lundi, janvier 20

Les menaces de Trump et des patrons de la tech sur le modèle européen de régulation doivent pousser les dirigeants à se doter de «réseaux sociaux intègres et souverains», estime David Colon.

Historien, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, spécialiste du pouvoir des médias, David Colon a publié La Guerre de l’information (1). Il réagit à l’alignement des patrons de la tech américaine derrière Donald Trump avant son investiture le 20 janvier et aux attaques contre la politique de l’Union européenne en matière de régulation des réseaux sociaux.

La décision de Mark Zuckerberg de supprimer la modération sur ses réseaux sociaux consacre-t-elle l’uniformisation des plateformes américaines sur le modèle de X?

Ce revirement ne concerne que les dispositifs de modération de contenus qui avaient été mis en place à partir de 2016 et ne change rien à une réalité de fond depuis une dizaine d’années qui est que les algorithmes de Facebook contribuent à diffuser des contenus haineux et de désinformation à grande échelle. Il ne change donc rien à la toxicité systémique de cette plateforme. En revanche, comme il l’a fait par le passé avec d’autres régimes et d’autres administrations américaines, Marc Zuckerberg subordonne l’intérêt de ses utilisateurs à ceux de ses relations politiques dans le but de poursuivre ses activités sans crainte de régulation. C’est une façon de se prémunir de possibles et probables mesures de rétorsion puisque Donald Trump avait annoncé, lors d’un meeting électoral, que Mark Zuckerberg finirait sa vie en prison. Celui-ci a préféré sacrifier le peu d’intégrité qu’avait encore sa plateforme sur l’autel de sa liberté personnelle et des intérêts de son entreprise.

Y voyez-vous un alignement peu glorieux derrière Donald Trump?

Comme l’alignement, avant lui, de Jeff Bezos (NDLR: le patron d’Amazon) qui a contraint le comité éditorial du Washington Post à renoncer à annoncer son soutien à Kamala Harris. C’est la marque d’une polarisation extrême de la vie politique aux Etats-Unis et d’une crainte, partagée par de nombreux acteurs économiques, de l’imprévisibilité de Donald Trump et de son administration.

 Cette situation accroît-elle le fossé entre les Etats-Unis et l’Europe sur l’usage des réseaux sociaux?

Il n’y a pas de fossé en matière d’usage. En revanche, je crois que cela consacre la fin d’une époque qui en définitive fut assez brève, celle de la manifestation par les plateformes d’une bonne volonté à l’égard des demandes de leurs utilisateurs et de leurs régulateurs, notamment européens, et celle d’une coopération étroite entre l’administration présidentielle américaine et un certain nombre de pays européens engagés dans la lutte contre la manipulation de l’information. Le Global Engagement Center (GEC) était l’organe de cette collaboration internationale au sein du Département d’Etat. Il a été démantelé le 23 décembre dernier. La nouvelle administration Trump a annoncé son intention de faire disparaître tous les organes de régulation mais également ceux chargés de lutter contre les ingérences étrangères. C’est cela qui s’accroît. Si les Européens ne comprennent pas aujourd’hui qu’ils doivent se doter de réseaux sociaux intègres, européens et souverains, c’est qu’ils n’ont rien compris.

«Elon Musk critique des gouvernements élus démocratiquement. Il se garde bien de critiquer les gouvernements chinois ou russe.»

La faiblesse de l’Europe n’est-elle pas d’être créatrice de normes et pas de plateformes?

On peut créer les unes et les autres, et veiller à ce que les plateformes se conforment aux règlements en vigueur. J’imagine que, comme moi, vous ne souhaitez pas que vos enfants soient exposés à la pornographie sur les réseaux sociaux. Il est normal qu’il existe des normes en matière de régulation des contenus pornographiques et de ceux appelant à la haine, à la violence… En revanche, il n’est pas normal qu’en Europe nous soyons tributaires, pour l’accès à l’information via les médias sociaux, de plateformes dont la toxicité est avérée non seulement pour leurs utilisateurs, non seulement pour le débat public, non seulement pour le débat démocratique mais pour la survie des démocraties elle-même.

Etes-vous confiant dans la prise de conscience de la nécessité de réseaux sociaux européens dans le chef des dirigeants politiques?

L’urgence est que les citoyens en prennent conscience. Parce que les dirigeants ne feront rien –ils l’ont montré par le passé– sur ces sujets tant que nous autres, citoyens européens, ne les pousseront pas à le faire.

Elon Musk est-il devenu le «shadow president» des Etats-Unis? Il s’autorise en tout cas beaucoup d’initiatives, dont le soutien à l’extrême droite allemande. © GETTY

Cette évolution divergente entre deux camps du monde occidental peut-elle profiter à des Etats comme la Chine et la Russie?

C’est déjà le cas, et depuis longtemps. Cela s’est encore accentué depuis qu’Elon Musk a racheté Twitter et a, de fait, subordonné sa plateforme aux intérêts stratégiques de la Russie et de la Chine. On note, par exemple, qu’il critique les gouvernements élus démocratiquement au Canada, en Irlande, au Royaume-Uni, en Allemagne et ailleurs. Il se garde bien de critiquer les gouvernements chinois ou russe.

Parce que c’est son intérêt et celui de ses entreprises de ne pas se fâcher avec la Chine, notamment…

Ses intérêts économiques ne sont jamais très éloignés de ses prises de position publiques. Je ne peux pas m’empêcher de voir dans le chaos qu’il tente de semer au Royaume-Uni et en Allemagne une volonté de favoriser des partis qui non seulement partagent ses vues sur le plan politique mais sont les plus à même de favoriser la dérégulation des secteurs qui sont ceux de ses activités, en premier lieu le secteur automobile.

L’idylle entre Donald Trump et les patrons de la tech perdurera-t-elle ou est-elle promise, tôt ou tard, à une rupture?

Il n’y a pas d’idylle, il y a une convergence d’intérêts. Et s’agissant d’Elon Musk, il y a une OPA, une offre publique d’achat, lancée sur l’administration américaine. Il est de fait le «shadow president» des Etats-Unis. Il a sur Donald Trump une influence que n’ont jamais eue par le passé les conseillers les plus influents. Que ce fut Karl Rove auprès de George W. Bush, ou les deux conseillers occultes de Trump pendant son premier mandat, Steve Bannon et Rupert Murdoch, et cela pour une raison simple qui est qu’Elon Musk n’est pas seulement l’homme le plus riche du monde, il est le plus grand influenceur au monde avec 214 millions d’abonnés sur X et surtout une plateforme sur laquelle il a veillé à ce que ses propos soient algorithmiquement amplifiés, et enfin, il a dépensé plus de 200 millions de dollars dans l’élection aux Etats-Unis. En 2016, on pouvait considérer, sans que ce fut toujours admis, que Steve Bannon avait permis l’élection de Trump. J’en suis personnellement convaincu. On peut aujourd’hui considérer, à charge d’inventaire scientifique, qu’Elon Musk a fait l’élection puisque celle-ci s’est jouée à une petite centaine de milliers de voix dans trois Etats: Michigan, Wisconsin et Pennsylvanie. La majorité au Congrès n’a été acquise par les républicains que de haute lutte et avec des écarts extrêmement serrés. Steve Bannon lui-même a fait remarquer à juste titre il y a quelques jours que si Musk agit dans les processus électoraux européens de la même manière qu’il l’a fait aux Etats-Unis, aucun gouvernement en place ne pourra lui résister. Il a ajouté que l’argent et les réseaux sociaux sont les deux armes nucléaires tactiques du XXIe siècle. Elon Musk possède ces deux armes et est bien décidé, semble-t-il, à en faire usage à l’occasion des prochaines élections. J’attire l’attention de vos lecteurs sur le fait que l’année 2024 est la première de notre histoire électorale démocratique qui a vu tous les gouvernements sortants être fragilisés ou renversés par les élections. J’y vois le symptôme d’un basculement dans une ère informationnelle nouvelle, celle de médias sociaux boostés à l’intelligence artificielle générative instrumentalisée par des acteurs malveillants. Ces médias sociaux représentent aujourd’hui un danger majeur pour nos sociétés démocratiques. L’enjeu est clair, c’est la survie ou la mort des régimes démocratiques.

«L’argent et les réseaux sociaux sont les deux armes nucléaires tactiques du XXIe siècle. Elon Musk possède les deux.»

Cette survie se joue-t-elle en Europe ?

Il n’y a pas de souveraineté, qu’elle soit nationale ou européenne, sans souveraineté numérique. Il va de soi que disposer de médias sociaux européens souverains, avec des serveurs en Europe et des algorithmes qui respectent dès leur conception les règlements généraux européens en vigueur, est la condition sine qua non de la préservation de notre espace public au XXIe siècle. L’agora aujourd’hui, est numérique. Cette agora n’est plus démocratique dès lors que les systèmes algorithmiques et le modèle économique publicitaire des médias sociaux distendent la réalité, fragmentent les sociétés, opposent les individus, favorisent la propagation de la haine, des théories du complot, des appels au meurtre.  J’ai lu récemment une étude à propos des usages numériques des citoyens occidentaux pendant la pandémie de Covid. Tous les médias du monde ont connu alors une croissance considérable des consultations de leurs contenus. Mais des chercheurs qui se sont penchés sur près d’un milliard de milliards de consultations ont constaté que lorsque les utilisateurs consultaient les contenus d’un média comme le vôtre, traditionnel, ils n’étaient exposés que dans 3,7% des cas à des sites jugés non fiables par la société de classification NewsGuard. Lorsqu’ils accédaient à des contenus médiatiques à travers le prisme algorithmique de Facebook, ils y étaient exposés dans 20,8% des cas…

(1) La Guerre de l’information. Les Etats à la conquête de nos esprits, par David Colon, Tallandier, 2025 pour la nouvelle édition, 528 p.

DR © DR
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