La guerre menée par le président philippin Rodrigo Duterte contre les trafiquants avait causé la mort de milliers de personnes. Arrêté, il est poursuivi par la Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité.
Il est 9h20, le 11 mars, lorsqu’un Airbus A330 en provenance de Hong Kong se pose sur le tarmac de l’aéroport international Ninoy Aquino de Manille. Les passagers du vol CX 907 de Cathay Pacific s’apprêtent à débarquer quand des agents de police montent à bord de l’appareil. Ils sont là pour un homme et pas n’importe lequel: Rodrigo Duterte, président des Philippines de 2016 à 2022, connu pour ses sorties outrancières, et surtout pour sa guerre sanglante contre la drogue, qui a fait 6.252 morts, disent les autorités, mais trois, voire quatre fois plus, selon les organisations non gouvernementales.
Canne à la main et l’air hagard, l’ancien homme fort de l’archipel, qui fête ses 80 ans à la fin du mois, est escorté par la police philippine jusqu’à la base aérienne de Villamor, un peu plus loin. «Quel crime ai-je commis?», ose l’ancien dirigeant populiste. Celui qui a longtemps semblé au-dessus des lois vient d’être interpellé par les autorités de son pays sur mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) qui l’accuse de crime contre l’humanité pour des meurtres commis aux Philippines entre le 11 novembre 2011 et le 16 mars 2019. D’abord lorsqu’il était maire de Davao, la deuxième ville du pays, puis en tant que chef de l’Etat.
«Il pouvait facilement ordonner à l’armée et à la police d’assassiner qui il voulait.»
Colère et soulagement
La CPI, créée en 2002 afin de poursuivre «les crimes les plus graves (NDLR: génocide, crime contre l’humanité, de guerre, d’agression) touchant la communauté internationale» et régie par le statut de Rome, enquêtait depuis 2018 sur Rodrigo Duterte et les montagnes de cadavres qui se sont empilés aux Philippines durant sa lutte impitoyable contre la drogue. Le président Duterte se sentait-il déjà à l’époque juridiquement menacé ou était-ce juste un pied de nez à la CPI? L’année suivante, en 2019, le pays officialisait, en tout cas, son retrait du statut de Rome, actuellement ratifié par 125 Etats.
Depuis, Rodrigo Duterte a multiplié les provocations à l’encontre de la CPI. Le 9 mars, deux jours avant son arrestation, devant des travailleurs philippins à Hong Kong, il a traité ses enquêteurs de «fils de pute», une insulte qu’il a aussi proférée à l’égard du pape François, tout en assurant qu’il accepterait d’être arrêté.
Lui, comme tous les Philippins, se souviendra du 11 mars 2025. Des scènes chaotiques se sont déroulées à l’aéroport de la capitale bondé de policiers, où des pro-Duterte ont accouru pour réclamer la libération du vieil homme. D’autres se sont rendus massivement dans les églises du pays, largement catholique, pour rendre hommage aux milliers de victimes de sa guerre antidrogue. Le soir même, Rodrigo Duterte a repris l’avion, direction cette fois les Pays-Bas, où siège la CPI. «Vous devrez me tuer pour m’emmener à La Haye», a-t-il lancé aux forces de l’ordre, citées par Associated Press, refusant qu’on prenne ses empreintes digitales.
Puis lorsque le jet affrété transportant Duterte a finalement décollé, rappelant pour certains le moment où le dictateur Ferdinand Marcos (père de l’actuel président Marcos Jr.) fut chassé du pouvoir en 1986 et s’était exilé aux Etats-Unis, des milliers de Philippins qui retenaient leur souffle se sont enfin réjouis. «On ne pensait pas que ce moment arriverait si vite. C’est une agréable surprise et c’est historique pour les droits de l’homme aux Philippines», s’exclame Carlos H. Conde, chercheur pour Human Rights Watch, à Manille, notant que c’est la première fois qu’un ancien chef de l’Etat asiatique est poursuivi par la Cour pénale internationale.
Responsabilité assumée
Avant d’atterrir en Europe, Rodrigo Duterte a maintenu sa ligne, comme il l’a toujours fait, sur l’hécatombe dont il est accusé: «J’assume mes responsabilités. J’ai dit à la police, à l’armée, que c’était mon travail et que j’en étais responsable.» D’après les ONG, sa guerre contre la drogue a tué 30.000 personnes, pauvres pour la plupart, mineures pour beaucoup, et trop souvent sans lien avec le narcotrafic ou la consommation de drogue. «Oubliez les lois sur les droits de l’homme! Si j’arrive au palais présidentiel, je ferai ce que j’ai fait en tant que maire, prévenait Duterte avant sa victoire électorale de 2016. Vous, les dealers, braqueurs et fainéants, vous feriez mieux de dégager car je vais vous tuer.»
A la tête de la mairie de Davao pendant plus de deux décennies, l’homme qui s’est maintes fois vanté d’avoir lui-même exécuté des criminels avait déjà mené en toute impunité une répression meurtrière antidrogue dans son fief. Avec sous son aile, les «escadrons de la mort», ces commandos armés sans foi ni loi à qui il donnait son blanc-seing pour assassiner bandits, délinquants, mais en réalité n’importe qui. Une fois élu président, Duterte n’a pas tardé à répliquer ces méthodes terrifiantes à l’échelle du pays de 110 millions d’habitants. Quelques mois après son accession au pouvoir, le «Trump philippin», admirateur de Vladimir Poutine, a affirmé qu’il serait «heureux de massacrer» les toxicomanes pour le bien de son pays, établissant une comparaison avec l’extermination des Juifs par le régime nazi d’Hitler.
Sous son règne, les exécutions sans preuve ni procès sont ainsi devenues banales. «Les associations progressistes étaient réduites au silence, retrace l’avocate Virginia Lacsa Suarez, présidente du conseil d’administration de l’ONG PhilRights. On avait peur de Duterte, il pouvait facilement ordonner à l’armée et à la police d’assassiner qui il voulait.» Chaque jour, la presse locale rapportait des morts par dizaines, tués lors d’échanges de tirs avec les forces de l’ordre. Ou assassinés dans de mystérieuses circonstances. Enormément de jeunes, parfois des gamins.

Espoir et peine
Ephraim n’avait que 18 ans. Un soir de septembre 2017, il est retourné à la boutique familiale de réparation de mobiles, à Laguna, au sud-est de Manille. «Il nous a dit qu’il serait vite de retour», se souvient sa sœur Sheerah Escudero. Puis il a disparu. Les Escudero sont baladés d’un commissariat à l’autre. «La police ne nous a jamais aidés», déplore Sheerah. D’après elle, Ephraim a pris en stop sur sa moto un homme sûrement sous surveillance. Tous deux sont retrouvés morts cinq jours plus tard, à 100 kilomètres. «Mon frère était enveloppé de ruban adhésif autour de la tête, face contre terre, pieds et mains liés, avec trois impacts de balles», détaille la jeune femme. Ephraim a laissé derrière lui deux fils en bas âge.
Sheerah Escudero, qui fait partie de Rise Up, un réseau rassemblant des proches de victimes assassinées pendant la guerre antidrogue, confie être aujourd’hui bouleversée, partagée entre espoir et peine: «L’arrestation de Duterte ne me réjouit pas totalement. Elle me rappelle ce qui est arrivé à mon frère, mais d’une certaine manière, elle m’apaise: il ne peut plus commettre de crimes tant qu’il est sous la juridiction de la CPI.»
Elle voit cette arrestation comme «le début d’un autre chapitre du combat pour obtenir justice». «Ce n’est pas encore une victoire, c’est le premier pas d’un long chemin pour y arriver», abonde Virginia Lacsa Suarez, soulignant l’infime ratio entre les condamnations prononcées dans le cadre de la guerre antidrogue aux Philippines, une poignée seulement, et le nombre d’assassinats extrajudiciaires, des dizaines de milliers.
«Rodrigo Duterte va bénéficier de droits dont nos êtres chers ont été privés.»
La fille Duterte au pouvoir
L’arrestation de Rodrigo Duterte intervient dans un contexte politique électrique aux Philippines. L’actuel président Ferdinand Marcos Jr., alias «BBM», est à couteaux tirés avec sa vice-présidente Sara Duterte, fille du président sortant. En 2022, BBM avait été élu à la tête des Philippines grâce au soutien du patriarche Duterte qui avait placé sa fille comme colistière. L’alliance entre les familles Duterte et Marcos semblait immuniser l’ancien président contre une éventuelle extradition. Mais le temps où Marcos Jr. jurait que le gouvernement philippin ne «lèverait pas le petit doigt» pour coopérer avec la CPI est révolu.
«Le fait que les enquêteurs de la CPI aient pu rassembler assez de preuves pour pouvoir émettre un mandat d’arrêt suppose la coopération de l’Etat philippin. Et cette coopération était verrouillée par Marcos jusqu’au moment où l’alliance avec les Duterte a volé en éclats», rapporte Juliette Loesch, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Aujourd’hui, les deux clans tirent à boulet rouge l’un sur l’autre, avec en toile de fond «une querelle de succession dynastique», selon la spécialiste. En novembre, la vice-présidente Sara Duterte a déclaré avoir engagé un tueur chargé d’éliminer le président Marcos Jr., sa femme, et son cousin Romuáldez (président de la Chambre des représentants et pressenti pour être le successeur de Marcos Jr. à la présidentielle de 2028), si elle-même venait à être tuée. Accusée de corruption, la fille de Duterte (qui domine les sondages de popularité) fait l’objet d’une procédure de destitution, validée en février par la chambre basse du Congrès.
Ne reste qu’à la chambre haute, le Sénat, de se prononcer en juin, après les élections de mi-mandat en mai, où, notamment, la moitié des 24 sièges du Sénat seront renouvelés. «Le moment de l’arrestation de Duterte a-t-il fait l’objet d’une réflexion au regard des élections à venir?, s’interroge Juliette Loesch. Une chambre haute favorable à Marcos aurait de fortes chances de valider la procédure de destitution et d’évincer Sarah Duterte de la politique.» La déportation de l’ex-président aux Pays-Bas est un coup dur pour les Duterte, mais elle peut être utilisée comme un catalyseur pour ses troupes qui crient au complot politique.

Le courage des familles
L’arrestation de Duterte a surtout été permise grâce au courage des familles de victimes qui luttent depuis bien avant l’arrivée de Marcos Jr. au pouvoir, insiste Carlos H. Conde, de Human Rights Watch: «Il est moins question de politique que d’une justice plus accessible.» Le 14 mars, Rodrigo Duterte est apparu en visio, depuis sa cellule à La Haye, devant les juges de la CPI, à qui il a décliné son identité. «Je suis jalouse, il va bénéficier des droits pour lesquels on se bat et dont nos êtres chers ont été privés, commente Sheerah Escudero. Mon frère ne pourra jamais se défendre, dire qu’il est innocent.»
Fixée au 23 septembre, la prochaine audience déterminera si les preuves d’accusations sont assez solides pour justifier l’ouverture d’un procès. Et si un procès a lieu, il pourrait ensuite durer des années. La gorge nouée par l’émotion, Sheerah Escudero partage sa soif de justice pour ses neveux et leur père Ephraim: «S’il le faut, nous attendrons encore des années, des décennies, pour voir un jour Duterte tenu responsable et condamné pour ses crimes.»