Lorsqu’on évoque le progrès, de quoi parle-t-on exactement? Ce qui est sûr, c’est que le mot ne laisse personne indifférent. Dans son livre intitulé… Progrès, l’historien des sciences Wolf Feuerhahn aide à comprendre comment sont nées toutes les controverses autour d’un mot qui, s’il semble a priori faire l’unanimité, n’a cessé d’être débattu.
De quoi le progrès est-il le nom? Qu’est-ce qu’être progressiste aujourd’hui? Le progrès est un mot passe-partout –ou plutôt une idée, voire une idéologie ou même une religion– revendiqué par des mouvements que parfois tout oppose politiquement. Mais à quoi fait-il référence lorsqu’il est repris au singulier, parfois même avec une majuscule? De quel progrès parle-t-on? Economique, social, technologique, écologique, humain? Ce terme, qui aurait émergé à l’époque des Lumières et des grandes inventions, ne laisse, en tout cas, personne indifférent. Aujourd’hui, le président américain Donald Trump et son bras droit Elon Musk s’en servent pour justifier leurs obsessions économiques et technologiques, au dépens du progrès social, environnemental ou même de celui du droit des femmes.
Le mot «progrès» fait naviguer entre enthousiasme et méfiance. Il est rempli de paradoxes. Défendre le progrès social, par exemple, est difficilement dissociable du progrès économique et de ses objectifs de croissance. Mais le progrès écologique, lui, ne peut composer avec une croissance débridée. Le progrès scientifique est, lui aussi, sujet à des tensions, mais même la bombe atomique larguée sur Hiroshima n’a pas réussi à ternir sa réputation. Dans l’éclairant Progrès (1) Wolf Feuerhahn, historien des sciences et directeur de recherche au CNRS à Paris, aide à comprendre comment sont nées toutes ces controverses autour d’un mot qui, s’il semble a priori faire l’unanimité, n’a cessé d’être débattu depuis le XVIIIe siècle.
Un mot qui, avec son substantif frère «progressisme», offre une clé de lecture subtile de l’histoire des conflits sociaux et des valeurs de ces trois derniers siècles. Dans Le Député d’Arcis, l’œuvre inachevée de Balzac publiée en 1854, le célèbre écrivain ironisait: «Se dire un homme de progrès, c’était se proclamer philosophe en toute chose, et puritain en politique. On se déclarait ainsi pour les chemins de fer, les Mackintosh, les pénitenciers, le pavage en bois, l’indépendance des nègres, les caisses d’épargne, les souliers sans couture, l’éclairage au gaz, les trottoirs en asphalte, le vote universel, la réduction de la liste civile.» L’auteur de La Comédie humaine dénonçait déjà, à travers le progrès, «les contrastes produits par les intérêts particuliers qui se mêlent à l’intérêt général». Mais voilà, comme le dit le dicton, on n’arrête pas le progrès…
Le mot «progrès» est assez récent. N’en parlait-on pas avant le siècle des Lumières?
Utilisé au pluriel, il est effectivement une affaire des Lumières. On parle des progrès des sciences et des arts, puis plus tard, des progrès de l’esprit humain, de la raison. C’est un mot utilisé par des savants qui portent un diagnostic sur leurs propres activités. Mais le terme n’est utilisé au singulier, sans complément du nom ni spécification, comme une sorte d’absolu, qu’à partir des années 1820-1830, avec la révolution industrielle. On a alors tendance à dire rétrospectivement que les Lumières sont le point d’origine du progrès.
Quelle est la différence entre le progrès au singulier et le progrès au pluriel?
Le mot «progrès» a d’abord désigné un mouvement vers l’avant, que ce soit vers le meilleur ou vers le pire. Dans sa première édition en 1694, le dictionnaire de l’Académie française donne des exemples comme le progrès des troupes, le progrès d’une maladie ou d’un incendie. Il est toujours suivi d’un complément. A partir du XIXe siècle, le mot est utilisé au singulier sans complément, parfois avec une majuscule, pour ne plus désigner qu’un mouvement vers le meilleur. On fait référence au progrès tout court. Les linguistes diraient qu’on en fait un emploi absolu. Dans la septième édition du même dictionnaire, en 1878, on peut lire que le progrès «se dit absolument du mouvement progressif de la civilisation».
Cette évolution est-elle révélatrice de l’histoire moderne?
Absolument. Le fait de n’utiliser le mot qu’au singulier revient à en faire une force générique qui n’est pas liée à des critères précis. A-t-on affaire à un progrès social, un progrès économique, un progrès technologique? Parler du progrès en général ne permet pas de faire la distinction mais suppose que l’ensemble des phénomènes sont interprétés à l’aune d’un certain type de progrès dont le sens est devenu univoque: c’est une évolution vers un état meilleur. Cela n’empêchera pas les critiques. Certains parleront de «faux progrès » ou diront qu’il s’agit d’un progrès qui va faussement vers le meilleur. Mais, en résumé, il n’y a plus qu’une seule direction accolée au progrès, même chez les critiques.
Il devient une idée davantage qu’un mot?
Exactement. Le progrès se mue en une force motrice qui donnerait une orientation à ce qu’on peut nommer de manière beaucoup plus neutre «l’évolution historique». En réalité, le progrès, lui, est d’abord un jugement de valeur. Dire de quelque chose que c’est un progrès revient à émettre un jugement de valeur sur un phénomène qui s’est produit, sur l’idéal vers lequel devrait tendre la société, l’humanité, la civilisation…
C’est un terme finalement très idéologique et politique…
En tout cas, il a pu être mobilisé dans des luttes de nature très différentes. Au milieu du XIXe siècle, le progressisme était revendiqué par les socialistes et les communistes français. De nos jours, en France, il relève grosso modo du centre droit. C’est le cas d’Emmanuel Macron, par exemple, qui se dit progressiste par opposition aux nationalistes, aux conservateurs, aux populistes. Les progressistes seraient donc des réformateurs, attachés à un progrès graduel, contrairement aux conservateurs, terme très vague qui permet de réunir, pour lui, tant l’extrême droite que les partis les plus à gauche du spectre politique.
«Suivre l’histoire du mot “progrès”, c’est suivre l’histoire de conflits, de controverses. »
Tout cela montre à quel point le terme «progressisme» a beaucoup évolué dans ses usages, avec de sérieux paradoxes…
Oui, l’histoire du progrès est une histoire de paradoxes. Quel est le critère en fonction duquel on parle de progrès? L’évolution de l’économie dans un monde capitaliste est-elle un facteur de progrès? Ou bien, en concevant les relations humaines comme ne relevant que de l’économie, le progrès n’est-il pas au contraire un facteur de régression, voire réactionnaire comme on a pu le dire à certaines époques? En réalité, suivre l’histoire du mot «progrès», c’est suivre l’histoire de conflits, de controverses et cela permet de proposer une histoire originale des trois derniers siècles. Durant cette période, le progrès a toujours focalisé l’attention, mais n’a jamais fait l’objet d’un rapport pacifique, et a toujours été controversé. C’est le cas lors de la révolte des canuts au XIXe siècle. Ces ouvriers de la soie et leurs chefs d’atelier se disaient représentants du progrès social face au régime de la monarchie de Juillet qui se vantait de promouvoir le progrès économique, industriel, technologique, symbole de modernité.
Le terme «modernité» est-il très lié au progrès, parfois vu comme une religion, une croyance, voire une foi en un salut sécularisé?
Oui, et c’est aussi un mot dont l’histoire est à retracer, un mot axiologiquement très chargé et controversé également. Quant à l’idée du progrès qui viendrait remplacer le salut dans un monde sécularisé, il s’agit de thèses développées par des penseurs comme le philosophe de l’histoire allemand Karl Löwith après la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci expliquait que le caractère problématique du progrès était de fournir une sorte d’ersatz de religion ou de salut, ce qui signifie en gros que la modernité n’est pas vraiment moderne, puisqu’elle nous a conduits jusqu’aux abominations du XXe siècle, et qu’elle reste tributaire d’une certaine conception religieuse du monde.
Löwith dit aussi que le progrès est une vision du monde où l’on n’est plus centré que sur le futur, sans plus tirer de leçon du passé.
Voilà. Il explique, dans un discours critique, que le progrès témoigne de notre incapacité à nous défaire de ce futur rêvé ou espéré et de tout voir à travers ce prisme. C’est ce qui est pour lui une réactualisation du motif du salut qui révèle notre incapacité à être agnostique face au temps. Ce dernier est dès lors pensé en fonction de l’avenir. Le présent et l’avenir sont appréhendés comme du futur qui n’est pas encore advenu.
Vous pointez l’utilisation du mot «progrès» par les historiens. Celle-ci a été fortement critiquée par le pionnier de la sociologie Max Weber. Pourquoi?
Weber utilisait toujours des guillemets lorsqu’il utilisait le mot «progrès», pour montrer la distance qu’il prenait par rapport à ce mot. Pour lui, c’est une mauvaise conception du temps qui est idéologiquement déterminée et qu’il faut donc interroger parce qu’il n’y a pas de progrès universel et continu de l’humanité. Lui aussi critique la pensée du progrès dans le sens où celle-ci ne devient nécessaire que lorsque naît le besoin de conférer au cours du destin de l’humanité un sens immanent et objectif, à nouveau comme un ersatz de religion. A la même époque, la célèbre Introduction aux études historiques de Seignobos et Langlois, publiée à la fin du XIXe siècle, exhorte à utiliser le mot «évolution» plutôt que «progrès» qui correspond davantage à une philosophie de l’histoire. A cette époque, les sciences historiques commencent à se distinguer de la philosophie de l’histoire.
Au début de la révolution industrielle, le progrès est devenu le nom d’un journal, mais aussi celui de rues et de cafés. Est-ce révélateur?
C’est très intéressant comme phénomène. Les premiers journaux intitulés Le Progrès, dans les années 1820-1830, sont proches des mouvements sociaux. Puis très vite, ça se généralise et on voit apparaître des journaux avec ce titre et comme sous-titre «journal industriel», «journal commercial», etc. Pour ce qui est des rues, j’ai commencé à les répertorier de manière systématique et j’ai constaté que lors des conseils municipaux, par exemple, des habitants avaient parfois demandé à ce que telle rue soit renommée rue du Progrès pour moderniser un nom devenu trop désuet. Ou lors de la construction d’un nouveau quartier, pour marquer que cet urbanisme témoignait de l’entrée dans la modernité, on baptisait alors une rue, rue du Progrès. Pour les cafés, c’est plus difficile à dire, d’autant que beaucoup ont disparu et qu’il faudrait exhumer les registres de commerce historiques. Mais il semble s’agir de la même époque. On peut penser que le nom était aussi associé à l’idée de modernité.

Au XIXe siècle, le mot «progrès», certes devenu univoque, est néanmoins déjà critiqué, comme chez Balzac dans Le Député d’Arcis. Il écrit: «Le progrès, un de ces mots derrière lequel on essayait alors de grouper beaucoup plus d’ambitions menteuses que d’idées.» Le progrès n’a jamais fait l’unanimité?
Non. Et Balzac n’est pas le seul contempteur du terme. Au milieu du XIXe siècle, le progrès est associé à la notion d’utilité. Beaucoup d’auteurs vont interroger l’utilité à un moment où l’art s’affirme comme une sphère autonome qui se veut justement désintéressée et qui n’a donc pas vocation à être utile. L’idée de l’art pour l’art se développe. Dans ce contexte, nombre d’auteurs se moquent de ceux qui s’intéressent au progrès car ce sont, pour eux, des bourgeois ébahis par le développement technique qui n’a en réalité aucune valeur comparé à l’éternité des valeurs de l’art. A partir des années 1830-1840, cette critique est très récurrente. Et cela a duré un bon siècle. De nos jours encore, l’idée de superficialité du progrès reste le topo d’une certaine littérature.
Justement, Baudelaire critiquait, à son époque, cette superficialité… Une critique qui résonne toujours aujourd’hui?
Oui, il dénonçait l’idée du progrès comme le symbole de la superficialité du bourgeois contemporain, content de lui-même, incapable de voir au-delà des valeurs matérielles et marchandes. A nouveau, c’est une manière pour la littérature d’affirmer sa spécificité par rapport au développement scientifique et technologique qui brille de tous feux, mais qui ne véhicule pas les vraies valeurs. Cette critique va irriguer un discours conservateur hostile au progrès. Nietzsche a, lui aussi, dénoncé le vocable de la modernité véhiculé par le mot progrès et par le prétendu culte de sa supériorité. Il vilipende cette idée selon laquelle on irait dans le sens de l’histoire et qu’il y aurait une supériorité des âges les plus récents sur les âges plus anciens. Pour lui, cela revient à véhiculer de fausses valeurs qui ont une réalité historique très limitée.
L’expression «on n’arrête pas le progrès», qui date de la moitié du XIXe, est-elle tout à fait ironique?
On pourrait le penser, mais c’est plus compliqué que ça. Cette expression a été tantôt utilisée avec ironie tantôt sans. Les usages oscillent entre les deux, entre une norme qu’on édicte, selon laquelle on ne peut arrêter le progrès, et la raillerie de cette norme. Cela montre à nouveau le caractère controversé du progrès, qui n’est jamais l’objet d’un consensus entier.
Malgré ces controverses, le mot n’a cessé de briller jusqu’à aujourd’hui. Même la bombe atomique lancée sur Hiroshima, un événement catastrophique de l’histoire, n’a pas entamé la réputation ni la foi dans le progrès. Comment l’expliquer?
Parce que les acteurs du projet Manhattan, qui ont développé la bombe nucléaire, ne remettent pas en cause le progrès scientifique ni l’idée que la science peut progresser sans limite a priori. Pour eux, ce sont les usages de la science qui sont problématiques. Au milieu de la guerre froide, dans leur célèbre manifeste mettant en lumière les dangers créés par l’arme nucléaire, le physicien Albert Einstein et le mathématicien Bertrand Russell sont sur la même ligne. Pour eux, c’est l’usage de la bombe qui pose problème et non son invention. Bien sûr, dans les années 1950, des critiques ont émergé affirmant que le progrès pouvait développer la barbarie et engendrer l’apocalypse. Le célèbre philosophe austro-allemand Günther Anders, par exemple, dénonçait le progrès qui pouvait conduire au contraire de ce qu’il prétendait amener. Mais ces critiques sont tout de même restées assez minoritaires.
Quid du progrès aujourd’hui? Est-il toujours une croyance pour les uns? Un risque apocalyptique pour d’autres?
La critique du progrès fut plus forte à partir des 1970-1980, avec les mouvements écologistes. Malgré les climatosceptiques, l’idée selon laquelle il y a un enjeu majeur pour la survie sur la planète a émergé. Mais, aujourd’hui, notamment avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, on se trouve dans une sorte de négationnisme environnemental et la notion de progrès est utilisée par Trump ou Elon Musk uniquement dans le sens de la technologie, de l’économie, de l’industrie, jamais du social, de l’environnement ou des droits des minorités, des femmes.
«Peu sont ceux qui renoncent complètement au mot “progrès” de nos jours.»
Avec Donald Trump, assiste-t-on à un retour en arrière vers la définition qu’on donnait au mot «progrès» à l’origine?
C’est plutôt une redistribution des cartes. Trump ou Musk s’échinent à restreindre le sens du progrès tout en donnant un sens très négatif à ce que les Américains appellent les «progressive ideologies» qui prônent des réformes sociales, la défense des droits des femmes, la préservation de l’environnement, etc. Ils discréditent, de manière très clivante, des progrès qu’on pensait acquis depuis longtemps.
Les écologistes ne remettent pas pour autant en cause la valeur du progrès.
C’est vrai. En réalité, peu sont ceux qui renoncent complètement au mot de nos jours. Même les écologistes, que certains taxent d’obscurantistes ou de réactionnaires, revendiquent le mot «progrès» mais en le définissant autrement. Pour eux, le progrès prend en compte la durabilité, la réparabilité, l’impact des activités humaines sur l’environnement… Le progrès reste, dans l’absolu, une valeur forte dans nos sociétés, à laquelle quasi personne ne veut complètement renoncer, et chacun se démène pour lui donner la définition qui justifie qu’on se batte pour le progrès. On peut même dire qu’au fil du temps, le progrès a imposé une connotation positive. Il y a toujours des pourfendeurs du progrès, mais la majorité de la population y voit une valeur positive, toute la question étant de savoir ce que recouvre le terme.
A-t-il évolué de la même manière dans d’autres parties du monde?
C’est difficile à dire parce que j’ai travaillé sur l’histoire du mot à partir de mes compétences linguistiques. Il serait évidemment intéressant de voir si, dans les sociétés qui ont été colonisées, le progrès était perçu comme un outil de l’impérialisme des colonisateurs. C’était l’argument de ces derniers. Mais en face d’eux, en Inde par exemple, Gandhi et Nehru ont pu mobiliser le mot «progrès» dans un sens qui s’est retourné contre la puissance impériale en faisant valoir les valeurs humanistes que les Européens prétendaient défendre, en disant: «Si vous voulez être cohérents avec vous-mêmes, vous devez nous traiter comme des êtres humains ayant les mêmes droits que vous.»
Dans la langue allemande, que vous pratiquez, l’usage du mot «progrès» est-il le même qu’en français?
Il n’y a pas de différence significative. Il y a peut-être une critique du mot «Fortschritt» qui est plus forte. A la fin du XIXe et au début du XXe siècles, le mouvement de la Kulturkritik, ou critique culturelle en français, de Theodor Adorno, pour lequel la civilisation moderne conduisait à des impasses, a été particulièrement vif dans le monde germanophone, avec une visibilité sans doute plus grande qu’en France où, malgré les critiques, l’unanimité autour du progrès était plus importante.
(1) Progrès, par Wolf Feuerhahn, éd. Anamosa, 112 p.
Bio express
1973
Naissance, à Paris.
2007
Doctorat en philosophie, à l’université Rennes 1.
2008
Chercheur au CNRS.
2017
Coauteur de Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes (éd. Sorbonne).