Le dossier de la taxe carbone sur le chauffage et la voiture est au programme du prochain gouvernement, qui devra manœuvrer adroitement pour éviter un phénomène «gilets jaunes».
Aucun parti n’en aura parlé durant la campagne électorale. Et pourtant, ce sera à coup sûr un dossier chaud de la prochaine législature. A partir de 2027, le «prix carbone» frappera les ménages et sans doute pas qu’un peu. Jusqu’à plus de 600 euros par an pour le chauffage et la voiture, selon les estimations des experts interrogés. Un montant significatif, ici calculé en fonction d’une consommation moyenne de 900 litres d’essence (soit 15.000 kilomètres parcourus) et de 17,5 mégawattheures (MWh) de gaz. Les responsables politiques veillent bien à ne pas parler de «taxe» carbone mais de «tarification européenne du carbone».
«Le mot taxe est tabou, même chez Ecolo, a fortiori avant un scrutin, constate Damien Ernst, spécialiste de l’énergie et professeur à l’ULiège. Le législateur européen n’a lui-même pas eu le courage d’adopter une vraie taxe CO2. Il s’est débarrassé de la patate chaude en imaginant un mécanisme de marché dont le fonctionnement est un peu douteux.» Ce mécanisme porte le nom bizarroïde de SEQE, pour système d’échange de quotas d’émissions, ou ETS (Emission Trading System) en anglais. Pour respecter ses objectifs de réduction des émissions de carbone, l’Union européenne a mis en place un marché de permis de polluer qui repose sur un stock déterminé de permis d’émission, alloués selon des critères définis, et sur la possibilité de les échanger entre acteurs de ce marché.
C’est ce qui se passe sur le premier ETS européen imposé depuis 2005 aux centrales électriques et calorifères, aux principales industries polluantes (sidérurgie, verrerie, cimenterie, raffinage pétrolier, chimie…) et l’aviation commerciale pour les vols intraeuropéens. Cet ETS1 couvre 40% des émissions de l’UE et s’élargira bientôt au transport maritime et aux incinérateurs de déchets. Parallèlement, un autre marché a vu le jour récemment pour porter à plus de 60% le taux de couverture des émissions: l’ETS2. Celui-ci étend l’instrument «prix carbone» principalement aux bâtiments et au transport routier, donc à la maison (ou l’appartement) et à la voiture de Monsieur et Madame Tout-le-Monde.
Adopté fin décembre 2022, il sera lancé en 2027, sauf si les prix de l’énergie sont exceptionnellement élevés –il pourrait alors être reporté d’un an. Concrètement, les permis de polluer seront, ici, imposés aux fournisseurs de fuels fossiles destinés aux véhicules et aux chaudières à gaz ou à mazout. Lesquels reporteront inévitablement le coût sur la facture de leurs clients, ce qui aura des répercussions sur le budget des ménages. Importantes? Tout dépendra du prix de la tonne de carbone. Lequel varie selon le mécanisme de l’échange de permis entre acteurs concernés, donc de l’offre et de la demande inhérentes à tout marché, mais aussi en fonction du plafond d’émissions de CO2 à partir duquel les entreprises polluantes doivent acheter des permis d’émissions.
«Le prix de la tonne de CO2 devrait osciller entre 80 et 120 euros dans les prochaines années.»
21 cents de plus pour le litre d’essence
«Ce prix est très volatil, on l’a vu grimper à 100 euros début 2023 puis redescendre à 55 euros en février dernier et il tournait autour de 70 euros à la mi-mai, constate l’économiste Estelle Cantillon (ULB), qui a présidé le dernier Congrès économique francophone consacré à la transition vers une économie zéro carbone. Il faut préciser que le marché de permis ETS2 sera séparé de l’ETS1 pour éviter que les erreurs de jeunesse du petit nouveau ne contaminent l’ancien. L’Union européenne a prévu pour l’ETS2 un plafond d’intervention à 45 euros la tonne de CO2, prix à partir duquel elle émettra davantage de permis pour éviter une hausse trop importante, mais cela ne signifie pas que le prix sera plafonné à 45 euros. Des études très sérieuses indiquent que la tonne de CO2 oscillera entre 80 et 120 euros dans les prochaines années.»
De son côté, le réputé Institute for Climate Economics (I4CE), à Paris, table sur des études montrant que le prix du carbone se stabiliserait entre 70 et 75 euros la tonne d’ici à 2030, avant d’augmenter progressivement jusqu’à 130 euros en 2040, ce qui n’est pas sensiblement différent. «Le prix du carbone est influencé par une série de facteurs comme les changements réglementaires, la demande du marché, les progrès technologiques ou les événements géopolitiques, souligne Diana Cárdenas Monar, cheffe de projet chez I4CE. Mais l’expérience de l’Union européenne montre qu’il est possible de trouver des mécanismes de stabilité qui atténuent cette volatilité.» Il est néanmoins difficile de prédire avec précision ce que la mise en place de l’ETS2, dans deux ans et demi, coûtera aux ménages belges et européens. On peut tout de même estimer une fourchette, en fonction des calculs des experts qui ont tenté l’exercice.
En tablant sur un prix moyen de 100 euros la tonne de CO2, Damien Ernst prévoit, à moyen terme, un coût de 620 euros par an et par ménage. Le professeur liégeois découpe ce montant en deux: «Il faut compter 420 euros environ pour un chauffage à gaz avec une consommation moyenne de 17,5 MWh par an et 200 euros pour une voiture à essence roulant annuellement 15.000 kilomètres, tenant compte qu’un litre d’essence produit 2,3 kilos de CO2.» La Pr. Cantillon a, elle aussi, fait le calcul pour la voiture: «A 45 euros la tonne de CO2, le prix de l’essence augmentera de 12 cents et, à 80 euros la tonne, de 21 cents. Soit pour une voiture roulant 15.000 kilomètres par an et consommant six litres, entre 105 euros pour la première hypothèse et 187 euros pour la seconde. Mais cela dépendra, bien sûr, de la performance du véhicule. Pour une BMW X3, par exemple, qui consomme huit litres d’essence aux 100 kilomètres, l’augmentation sera de 124 ou 221 euros, selon le prix du CO2 tel qu’évoqué.» Cela rejoint l’évaluation de Damien Ernst.
Un geste de Total, Shell, BP, Lukoil?
A ces estimations, il faut ajouter celles effectuées en 2021 –avant l’adoption de la directive ETS2– par le Service fédéral changements climatiques, logé au sein du SPF Santé publique. «En faisant l’hypothèse que les objectifs climatiques dans les secteurs transport et bâtiment soient rencontrés et donc que le prix de la tonne de CO2 soit à 44 euros, il faut s’attendre à un paiement carbone total de 125 euros par an par ménage en 2030», avance Vincent Van Steenberghe, du SFCC. En revanche, si le prix du carbone s’élève à 100 euros, ce serait 280 euros en moyenne par ménage, dont près des deux tiers du montant pour le chauffage. Le SPF envisage une répartition différente de la facture carbone en fonction des déciles de richesse: le dixième décile paierait le plus, soit 380 euros (à 100 euros la tonne de CO2), et le premier décile, 180 euros.
Que retenir de ces conjectures? La note sera salée pour les ménages. On ne parle pas de dizaines mais bien de centaines d’euros. «C’est surtout sur la facture de chauffage, gaz ou mazout, que cela fera mal, constate le Pr. Ernst. Par ailleurs, sur l’essence et le diesel, d’importantes accises sont déjà prélevées et peuvent être vues comme une taxe sur les combustibles fossiles, ce qui pourrait pousser le futur gouvernement à alléger la pression.» Estelle Cantillon relève aussi que les fournisseurs de carburant ne feront peut-être pas digérer 100% de la facture carbone par les consommateurs. «Si la consommation d’essence diminue trop, ils préféreront rogner un peu leur marge commerciale pour maintenir la quantité vendue. Cela s’est vu pendant la crise énergétique.» Il n’en reste pas moins que certains ménages –quatre couples avec enfants sur dix possèdent deux voitures– sentiront ce vent fiscal souffler.
Douloureux mais nécessaire. «L’objectif d’un système d’échange de quotas comme l’ETS est de générer des changements de comportements pour réduire les émissions, et ça marche, constate Diana Cárdenas Monar. Les émissions des secteurs industriels concerné par l’ETS1 ont finalement diminué. Bien sûr, il faudra du temps aussi avant que l’ETS2 montre son efficacité, mais ce nouveau système bénéficiera de l’expérience du précédent.» Jusqu’ici, l’UE a laissé à l’initiative des Etats la gestion des émissions dans les secteurs non ETS (bâtiment, transport, agriculture…). «Mais la réduction des émissions y est loin d’être aussi rapide que dans les secteurs couverts par l’ETS, renchérit la Pr. Cantillon. C’est parce que les politiques nationales ne se sont pas révélées efficaces que l’ETS2 s’est imposé.» On observe un consensus dans la littérature scientifique pour dire que les mesures de tarification CO2 –taxe ou marché de permis (lire l’encadré)– sont le plus efficaces pour décarboner une société.
«L’objectif d’un système d’échange de quotas est de générer des changements de comportements, et ça marche.»
Sans redistribution, ce sera la révolution
Pour rendre ce plat consistant plus digeste pour les ménages, surtout les moins aisés, l’Europe a prévu la création d’un Fonds social climat (FSC) qui sera alimenté par 25% des recettes de l’ETS2, soit, pour la Belgique, 300 millions d’euros par an. Cette enveloppe est destinée à aider les plus bas revenus à mieux isoler leur habitation ou à acquérir une voiture plus verte. Quant aux 75% restants, les gouvernements sont tenus de les utiliser pour des actions climatiques et des mesures sociales. Mais le texte de la directive est flou. «L’enjeu de la redistribution est essentiel et donc la manière dont fonctionnera le fonds social sera déterminant pour que les gens adhèrent à l’ETS2, estime Damien Ernst. Mais, pour l’instant, on ne sait pas comment cela fonctionnera. Ce sera largement laissé à la discrétion des gouvernements. Or, la plupart des Etats sont très endettés. La tentation sera grande, pour eux, de combler les trous budgétaires avec les recettes de l’ETS.»
Il y a d’autres façons d’envisager la redistribution. Estelle Cantillon considère que le meilleur moyen de protéger les consommateurs est de diminuer le plus possible leur dépendance aux énergies fossiles. «On connaît les solutions pour réduire les émissions, meilleure isolation des bâtiments, électrification du parc automobile…, mais tout le monde ne peut se le permettre car cela coûte cher, insiste-t-elle. Une manière de dépenser intelligemment l’argent public en vue de l’arrivée de l’ETS2 serait d’accélérer dès maintenant l’isolation des logements sociaux et des bâtiments publics. Cela aurait un impact sur le prix du carbone et, par conséquent, sur la facture ETS2. Idem avec les voitures de société qui devront être neutres en carbone dès 2026 pour être fiscalement avantageuses. Bien sûr, cela ne concerne pas les moins aisés, mais, encore une fois, cela réduira le prix carbone pour tout le monde. Cela s’appelle la politique d’anticipation.»
Et l’experte de regretter que cela n’ait pas été davantage débattu lors de la campagne électorale. C’est aussi l’avis de Damien Ernst qui pointe un manque de courage politique. «Les systèmes de prime pour les panneaux solaires ou pour l’isolation des maisons, ça fait plaisir aux gens mais ce n’est pas efficace, observe-t-il. Après deux ou trois ans, on constate qu’un logement mieux isolé ne génère pas beaucoup moins de CO2 parce que les habitants adaptent leur thermostat à l’isolation. La meilleure solution est une taxe CO2 fixe, davantage même qu’un marché de permis volatil, car l’incertitude du prix carbone n’est ni une bonne chose pour les investissements technologiques ni pour les plans de rénovation.» Allô, les politiques?
«L’enjeu de la redistribution est essentiel pour que les gens adhèrent au nouveau système.»
Couverture mondiale des prix du carbone par secteur d’émission
Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, publiés le 21 mai dernier, il existe 75 mécanismes de tarification carbone, sous la forme soit de taxe carbone soit de système d’échange de quotas d’émissions (ETS). On recense une bonne quarantaine de mécanismes à l’échelle étatique et une seule à l’échelle inter-étatique (celui de l’UE). Actuellement, 24% des émissions de CO2 sont couverts par un mécanisme de prix carbone. En Europe, plusieurs pays (France, Allemagne, Irlande, Suède, Danemark…) ont instauré des taxes carbone en plus du système ETS. La Belgique n’en fait pas partie. Les revenus de ces tarifications carbone, qui avaient un peu baissé en 2022, ont à nouveau augmenté en 2023 pour atteindre 104 milliards de dollars.