La transition du pouvoir aux Etats-Unis pousse les Russes à conforter leurs positions et les Occidentaux à aider les Ukrainiens à les maintenir. Au risque d’une escalade dangereuse.
Ce fut longtemps le brouillard de la guerre. C’est aujourd’hui une tempête qui s’empare du conflit en Ukraine. Il a connu deux accélérateurs: d’abord le recours à des soldats nord-coréens par la Russie, localisés sur le sol russe fin octobre par l’Otan et par les Etats-Unis et déployés depuis dans la région de Koursk; ensuite, la victoire à l’élection présidentielle américaine du républicain Donald Trump, qui annonce un probable changement radical de stratégie de la première puissance militaire mondiale en Ukraine.
A la Maison-Blanche encore jusqu’au 20 janvier, Joe Biden a subitement dopé le soutien américain à Kiev: autorisation de l’utilisation des missiles à longue portée Atacms (Army Tactical Missile Systems) en territoire russe, ce qui a entraîné un feu vert semblable du Royaume-Uni et de la France pour l’emploi dans les mêmes conditions des Storm Shadow et des Scalp, blanc-seing à l’exportation de mines antipersonnel et levée de l’interdiction des activités des sociétés militaires privées américaines en Ukraine, trois décisions prises entre le 9 et le 20 novembre… A la première, la plus porteuse de pertes potentielles pour la Russie, Vladimir Poutine a répondu par le tir d’un missile balistique de portée intermédiaire de dernière génération, Orechnik (noisetier, en russe), sur la ville de Dnipro.
La pression accrue de la Russie oblige les Européens à revoir une nouvelle fois leurs fondamentaux.
Etats occidentaux ciblés
Il a ainsi lancé un avertissement aux Ukrainiens et aux Occidentaux. «Il donne l’ordre de tirer un missile balistique normalement destiné à emporter une charge nucléaire […] sans utiliser de bombe nucléaire, mais plutôt une « charge psychologique » destinée en premier lieu aux alliés de l’Ukraine qui osent lui résister, commente Guillaume Ancel, ancien officier français et auteur du blog Ne pas subir. Le maître du Kremlin doit à tout prix réagir pour montrer qu’il reste le « maître »…» Il s’y sent à ce point astreint qu’il menace les Occidentaux d’une autre punition. Il promet de frapper tous les Etats qui aident l’Ukraine à attaquer la Russie sur son sol, entendez ceux qui lui permettent d’utiliser leurs missiles à longue portée: les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France… L’Orechnik est censé être l’arme pour réaliser cette mission: il est rapide (une quinzaine de minutes pour atteindre Paris ou Bruxelles), difficile à intercepter par les défenses antiaériennes occidentales, et peut donc porter une charge nucléaire. De quoi faire trembler les Européens.
Ils tremblent peut-être, mais davantage devant la perspective de désengagement américain du conflit une fois Donald Trump à la Maison-Blanche qu’en raison des menaces rabâchées par Vladimir Poutine de recours à l’arme atomique. L’avertissement du président russe porte pourtant aussi, cette fois-ci de façon plus insistante, sur une attaque conventionnelle, avec Orechnik ou autre missile mais sans charge nucléaire, contre des pays de l’Otan. C’est dire sans doute la hauteur de son dépit. Le délai jusqu’à l’entrée en fonction de Donald Trump et ses premiers actes sur le plan international devait dans son entendement être mis à profit par la Russie pour récupérer des territoires concédés à l’armée de Kiev lors de son offensive dans la région russe de Koursk au mois d’août et pour engranger de nouveaux gains territoriaux en Ukraine même. Autant d’atouts pour arriver en position avantageuse dans une probable discussion avec le nouveau président américain sur une issue à la guerre. L’usage des missiles à longue portée par l’Ukraine entrave cette ambition.
Sociétés militaires privées
Dès le feu vert donné par Joe Biden, les Ukrainiens ont tenté de capitaliser sur cet atout. Ils s’en sont servis pour attaquer un dépôt de munitions dans l’oblast de Bryansk (huit Atacms), un poste de commandement à Belgorod (type de missile non précisé), un autre dans le village de Marino, près de Koursk, qui abritait vraisemblablement des officiers nord-coréens (douze Storm Shadow), des installations militaires dans la même province à Lotarevka (cinq Atacms), et l’aérodrome de Koursk-Vostochny (huit Atacms). Il n’est pas étonnant que la région de Koursk soit principalement ciblée. Des troupes de la République populaire démocratique (10.000 hommes?) y sont déployées, ce qui tend à démontrer qu’elles devraient avoir pour mission principale de repousser les soldats ukrainiens hors du territoire russe et, corollairement, se garder de combattre directement sur le sol ukrainien. Les nouveaux armements à leur entière disposition permettront-ils aux Ukrainiens de tenir la ligne de front jusqu’en janvier? Les avancées de l’armée russe dans l’oblast de Koursk, du côté de Kharkiv à l’est de l’Ukraine, et dans le Donbass au sud-est du pays font craindre qu’ils ne suffisent pas.
Cette pression accrue de la Russie oblige les Européens à revoir une nouvelle fois leurs fondamentaux. S’invite au menu de leurs discussions la possibilité d’envoyer des soldats pour garantir le contrôle de la ligne de front en cas d’accord de paix. Une perspective qui prend de la consistance. L’hypothèse d’une entente Trump-Poutine tend à la rendre plus plausible, mais aussi le recours aux missiles à longue portée américains, britanniques et français. Leur maniement et leur maintenance exigeraient un savoir-faire que ne possèderait pas entièrement l’armée ukrainienne. Des responsables militaires russes estiment que l’aide des experts occidentaux est d’ores et déjà nécessaire sur place pour opérer les tirs effectués contre leur territoire. Comme en écho à ce soupçon, les Européens envisagent ouvertement désormais de recourir à des sociétés militaires privées, comme la française Défense conseil international (DCI) et la britannique Babcock, pour assurer certaines missions en Ukraine. Avant et après un cessez-le-feu?