jeudi, novembre 21

La réélection de Donald Trump doit aussi fournir l’occasion aux Européens de déterminer enfin leur but de guerre, analyse l’ancien secrétaire d’Etat français Pierre Lellouche. Sous peine de sombrer avec l’Ukraine.

Presque trois ans après son déclenchement, la guerre en Ukraine sera un des premiers dossiers sur lesquels le président Donald Trump devra se pencher après son installation à la Maison-Blanche, en janvier. Sa proximité avec Vladimir Poutine et sa volonté de réduire les dépenses militaires font craindre que les intérêts de l’Ukraine soient sacrifiés et que les Européens se retrouvent isolés face à l’expansionnisme russe. Critique de la gestion du dossier ukrainien par les Européens, l’ancien secrétaire d’Etat français aux Affaires européennes Pierre Lellouche publie Engrenages (1). Il décrypte les évolutions possibles de la guerre en Ukraine après le changement de présidence aux Etats-Unis.

La réélection de Donald Trump peut-elle modifier le cours de la guerre en Ukraine?

Au bout de trois ans, le conflit est entré dans une guerre d’usure extrêmement pénalisante pour l’Ukraine. Le pays est au bout du rouleau. Si l’on compte les 300.000 à 350.000 morts et au moins 700.000 blessés tous camps confondus, le bilan atteint tout de même le million de victimes! Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche peut accélérer un règlement. Du moins, il est l’occasion pour les Occidentaux de se poser enfin la question de savoir quel est leur but de guerre. On connaît celui de la Russie, qui a évolué d’une opération de police façon Tchécoslovaquie en 1968 –elle a échoué– à une guerre de conquête de la partie du territoire ukrainien –le Donbass et la Crimée– que les Russes considèrent comme russe. Ils veulent voir reconnaître l’annexion de ces territoires dans un traité de paix, en plus de s’assurer de la neutralité de l’Ukraine, qui a toujours été leur objectif clé depuis l’indépendance du pays en 1991: éviter que l’Ukraine passe à l’ouest, dans le giron de l’Otan. Face à cette revendication russe, que voulons-nous, nous Occidentaux? Jusqu’à présent, on ne le sait pas. Le but proclamé est de soutenir l’Ukraine «aussi longtemps que nécessaire». Mais qu’est-ce cela signifie au juste? Arrêter la «poutinisation» du monde, comme l’a affirmé le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot? Renverser Poutine et aller jusqu’à Moscou? Battre les Russes? Et quand le président français déclare qu’il faut «empêcher la Russie de gagner cette guerre», que veut-il dire? La battre militairement? Repousser les forces russes hors de l’Ukraine? Le problème est que l’Ukraine seule ne pourra pas bouter les forces russes hors de son territoire. C’est démontré.

«Qui garantira la sécurité de l’Ukraine et qui en financera la reconstruction? Pour Trump, ce sera le problème des Européens.»

Européens et Américains ont-ils péché par absence de stratégie?

Certainement. Américains et Européens ont fait la guerre à moitié. Depuis le début, le président Joe Biden a dit qu’il ne voulait pas de «Troisième Guerre mondiale». Il a mis des règles assez claires sur la table: pas de soldats occidentaux sur le terrain, pas de livraisons d’armes à longue portée qui peuvent frapper la Russie, pas de «no fly zone»… Dès lors, pour de simples raisons mathématiques –il y a 30 millions d’Ukrainiens contre 145 millions de Russes– et parce qu’il y a de moins en moins de matériel disponible –l’Europe n’en a plus, les Etats-Unis doivent subvenir aux fronts du Proche-Orient et de l’Asie–, les Ukrainiens ne peuvent pas gagner cette guerre, si la victoire signifie chasser les Russes hors du territoire ukrainien. Le chef d’état-major américain, Mark Milley, l’a dit publiquement dès la fin de 2022.

Dès lors, soit l’Otan et Trump décident de s’engager sur le terrain, ce qui est extrêmement peu probable, et on ouvre un conflit global avec la Russie, une «Troisième Guerre mondiale » que personne ne veut. Soit il faudra bien s’asseoir autour de la table de négociation, quoi qu’en dise Emmanuel Macron et certains de ses collègues européens, pour aboutir à un cessez-le-feu, organiser une zone démilitarisée le long de la ligne de front, déployer des soldats, probablement européens, pour garantir la démilitarisation de cette zone. Simultanément, il faudra organiser un statut de neutralité puisque les Américains ne voudront pas de l’Ukraine dans l’Otan… Se posera ensuite la question des garanties de sécurité. Qui garantira la sécurité de l’Ukraine et qui en financera la reconstruction? Pour Donald Trump, clairement, ce sera le problème des Européens. Pour lui et son vice-président, J.D. Vance, il est hors de question que les Américains prennent en charge la sécurité ou la reconstruction de l’Ukraine. Dès lors, nous, les Européens, sommes en face d’un défi absolument considérable auquel nous ne sommes pas du tout préparés. Je suis très en colère contre ceux que j’appelle «les somnambules» (NDLR: référence à la situation en 1914 à l’aube de la Première Guerre mondiale), parmi lesquels Ursula von der Leyen dont la réponse habituelle est «j’élargis, j’élargis». Elle entend élargir l’Union européenne à l’Ukraine, à la Géorgie, aux pays des Balkans, c’est-à-dire à trois foyers de tensions avec la Russie…

La capacité de l’Ukraine à poursuivre le combat contre l’invasion russe dépendra beaucoup du matériel américain laissé à sa disposition. © GETTY IMAGES

L’Europe peut-elle assurer la défense de l’Ukraine en cas de désengagement américain?

Dans l’immédiat, non. Notre industrie de défense a été quasi à l’arrêt pendant 30 ans faute de commandes. On a désarmé massivement. On a fermé les usines. Pour redémarrer un outil industriel, acheter du matériel, recruter et former les gens, il faut du temps, plusieurs années. En matière d’armements, on est à des niveaux «échantillonnaires». Des pays comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni ont chacun à peine 200 chars alors qu’il y en a eu près de 4.000 détruits depuis le début de la guerre… Les avions de combat sont au nombre de 200 dans chacun de ces trois grands Etats européens. Idem pour la marine. Il faut du temps et de l’argent pour réarmer l’Europe. Il faudrait au minimum mettre 100 milliards d’euros par an dans la Défense. Comme Ursula von der Leyen envisage de consacrer 500 milliards pour la transition énergétique et comme la reconstruction de l’Ukraine coûtera à peu près 700 milliards, si on veut l’assumer, il faut changer totalement de braquet, et passer à l’économie de guerre dont tout le monde parle et que personne ne fait.

La question de la prise en charge par les Européens de leur défense est pourtant évoquée depuis un petit temps…

En effet, on se gargarise aujourd’hui de Défense européenne, d’autonomie stratégique comme on s’est gargarisé pendant 30 ans des dividendes de la paix. Malheureusement, les chiffres sont catastrophiques. On a laissé l’Europe sans défense, on l’a shooté au gaz russe, tout en disant qu’on élargirait l’Otan. Au bout du compte, on se retrouve dans une situation insoluble pour n’avoir jamais voulu choisir de stratégie sur l’Ukraine. Il y avait trois possibilités. Soit on la laissait sous influence russe comme c’était le cas depuis 1945. Soit on l’accueillait dans l’Otan, mais dans ce cas-là, il fallait s’armer et prévenir les Russes qu’on allait la protéger, ce qu’on n’a jamais voulu faire. Soit encore, on essayait d’en faire un pont avec l’Occident en l’associant progressivement à l’Union européenne… Mais cette stratégie n’a jamais été sérieusement pensée ni menée. L’Ukraine a souffert depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale d’une indifférence générale et de la gestion erratique des Américains. Le conflit a eu des conséquences économiques significatives sur l’inflation et les coûts de l’énergie dans nos pays, et sur la délocalisation de nos entreprises aux Etats-Unis, accélérée par l’Inflation Reduction Act… D’où ma critique fondamentale depuis le début de cette guerre: je peux comprendre l’émotion et l’idée de sanctionner l’agresseur, mais l’émotion ne saurait tenir lieu d’objectif stratégique et encore moins de stratégie. Faute de nous être engagés avec un objectif précis, on risque de se retrouver dans une situation où si l’Ukraine perd, l’Europe perd avec elle.

Un accord de paix pourrait-il se faire entre Donald Trump et Vladimir Poutine au détriment trop manifeste des Ukrainiens?

Ce n’est pas une histoire de «détriment». La question est de sauver l’Ukraine et d’arrêter la boucherie. S’il y a un accord, il se fera sur la base de celui qui fut négocié et qui était sur le point d’aboutir en mars-avril 2022. Il prévoyait la neutralité de l’Ukraine et la possibilité pour elle d’intégrer l’Union européenne. Un accord territorial devait aussi être conclu entre Zelensky et Poutine. Si celui-ci devait aboutir à un contrôle territorial d’une partie de l’Ukraine par les Russes, nous, Occidentaux, ne le reconnaîtrions pas, pas plus que nous avons reconnu la division de l’Allemagne ou celle de Chypre. L’Ukraine aurait ainsi la possibilité de se reconstruire et de se donner un avenir, y compris avec l’aide de l’UE. L’alternative, la poursuite de la guerre et de la destruction systématique de l’Ukraine, ne me paraît pas être la meilleure option ni celle que nous devrions encourager, pour nous comme pour l’Ukraine. Il faut bien comprendre que l’Ukraine avait 52 millions d’habitants en 1991; aujourd’hui, elle en recense quelque 30 millions. Il y a eu dix millions d’exilés économiques avant la guerre. Et huit ou neuf millions d’Ukrainiens partis depuis le début du conflit. Le pays a perdu plus d’un tiers de sa population. Et il est détruit.

«Si l’Europe veut assurer la sécurité de l’Ukraine, il faut passer à l’économie de guerre dont tout le monde parle et que personne ne fait.»

Est-il possible d’imposer un statut de neutralité à l’Ukraine alors qu’on lui a tant promis?

C’est une des ironies de cette histoire. George Bush père (NDLR: président de 1989 à 1993) ne voulait absolument pas faire entrer l’Ukraine dans l’Otan. Il ne voulait même pas qu’elle soit indépendante. George Bush fils (NDLR: président de 2001 à 2009) souhaitait, comme il l’a montré au sommet de Bucarest en 2008, qu’elle rentre immédiatement dans l’Alliance atlantique; Sarkozy et Merkel ont bloqué cela. Le compromis final fut le pire possible: l’Ukraine et la Géorgie avaient «vocation» à entrer dans l’Otan mais dans l’intervalle, ni l’une ni l’autre n’étaient protégées par l’Alliance. Et après le début de la guerre, c’est Biden qui n’a plus voulu que l’Ukraine entre dans l’Otan. L’ironie suprême de cette affaire est que la guerre a commencé à cause de la perspective de l’élargissement de l’Otan à l’Ukraine, et qu’aujourd’hui, ce sont les Américains qui ne veulent pas qu’elle l’intègre. Essayez de comprendre.

En quoi la guerre en Ukraine a-t-elle marqué le début d’un grand basculement du monde?

La guerre d’Ukraine a accéléré les changements telluriques déjà à l’œuvre dans les rapports de force entre les nations. En armant l’Ukraine à partir d’avril 2022, on est entré dans une guerre par procuration avec la Russie. Cela a entraîné plusieurs conséquences. La première: une alliance entre la Russie et la Chine, ce qui était le cauchemar de Kissinger, à laquelle se sont joints deux pays parfaitement toxiques, la Corée du Nord et l’Iran, les quatre que j’appelle dans le livre «les Cavaliers de l’Apocalypse». Derrière eux, ils ont rallié le «Sud global», soit bon nombre de dirigeants qui ont de bonnes raisons de vouloir mettre fin à la domination américaine et occidentale. Notamment tous les pays, et ils sont nombreux, qui sont sous sanctions américaines. Beaucoup de dirigeants dans le Sud global sont lassés de la domination du dollar qui assoit ces sanctions, et des leçons de morale qu’on leur donne. Ce monde-là s’organise. On l’a vu à Kazan, en Russie, lors du sommet des Brics du 22 au 24 octobre, où Poutine a remporté une victoire diplomatique considérable, obtenant même la présence du secrétaire général de l’ONU, António Guterres. On voit émerger ce monde-là, qui n’est pas homogène, chacun a ses intérêts, mais qui partage une conviction, l’opposition au système de domination occidental.

(1) Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, par Pierre Lellouche, Odile Jacob, 368 p.

© DR
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