vendredi, octobre 18

Radioactifs pendant plus de 300.000 ans, les déchets nucléaires de longue durée de vie seront presque irrécupérables une fois stockés en profondeur. Mais «les maintenir à la surface serait irresponsable», estime Manuel Sintubin, géologue à la KULeuven.

C’est un choix dont on peine à mesurer les conséquences, tant elles perdureront pendant des centaines de milliers d’années. Quelle sera la moins mauvaise solution pour confiner nos déchets nucléaires les plus longuement radioactifs? Dès 2025, la Finlande inaugurera «Onkalo», le premier site de stockage géologique au monde, à plus de 400 mètres de profondeur sous l’île d’Olkiluoto. Le pays scandinave a de ce fait 50 ans d’avance sur la Belgique, puisqu’un tel chantier, s’il a bien lieu, ne débutera pas avant 2060.

Pour préparer au mieux l’inéluctable, la Fondation Roi Baudouin a publié, en février dernier, le rapport final d’un vaste débat sociétal mêlant citoyens et experts. Intitulé «Présents pour le futur», il identifie sept grandes actions à entreprendre au plus vite. Il s’agit, par exemple, de créer les conditions d’une «participation large et permanente», sans la cantonner au seul débat d’experts. De mettre au point une gouvernance transparente, reposant sur des procédures de concertation et de décision à inscrire dans la loi. Ou encore de réexaminer régulièrement les voies possibles pour le stockage de ces déchets.

Or, ces conditions sont loin d’être remplies pour le moment, relève le député fédéral Samuel Cogolati (Ecolo). «Avant même de commencer les décisions techniques, le rapport insiste sur la nécessité de fixer un cadre participatif, souligne-t-il. Je ne connais aucun autre dossier avec des conséquences aussi longues. Il est crucial, par exemple, d’intégrer davantage les parlements fédéral et régionaux dans la réflexion.» Le rapport de la Fondation Roi Baudouin s’avère en effet plutôt sévère sur ce point: «Dans un passé récent, des questions importantes liées à la gestion des déchets radioactifs, telles que le financement et l’avenir de l’énergie nucléaire, ont échappé à l’influence participative et parlementaire. Les décisions sont prises dans un cercle restreint de quelques ministres fédéraux, de membres de cabinets et de hauts représentants de l’industrie nucléaire. Les autres parties prenantes, y compris le public, sont mises devant le fait accompli

Stocker les déchets nucléaires en profondeur, la seule option?

Depuis plus de quarante ans, l’Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (Ondraf) et le Centre de recherche nucléaire belge (SCK CEN) exploitent le laboratoire souterrain Hades, à Mol, en province d’Anvers. Situé à 225 mètres de profondeur, il alimente les recherches en vue de stocker, sur le très long terme, les déchets nucléaires de catégorie B (faible ou moyenne activité mais de longue durée de vie) et de catégorie C (haute activité et longue durée de vie) produits par nos centrales. Vu la dangerosité et la rémanence des déchets radioactifs, le stockage géologique en profondeur apparaît en effet comme la solution privilégiée sur le long terme. Pour des raisons économiques, sécuritaires et environnementales, les envoyer dans l’espace n’a jamais constitué une piste crédible. Et depuis 1993, les pays signataires de la Convention de Londres interdisent l’immersion de déchets même faiblement radioactifs dans la mer.

Il serait inconcevable que les générations futures n’aient plus la main sur les déchets nucléaires. Il faut garder toutes les options ouvertes.

Samuel Cogolati

Député fédéral (Ecolo)

A la lumière du rapport de la Fondation Roi Baudouin, il ne faudrait pourtant pas s’enfermer irrémédiablement dans la seule piste du stockage géologique. «De nombreux participants nourrissent l’espoir que les progrès technologiques accomplis au cours des 80 à 100 prochaines années […] seront tels que nous aurons découvert d’ici là de nouvelles méthodes pour traiter ces déchets. Ils plaident donc pour poursuivre les efforts en vue de financer et d’encourager la recherche sur ces technologies complémentaires ou alternatives.» Chercheur à l’Institution flamande pour la recherche technologique (Vito) et à l’université d’Eindhoven, Erik Laes reconnaît, dans une interview jointe au rapport, que «la solution la moins mauvaise à l’heure actuelle est le stockage géologique. Cependant, la vision actuelle en noir et blanc doit être nuancée car de nombreuses pistes alternatives vers une réalisation pratique sont encore possibles.» La société pourrait, par exemple, s’accorder sur un entreposage en profondeur provisoire, en parallèle à l’examen perpétuel d’autres solutions, technologiques ou géographiques.

De son côté, Ecolo y voit une porte entrouverte pour pousser son option historique: l’entreposage permanent en subsurface, afin de garantir une ouverture aux progrès ultérieurs de la science. «Il serait inconcevable qu’à la suite de décisions prises à notre époque, les générations futures n’aient plus la main sur les déchets nucléaires stockés en profondeur, commente Samuel Cogolati. Il faut garder toutes les options ouvertes.» Preuve que le débat politique sur le stockage géologique est sensible, seuls Ecolo et Les Engagés, parmi les partis francophones, l’abordent explicitement dans leur programme pour les élections de 2024. Le PS évoque la nécessité d’une «gestion sûre, efficiente et à long terme des déchets», tout en soulignant sa réversibilité – ce qui exclut, à terme, le stockage en profondeur (lire plus bas). Le MR insiste sur la création d’une «véritable filière de recyclage des déchets nucléaires, notamment les plus dangereux», sans se positionner sur le stockage. Enfin, DéFI s’engage à «offrir une solution durable à la question des déchets nucléaires», mais sans en préciser les modalités.

Géologue réputé et professeur à la KULeuven, Manuel Sintubin balaie toutefois l’hypothèse d’un entreposage perpétuel des déchets nucléaires de longue durée en surface. «Certains partis, surtout du côté francophone, insistent sur cette possibilité. Mais les déchets nucléaires relèvent de notre responsabilité. Nous devons tout faire pour que les générations suivantes n’aient plus cette charge, ce qui serait le cas avec un entreposage à renouveler coûteusement tous les 80 ou 100 ans. A cela s’ajoutent les dangers potentiels tels que le terrorisme ou les tremblements de terre. Il serait donc irresponsable de maintenir ces déchets à la surface. Et internationalement, cela ne sera jamais accepté.»

Des déchets récupérables?

C’est l’une des préoccupations majeures du débat sur l’avenir des déchets nucléaires: pourra-t-on, dans des centaines, voire des milliers d’années, les revaloriser, moyennant des progrès technologiques insoupçonnés, ou les récupérer en cas de problème? La définition du stockage par l’Agence fédérale du contrôle nucléaire (AFCN) est ambiguë sur ce point, puisqu’elle évoque la «mise en place de déchets radioactifs dans une installation appropriée, sans intention de les récupérer mais sans préjudice de la possibilité de procéder, le cas échéant, à la récupération d’un déchet.»

Or, un stockage géologique fonctionne en deux temps. «Il y aura d’abord une phase opérationnelle, entre le moment où l’on construit le site et environ 2130, selon les hypothèses actuelles, explique Manuel Sintubin. Nos enfants ou nos petits-enfants devront décider de la durée d’une période de monitoring, qu’ils pourront fixer à cinquante, cent ans… Une fois arrivée à son terme, c’est la géologie qui prendra le relais, en vertu du concept-clé qu’est la sécurité passive. Les barrières ouvragées seront conçues pour contenir les déchets pendant des milliers d’années, mais elles ne tiendront pas indéfiniment. Un jour ou l’autre, les radionucléides commenceront à migrer dans le sous-sol, à quelques centaines de mètres de profondeur. La fonction primordiale de la géologie sera alors d’empêcher, le plus longtemps possible, qu’ils entrent en contact avec la biosphère. Mais même sans tenir compte de ces barrières ouvragées, les modèles pessimistes nous montrent que dans les roches envisagées, la radiotoxicité resterait en permanence inférieure à l’exposition naturelle. En géologie, contrairement à des domaines comme le climat, il est tout à fait possible d’établir des modèles évolutifs sur des millions d’années

Après une période de contrôle, le stockage géologique est donc voué à emprisonner irrémédiablement les déchets nucléaires, ce qui exclut, en principe, leur récupérabilité. «Rien n’est impossible, tempère l’expert. On pourra toujours entreprendre des forages. Mais ce n’est pas le but. Dès que l’on enfouit des déchets nucléaires, on part du principe qu’on ne fera plus rien avec, et qu’il n’y aura plus d’autres solutions pour réduire leur radiotoxicité. Contrairement à ce que prétendent les opposants au stockage, si on ne trouve pas de solutions de transformation de ces déchets dans les 100 ans qui viennent, il n’y en aura jamais. Certains sont dans un tel état qu’ils ne pourraient même plus être transformés. Ce sont les limites de la physique.»

Rien ne presse, à ce stade. Il reste une centaine d’années avant de prendre une décision définitive quant à la récupérabilité des déchets. Mais si cette option venait à s’imposer après la construction d’un site de stockage en profondeur, elle annihilerait le bienfondé de l’investissement faramineux à consentir: 12 milliards d’euros au bas mot, selon les estimations et les prix d’aujourd’hui. D’après l’Ondraf, il faudra enfouir près de 13 000 m³ de déchets (9 100 de catégorie B et 2 800 de catégorie C) à situation inchangée. Soit un peu plus de cinq piscines olympiques de deux mètres de profondeur, sans compter les espacements et les barrières ouvragées.

Quels sites potentiels?

Dans le rapport «Présents pour le futur», de nombreux citoyens et experts plaident également pour l’ouverture à une solution internationale. Ce que salue le professeur de la KULeuven: «La géologie n’a pas de frontière. Et la Belgique prend déjà en charge les déchets nucléaires du Luxembourg. Réfléchir à une solution commune à l’échelle du Benelux, par exemple, voire même de l’Europe, aurait tout son sens Qu’il soit national ou européen, le choix du site de stockage géologique sera dans tous les cas sensible. «En 2020, l’Ondraf avait publié un rapport dans lequel figurait une carte des sites belges envisagés pour l’enfouissement des déchets nucléaires, rappelle Samuel Cogolati. Cela a provoqué une levée de boucliers, y compris jusqu’en Allemagne et au Luxembourg.»

En Belgique, il y a en effet deux options à l’étude. La première, la plus documentée, consiste à enfouir ces déchets dans l’argile peu indurée de Boom, voire d’Ypres. «Les propriétés de l’argile de Boom nous permettraient d’envisager un stockage à une profondeur comprise entre 200 et 300 mètres – il demeure encore une discussion scientifique sur ce point», détaille Manuel Sintubin. La seconde option consisterait à opter pour le schiste ardennais, là où de nombreuses ardoisières ont vu le jour au cours des derniers siècles. «Globalement, il s’agit de l’axe Vielsalm-Bastogne-Martelange, poursuit-il. Mais ce serait alors une toute autre approche que celle de l’argile de Boom. Dans cette zone, la solution ressemblerait à celle de la Finlande, avec un stockage atteignant 450 mètres de profondeur.»

En 2020, à la suite de la parution de la carte de l’Ondraf, le vice-président de la Wallonie, Willy Borsus (MR) s’était fermement opposé à l’option du stockage géologique. «Ma conviction, mais aussi mon choix et ma volonté, ce que rien ne se passe en terme d’enfouissement de ces déchets nucléaires et qu’on n’aille pas imaginer de nouveaux sites, ni en Province de Luxembourg, ni ailleurs», indiquait-il à TVLux. Dans les décennies à venir, l’emplacement d’un potentiel site de stockage pour les déchets nucléaires fera probablement l’objet d’un phénomène Nimby (Not in my backyard, pas dans mon jardin) incommensurablement supérieur à tout ceux que la Belgique a connu jusqu’ici.

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