Pékin pourrait surfer sur la dynamique antiaméricaine pour conforter son poids en Asie du Sud-Est et en Europe, estime la spécialiste de l’Asie-Pacifique Sophie Boisseau du Rocher.
Spécialiste de l’Asie du Sud-Est, ancienne maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheuse au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Sophie Boisseau du Rocher est l’autrice, avec Christian Lechervy, de l’ouvrage L’Asie-Pacifique. Nouveau centre du monde. Elle analyse les tenants et les aboutissants de la «guerre» commerciale entre les Etats-Unis et la Chine.
Pékin a réagi rapidement à la décision de Donald Trump en annonçant une hausse des taxes douanières équivalente à 34% puis, suite à une surenchère des Etats-Unis, à 84%. S’agit-il pour la Chine d’affirmer qu’elle se veut l’égale des Etats-Unis et qu’elle n’a pas peur?
L’annonce de Pékin a surpris car l’économie chinoise, au ralenti, est sérieusement menacée par cette hausse totale. Sans oublier la taxe supplémentaire sur les petits colis qui vise les enseignes à bas prix. Mais autant dire que l’ensemble des scénarios avaient été très sérieusement étudiés, à court, moyen et long termes, et que Pékin a choisi celui qui lui semblait le plus approprié en se focalisant sur des secteurs sensibles pour l’électeur trumpiste. Dans cette partie serrée, l’improvisation n’a pas cours, surtout pas avec les Chinois. Avec deux objectifs. D’abord, afficher une puissance disruptive égale à celle de Washington tout en montrant que le mode relationnel choisi par le président Trump est déraisonnable. Pékin peut également adopter un style confrontationnel et à ce jeu, dispose de vrais atouts en main, sous-entendu qui auraient dû inciter Washington a plus de retenue et de réflexion. Ensuite, lancer un mouvement qui inciterait les autres pays touchés à réagir pour récupérer à son avantage une dynamique antiaméricaine. Elle cherche à apparaître comme le gardien de l’ouverture commerciale, un comble quand on analyse les méthodes protectionnistes sélectives très contestables mises en place depuis longtemps par Pékin. La Chine se comporte différemment selon le niveau d’intervention. Au monde entier, elle veut dire qu’aucun pays n’est obligé de subir les décisions unilatérales des Etats-Unis; à sa région, elle signifie «continuons à nous organiser pour nous protéger», un message qui résonne bien avec le ressenti des pays de la zone Asie-Pacifique. L’accord «Regional Comprehensive Economic Partnership» (RECP), signé en novembre 2020 et présenté comme le plus grand accord commercial au monde (NDLR: il regroupe Chine, Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Birmanie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam) exerce déjà une forte pression sur les exportations américaines dans la région. Les Chinois réussissent à transformer une situation de déséquilibre à leur avantage. Tout le monde se focalise sur les Etats-Unis qui, même s’ils n’ont pas toujours tort, font office de «méchants». Un retournement de situation incroyablement bien mené.
«Imaginerait-on des fêtes de fin d’année sans cadeaux “made in China”, des jouets aux iPhone?»

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Ces surtaxes américaines peuvent-elles sérieusement entraver la croissance économique chinoise?
A court terme, c’est sûr, mais peut-être moins qu’envisagé car Pékin avait anticipé et diversifié ses marchés à l’export. Comme nous l’avions démontré avec mon collègue Emmanuel Dubois de Prisque dans La Chine e(s)t le Monde. Essai sur la sino-mondialisation (Odile Jacob, 2019), la Chine est d’abord une immense usine à exporter. Elle a réussi à rendre ses produits indispensables dans nombre de secteurs: imaginerait-on des fêtes de fin d’année sans cadeaux «made in China», des jouets aux iPhone et autres gadgets électroniques? Qui sera pénalisé? Autant le producteur chinois qui abaissera ses coûts avec un risque de déflation que le consommateur américain soumis à l’inflation. Par ailleurs, ces surtaxes inciteront les Chinois à conforter leur croissance sur des marchés extérieurs, et notamment en Asie-Pacifique, où les Américains perdent des parts de marché, et à poursuivre rapidement leur montée en gamme. Si ces taxes incitent les économies d’Asie orientale à poursuivre leur «recentrage» et l’organisation de leur régionalisation –les négociations se poursuivent avec le Japon et la Corée du Sud alors que Xi Jinping a annoncé une visite mi-avril en Asie du Sud-Est–, les grands perdants seront évidemment les entreprises américaines et, accessoirement, européennes. C’est la question de fond –et elle est d’ordre politique plus que commerciale– posée par notre dernier ouvrage avec Christian Lechervy (1). On est frappé par le court-termisme des mesures du président américain et la sous-évaluation de l’image très négative, voire répulsive, qu’elle produit sur leur système d’alliances. Ce qui se joue en filigrane est la fiabilité de la puissance américaine.
Une négociation est-elle encore possible entre la Chine et les Etats-Unis pour réduire ces taxations? Et quel rôle la vente de la branche américaine de TikTok peut-elle jouer dans cette éventuelle négociation?
Non seulement elle est possible, mais elle est souhaitable. A nouveau, la brutalité de la méthode Trump tranche avec la méthode asiatique, plus subtile, inclusive. Les équipes autour de l’administration Trump, comme les Bourses qui dévissent, vont vite faire comprendre à leur président que ce jeu est non seulement dangereux mais contre-productif. Et ce «mea culpa» sonnera comme un aveu de faiblesse pour aborder les négociations. Donald Trump est dans le registre émotionnel quand la Chine joue froidement à plusieurs coups d’avance. Même chose avec TikTok: en reportant le délai imposé du 5 avril au 19 juin, l’équipe Trump montre un certain amateurisme. Alors que la cession de la filiale américaine de TikTok nécessite l’accord de ByteDance, la maison mère, mais aussi des autorités chinoises, est-il sérieux d’imaginer que les Chinois ne feront pas monter les enchères et en tireront parti pour négocier sur d’autres terrains (NDLR: selon Donald Trump, Pékin aurait fait capoter un accord sur TikTok à cause des droits de douane américains)?
Le Vietnam est fortement ciblé par cette stratégie américaine, avec des droits de douane à 46%. Paie-t-il le fait d’être, comme l’affirment les Américains, un intermédiaire ayant permis à la Chine de contourner les précédentes taxations?
Sans aucun doute, même si des études sérieuses ont montré que les jeux n’étaient pas si simples. Le Vietnam importe plus de produits chinois pour les assembler et les exporter vers les Etats-Unis. Résultat: le troisième déficit des Etats-Unis à 123 milliards de dollars en 2024, soit une hausse de 20% par rapport à 2023 et trois fois le montant de 2018. A nouveau, plutôt que de condamner des économies, il aurait été plus constructif d’engager une vraie réflexion et négociation, en priorité avec Pékin, sur les usages de la mondialisation pour établir des règles plus équitables pour l’ensemble des partenaires.
«On reproche à l’Asie-Pacifique ses méthodes tout en les exploitant.»
Des entreprises américaines implantées en Chine ou dans les pays de la région (Apple, Nike…) pâtiront-elles fortement de cette politique?
Oui, car ces circuits sont parfois organisés directement par les entreprises américaines. On reproche à l’Asie-Pacifique ses méthodes tout en les exploitant: il n’y a pas que les entreprises chinoises qui cherchent à alléger la charge! N’oublions pas qu’Apple produit au Vietnam près de 20% des iPad et des Apple Watch, 5% des MacBook et 65% des AirPods. Et que Nike y produit 55% de ses chaussures. Tesla a choisi Shanghai, en Chine, pour fabriquer des voitures, notamment destinées au marché européen, et développe un projet de batteries Megapack. Dans quelle mesure l’équipe Trump a-t-elle pris en compte ces interdépendances? Et comment compte-t-elle à moyen terme ne pas pénaliser ces fleurons américains? On nage en pleine incertitude et ce n’est jamais bon pour l’économie.
La Chine pourrait-elle réorienter une partie de ses exportations vers l’Union européenne, ou cela vous paraît-il compliqué?
La tentation sera bien sûr là pour les Chinois qui apprécient le marché européen à la même hauteur que le marché américain. Mais à nouveau, si Trump adopte un mode relationnel déraisonnable, il met le doigt sur des déséquilibres structurels qu’il faut corriger. L’Union européenne le sait après avoir elle-même dénoncé, pour en être victime, le dumping chinois. Bruxelles pourrait profiter d’apparaître comme un «marché de recours» pour négocier de nouvelles conditions avec Pékin, notamment sur l’accord d’investissement en négociation que la Commission européenne souhaite «plus équitable». Sur le fond, l’Union européenne sera confrontée à un choix crucial: alors que Washington traite ses alliés sans ménagement, est-il pour autant raisonnable de faire confiance à une Chine qui poursuit des ambitions susceptibles, à terme, de nous marginaliser dans l’espace mondial? Ou faut-il s’arrimer à de nouveaux partenariats, à cette «communauté de destin partagé» brandie par Pékin, tant le nouveau centre du monde est d’abord en Asie-Pacifique? L’Europe pourrait-elle retrouver, dans des contacts reconstruits avec les puissances de demain, une certaine appétence? S’agit-il d’une opportunité que nous ne devrions pas laisser passer? Ce choix, qui va bien au-delà du seul domaine commercial, décidera de l’avenir de l’Europe.
Comprenez-vous les taxations très élevées imposées à des pays défavorisés comme le Cambodge, le Laos ou la Birmanie?
Non, et c’est assez invraisemblable. La Birmanie, économie exsangue après quatre ans de guerre civile, sans même évoquer le récent tremblement de terre, taxée à 44%! Le Laos, où le niveau de vie par habitant atteint péniblement 2.000 dollars, taxé à 48% et le Cambodge à 49%! Les Etats-Unis ne respectent pas une règle de l’OMC concernant l’application d’un traitement différentiel, avec des droits de douane moins importants, aux pays en développement. Probablement, s’agit-il de mesures de rétorsion face à l’ouverture concédée à la Chine. Il y a quelque chose d’enfantin dans l’acharnement de l’administration Trump envers ces économies en développement, qui ne sert pas les Etats-Unis.
La Chine pourrait-elle «profiter» de cette crise en se profilant comme la grande puissance stable, attachée à la coopération économique internationale, et respectueuse de ses réglementations, au détriment des Etats-Unis?
Pékin ne pouvait espérer un scénario aussi favorable. D’un côté, l’ensemble des acteurs dans le monde dénoncent les procédés unilatéraux et excessifs des Etats-Unis ainsi que le ton, les méthodes et le discours du président Trump. De l’autre, ce chaos produit une sorte d’amnésie des pratiques, souvent discutables, des Chinois. La crise est perçue comme une opportunité par Pékin. La Chine poursuit sa marche avec constance et maintient son objectif de devenir la première puissance mondiale d’ici à 2049, année du centième anniversaire de la proclamation de la République populaire de Chine. Il y aura des ratés et des échecs mais ne nous faisons pas d’illusions: la rivalité avec les Etats-Unis pour le titre de numéro un est le combat du Parti communiste chinois. A cette fin, gagner en légitimité en se parant des vertus de «stabilité et de responsabilité» est un élément de langage parfaitement maîtrisé par les autorités chinoises.
(1) L’Asie-Pacifique. Nouveau centre du monde, par Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy, Odile Jacob, 320 p.