jeudi, septembre 19

Le mouvement de parents en faveur d’une enfance sans smartphone prend de l’ampleur en Europe. Quelle chance a-t-il de renverser la tendance? Et est-ce souhaitable?

Il aura suffi d’un post Instagram. En février 2024, Daisy et Clare, deux amies originaires de la petite ville côtière de Woodbridge, au Royaume-Uni, publient sur les réseaux sociaux leur intention de se soutenir mutuellement dans la décision du report d’achat d’un smartphone à leurs enfants. En moins de 24 heures, des milliers d’autres parents avaient rejoint le mouvement «Smartphone free childhood». A ce jour, les groupes de discussion sur le sujet réunissent plus de 60.000 membres dans tout le pays, se félicitent les deux mamans sur le site Web qu’elles ont créé.

La petite communauté s’est d’ailleurs trouvé un allié de poids, le Pr. Jonathan Haidt. L’auteur du best-seller The Anxious Generation (la génération anxieuse), dans lequel il examine les effets des technologies modernes telles que le smartphone et les médias sociaux sur la santé mentale et le bien-être des jeunes, a qualifié le mouvement de «début du point de basculement mondial dans la lutte contre une enfance basée sur le téléphone». L’universitaire préconise de ne mettre entre les mains des enfants que des téléphones dont les fonctions se limitent aux messages et aux appels, sans possibilité de surfer sur Internet.

«Dès que les jeunes ont commencé à transporter tout Internet dans leur poche, à leur disposition jour et nuit, cela a modifié leurs expériences quotidiennes et leurs parcours de développement à tous les niveaux», argumente-t-il dans une tribune publiée dans The Atlantic.

En Grande-Bretagne, l’âge moyen auquel un enfant reçoit son premier smartphone est d’environ 9 ans. Aux Etats-Unis, 42 % possèdent un smartphone à l’âge de 10 ans.

Bien qu’encore très marginal et peu représentatif d’une réelle tendance, le mouvement prend progressivement de l’ampleur en Europe. En Espagne, «Adolescence sans portable» est porté, depuis fin 2023, par des parents catalans et commence à s’étendre à l’ensemble du pays. Soutenu par des professionnels de la santé, le groupe entend faire pression sur les politiques pour que le smartphone soit interdit à l’école pour les élèves de moins de 16 ans (47,5 % des Barcelonais entre 10 et 11 ans en possèdent un).

En France, c’est une ex-publicitaire, Marie-Alix Le Roy, qui intervient dans les médias au nom du groupe «Parents unis contre les smartphone avant 15 ans» (plus de 20.000 membres sur Facebook). La fondatrice y explique qu’il ne s’agit pas de couper les ados de tout contact avec le Web, mais de ne leur permettre qu’un accès contrôlé et surveillé sur le téléphone des parents.

Signe que la question de l’effet des écrans et des réseaux sociaux sur le développement des jeunes est devenu un enjeu de santé publique, Emmanuel Macron avait, lors de sa conférence de presse destinée à lancer la campagne des élections législatives anticipées, plaidé pour l’interdiction du téléphone avant 11 ans et des réseaux sociaux avant 15 ans.

En Belgique, si certains parents suivent probablement le mouvement ou s’y intéressent, aucun groupe de pression ne semble s’être constitué. L’âge moyen à partir duquel les jeunes Belges utilisent leur propre smartphone est de 12 ans, mais la tendance est aussi à la réglementation. Du moins en milieu scolaire, puisque la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) veut inciter les écoles à interdire l’utilisation du smartphone à des fins récréatives jusqu’à la fin du tronc commun (3e secondaire).

Les parents en faveur de l’interdiction s’inquiètent des dangers potentiels de l’usage des smartphones à un âge où les jeunes sont en pleine construction de leur identité. © BELGAIMAGE

Cyberharcèlement, violence, pornographie, échec scolaire, anxiété, addiction, dépression: les parents qui militent dans ces groupes «pas avant 15 ans» ne manquent pas d’arguments pour justifier leur décision radicale. «Il est important d’observer des moments durant lesquels le temps d’écran est proscrit, lorsque le jeune est à l’école ou en famille, par exemple, et des temps d’écran négociés, réagit Bruno Humbeeck, psychopédagogue, chercheur à l’UMons et auteur d’ouvrages sur l’éducation et la parentalité. Mais interdire purement et simplement l’usage du smartphone paraît excessif. Les smartphones sont partout et utilisés en permanence. En les bannissant, les parents risquent de créer des situations de silence: si l’enfant contourne l’interdiction, il n’osera plus se confier à un adulte en cas de problème.»

Pour Bruno Humbeeck, considérer que l’usage excessif du smartphone est uniquement un problème «de jeunes» serait une erreur. «De nombreux parents sont déroutés et essaient de contrôler le temps d’écran. Le souci, c’est qu’ils parlent de déconnexion à leurs enfants tout en ayant eux-mêmes les yeux constamment rivés sur les écrans

A contrario, expose-t-il, les parents qui diabolisent le smartphone créent eux-mêmes un climat anxiogène. «Les effets négatifs de l’omniprésence de ces appareils sont connus et ils sont indéniables. Mais leur usage comporte aussi des aspects positifs dont il serait dommage de priver le jeune. C’est là que se situe l’enjeu éducatif: il faut pourvoir expliquer aux ados le bon usage du téléphone portable.»

«Refuser son usage à un jeune risque de créer des situations de silence: s’il contourne l’interdiction, il n’osera plus se confier à un adulte en cas de problème.»

Bruno Humbeek

psychopédagogue

L’enquête #génération2024, menée par l’asbl Média animation et le Conseil supérieur de l’éducation aux médias, confirme qu’à partir de 13 ou 14 ans, 99% des jeunes ont leur propre téléphone, 43% des ados déclarent être soumis, chez eux, à des règles concernant les moments d’utilisation de leur téléphone, 33% concernant le temps d’écran et 25% le type de contenus qu’ils regardent. 26% affirment qu’aucune règle ne leur est imposée à la maison et 21% que leurs parents respectent les mêmes règles qu’eux en matière d’utilisation des écrans. Donnée encourageante: 56% des sondés estiment que ces règles sont «une bonne chose». L’enquête indique aussi que les réseaux sociaux, le harcèlement en ligne ou encore le sexting font nettement plus l’objet de discussions à l’école que dans la sphère familiale. Il existe donc une certaine marge de progression.

«Le smartphone a un usage sécuritaire: il rassure les parents car ils savent que l’enfant peut les contacter si besoin, analyse Anne-Claire Orban de Xivry, formatrice en éducation aux médias et coordinatrice des projets européens au sein de Média animation. Il produit également un effet de socialisation puisque les ados partagent les mêmes références culturelles et interagissent à propos des contenus qu’ils regardent. Ce qui est important au moment de l’adolescence. Il serait trompeur d’imaginer qu’une société serait meilleure sans téléphone.»

«Dans la démarche de ces parents soucieux de reprendre le contrôle sur le smartphone et des plateformes comme TikTok ou WhatsApp, on constate que le problème n’est pas tant les contenus que l’impact sur la relation et l’attention. Ils se demandent que faire pour que leur enfant ne soit pas happé par le lien relationnel proposé par l’industrie. L’approche de l’éducation aux médias est justement de développer le sens critique des jeunes. L’école et la famille y ont aussi un rôle à jouer». A partir de 2025, Media Education formera donc les enseignants aux conséquences de l’usage des écrans chez les jeunes et sur leur capacité d’attention.

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