Le désarmement des camps palestiniens a commencé au Liban. Pour beaucoup, l’avenir de l’Etat et de la région se joue dans ce processus épineux, sous la pression des frappes israéliennes qui violent chaque jour le cessez-le-feu.
Dans les ruelles étroites du camp de réfugiés palestiniens de Bourj el-Barajneh, à la périphérie sud de Beyrouth, des camions de l’armée libanaise transportent des armes lourdes et des munitions remises par des combattants du Fatah, mouvement politique palestinien armé fondé par Yasser Arafat dans les années 1950 et pilier de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Au même moment, dans le sud du pays, huit camions chargés de roquettes et de mines quittent les camps de Rachidiyé, El-Bass et Bourj Chemali pour rejoindre une caserne libanaise. Pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle, l’Etat libanais a repris possession d’armes stockées à l’intérieur de six camps palestiniens sur les douze présents sur son territoire, comptabilisant ensemble près de 250.000 réfugiés palestiniens.
Le processus de désarmement est le résultat d’un accord conclu en mai 2025 entre le président libanais Joseph Aoun et son homologue palestinien Mahmoud Abbas. Ce dernier a donné l’ordre aux factions affiliées à l’OLP de coopérer avec l’armée libanaise, estimant que la présence d’armes dans les camps, en dehors du cadre de l’Etat, affaiblit le Liban et nuit aussi à la cause palestinienne.
«Nous faisons notre part du travail, en tant que Fatah et OLP, pour respecter et appliquer la décision de Mahmoud Abbas», a confirmé Sobhi Abu Arab, cadre du Fatah et chef des Forces de sécurité nationales palestiniennes au Liban.
Pour Elena Aoun, professeure et chercheuse en relations internationales à l’UCLouvain, il s’agirait plutôt d’un agenda politique dicté par les alliés américano-israéliens. «Le désarmement est fait sous contrainte. Joseph Aoun et Mahmoud Abbas sont deux chefs ‘domestiqués’. Le premier fait son possible pour suivre les conditions du cessez-le-feu tout en ne pouvant éviter les frappes israéliennes quotidiennes et meurtrières sur le Liban. Le deuxième cherche à survivre par tous les moyens, même s’il n’a pas d’autorité sur les différents groupes présents dans les camps de réfugiés palestiniens, comme le Hamas ou divers groupes djihadistes. Il est fortement contesté en Palestine et les études scientifiques tendent à dire qu’il est devenu une sorte de sous-traitant de la colonisation israélienne.»
Ce désarmement, inédit depuis la fin de la guerre civile libanaise (1975-1990), intervient dans un contexte de tensions régionales extrêmes. Partout au Liban, Israël poursuit ses bombardements quasi quotidiens malgré le cessez-le-feu entré en vigueur le 27 novembre 2024. Depuis cette date, les autorités libanaises rapportent environ 2.740 violations de la trêve par Israël, faisant au moins 190 morts et 485 blessés. L’ONU recense au moins 71 civils tués.
«Ces attaques quotidiennes rendent tout processus politique et désarmement extrêmement fragiles. Elles maintiennent un climat d’insécurité permanent qui profite aux factions les plus radicales et compliquent la tâche de l’armée libanaise. Quand l’Etat tente de reprendre la main, chaque violation du cessez-le-feu devient un prétexte pour ceux qui refusent de remettre leurs armes», analyse le général libanais à la retraite Khalil Helou, qui suit de près le dossier.
L’héritage de l’Accord du Caire
L’Accord du Caire, signé en 1969 entre le Liban et l’OLP, donnait à cette dernière une autonomie pour gérer la sécurité interne des camps palestiniens et mener des opérations armées contre Israël depuis le territoire libanais. En contrepartie, l’armée libanaise s’engageait à ne pas entrer dans les camps. Même abrogé en 1987, ce système a continué de marquer la réalité: les camps sont restés des zones échappant en grande partie à l’autorité de l’Etat.
Les camps palestiniens ont souvent été au cœur des conflits libanais. En 1976, Tall el-Zaatar fut assiégé et détruit en pleine guerre civile. En 1982, après l’invasion israélienne de Beyrouth, les massacres de Sabra et Chatila par des milices libanaises, sous l’œil de l’armée israélienne, ont marqué durablement les mémoires. Plus récemment, en 2007, le camp de Nahr el-Bared, au nord du pays, a été détruit après trois mois de combats entre l’armée libanaise et le groupe djihadiste Fatah al-Islam. Le camp fut reconstruit, mais placé depuis sous contrôle militaire strict.
Elena Aoun voit dans ces événements des traumatismes profonds qui compliquent le désarmement: «Les réfugiés palestiniens du Liban et ailleurs vivent en marge de l’humanité. Ils n’ont aucun droit, ne peuvent ni travailler ni rentrer sur leurs terres d’origine. Dans les camps, tous les facteurs favorisant la violence sont présents. Ce sont des conditions de vie extrêmes. La question des armes est alors primordiale pour eux, comme façon de se garantir le droit de leur défense d’une part mais aussi de se garantir l’espoir d’un retour, pourtant reconnu par le droit international. Aujourd’hui, les armes de certaines milices palestiniennes sont rendues. Mais il n’y a pas de garantie que d’autres soient encore cachées. Ou que de nouvelles apparaissent dans quelques jours. Le contrôle des autorités libanaises est minime voire absent dans les camps.»
«Quand l’Etat tente de reprendre la main, chaque violation du cessez-le-feu devient un prétexte pour ceux qui refusent de remettre leurs armes»
Le plus dur reste à faire
Les premiers transferts d’armes concernent les factions alignées sur le Fatah et l’OLP. Mais des groupes comme le Hamas, mouvement islamiste né à Gaza à la fin des années 1980, ou le Jihad islamique palestinien, refusent pour l’instant de participer. Ils revendiquent la légitimité de conserver leurs arsenaux «pour résister à Israël».
Le test le plus redouté est celui du camp d’Aïn el-Hilweh, près de Saïda. Véritable ville dans la ville avec environ 45.000 habitants, il rassemble de multiples factions palestiniennes, dont le Fatah, mais aussi des groupes islamistes radicaux. Les affrontements y sont fréquents. En juillet 2023, le général palestinien Abu Ashraf al-Armoushi, commandant des Forces de sécurité nationales palestiniennes a été assassiné à l’intérieur du camp d’Aïn el-Hilweh par des combattants islamistes liés à des groupes extrémistes présents dans le camp, Sa mort a immédiatement déclenché plusieurs jours d’affrontements violents entre les hommes du Fatah et ces factions islamistes, faisant des dizaines de morts et de blessés, et transformant le camp en champ de bataille. Cet épisode a mis en évidence l’extrême fragilité sécuritaire des camps palestiniens et l’imbrication explosive des rivalités politiques et armées à l’intérieur de ces derniers.
«Le Fatah est disposé à coopérer, seules les factions islamistes s’y opposent», estime le général Khalil Helou. Selon lui, la décision conjointe du gouvernement libanais et de l’Autorité palestinienne «isole progressivement les groupes radicaux, mais la transition reste périlleuse».
Pressions américaines et débats internes
Le désarmement s’inscrit aussi dans un cadre international. Les Etats-Unis financent l’armée libanaise et conditionnent ainsi leur soutien à un programme clair de remise des armes non étatiques. L’envoyé américain au Liban, Thomas Barrack, a salué l’initiative comme une «étape historique vers l’unité et la stabilité du Liban», mais il a aussi insisté sur la nécessité que le Hezbollah, parti chiite libanais créé au début des années 1980 avec le soutien de l’Iran, suive le même chemin.
Cette pression est diversement perçue à Beyrouth. Certains y voient une garantie de soutien international, d’autres une tentative de Washington, en coordination avec Israël, d’affaiblir le Hezbollah et toutes milices présentes au Liban. Début septembre, le gouvernement libanais a pris acte d’un plan militaire visant à placer les armes du Hezbollah sous l’autorité de l’Etat. Mais le document est resté confidentiel et les ministres chiites ont quitté la séance du cabinet en signe de désaccord.
Le Hezbollah dispose d’un arsenal bien plus important que celui des factions palestiniennes. Face aux invitations au désarmement, le secrétaire général adjoint du parti chiite Naim Qassem a déclaré: «Nous ne pouvons pas abandonner les armes qui nous protègent de notre ennemi. Si ce gouvernement continue dans sa forme actuelle, il ne peut être digne de confiance pour sauvegarder la souveraineté du Liban.»
«C’est une impasse, juge Elena Aoun. Tant qu’Israël continuera de bombarder le Liban et de violer le cessez-le-feu, le Hezbollah jouera la carte de la résistance pour prouver la nécessité de son armement. Du côté israélien, il est dit que les bombardements continueront tant que le Liban n’aura pas le monopole des armes. Alors même que le Liban n’a jamais eu ce monopole. Il n’a pas non plus de légitimité dans la protection de l’ensemble de ses communautés.»











