problème: il lui est très difficile d’expliquer qu’on peut mépriser les Noirs ou les Hispaniques et de faire une exception avec les Juifs. Le boomerang de la haine revient aujourd’hui contre quiconque n’est pas un homme blanc anglo-saxon, chrétien de préférence.
Avec le contrôle de la Cour suprême, Donald Trump et ses actions sont-ils quasi à l’abri d’entraves de la justice?
Des juges fédéraux se démènent depuis des mois et des mois pour essayer de limiter l’ampleur de la prédation, de l’illégalité, de la délinquance quotidienne de ce gouvernement. Et en effet, c’est très difficile pour eux parce que la Cour suprême, à l’exception de quelques petites décisions appelant l’administration à modifier sa politique pour qu’elle soit conforme à la Constitution, lui a donné un blanc-seing. Que vous dire? Donald Trump a survécu à toutes les poursuites judiciaires, y compris deux procédures d’impeachment, et il semble aujourd’hui que la justice ait bien du mal à l’enrayer dans son action destructrice. Elle peut au moins limiter les effets de certaines de ses politiques mais il reste à savoir ce qu’elle peut faire lorsque Trump lui-même ne respecte pas ses décisions. Jusqu’à maintenant, on n’a pas vu qu’elle avait l’intention d’aller au bras de fer avec le président.
L’assise partisane de Donald Trump se fonde-t-elle toujours sur les «petits Blancs qui se sentent discriminés»? Si c’est le cas, cette base pourrait-elle néanmoins s’effriter en cours de mandat?
Il faut distinguer ce qui est le corps de la base électorale la plus fanatiquement engagée derrière Donald Trump, les 30% à 40% de la population qui, jusqu’à aujourd’hui, continuent de le soutenir, de ceux qui se sont ajoutés lors des élections de 2024, soit les 12% à 15% de la population qui, à la faveur de la dégradation des conditions économiques, de l’inflation et du fait de l’incapacité du Parti démocrate à apporter une alternative crédible, se sont rabattus sur le Parti républicain en espérant que les conditions économiques s’amélioreraient. Parmi ces personnes, on voit déjà des signes d’une érosion très nette en particulier chez les jeunes et les indépendants qui sont, à près de deux tiers, extrêmement mécontents de la politique menée. Il faut dire que l’Amérique va mal. La situation économique est catastrophique. Les chiffres du chômage sont calamiteux. L’inflation est repartie. Les crises du logement et de la qualité de vie sont toujours plus grandes. Si l’on ajoute les taxes douanières qui renchérissent le prix des matières premières pour les entreprises et le prix des biens de consommation pour les Américains, c’est une situation très dégradée. Donald Trump est le président le plus impopulaire depuis très longtemps aux Etats-Unis. Près de 60% des Américains considèrent qu’il fait un très piètre travail de gestion de l’économie et de l’Etat américain. Mais il conserve pour l’instant un socle inébranlable. Cependant, même au sein de celui-ci, apparaissent des fissures ou des désaccords, notamment sur la question du soutien à Israël ou de l’affaire Epstein. Je pense qu’au moment des élections de mi-mandat, les démocrates peuvent relever la tête.


Les Etats-Unis sont-ils encore une démocratie libérale ou tendent-ils à devenir une démocratie illibérale à la hongroise?
Ce n’est plus une démocratie libérale, mais je ne sais pas très bien ce qu’est une démocratie illibérale. Nous sommes face à un gouvernement autoritaire d’extrême droite avec des violations quotidiennes des droits de l’homme, du droit du travail, du droit de l’environnement, de la Constitution et des différents codes qui constituent le pays. Il y a des moments au cours de ce mandat où la frontière entre le fait d’avoir un gouvernement plus autoritaire et celui d’avoir changé de régime a été franchie. L’envoi de l’armée dans les villes fut un de ces moments. Les politiques menées aujourd’hui sont désapprouvées par une très grande majorité de la population. Et si l’argument est de dire que Donald Trump a été démocratiquement élu, jamais personne n’a voté pour la violation de la Constitution des Etats-Unis. Jamais personne n’a voté pour l’enrichissement personnel du président et de ses amis. Jamais personne n’a voté pour que des citoyens américains soient arrêtés de façon arbitraire dans les rues. Nous sommes dans une démocratie extrêmement dégradée qui a déjà peut-être glissé vers autre chose.
(1) La Contre-révolution californienne, par Sylvie Laurent, Seuil, coll. Libelle, 72 p.
Bio express
1974
Naissance, à Orléans.
2004
Diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris.
2015
Publie Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et politique (Seuil).
2016
Les Couleurs du marché. Racisme et néolibéralisme aux Etats-Unis (Seuil).
2020
Pauvre Petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale (éd. de la Maison des sciences de l’homme).












