Donald Trump voit tout l’intérêt qu’il aurait à attirer le régime de Damas dans son giron. Mais, pour les Syriens, ce partenariat ne peut pas être édifié à n’importe quel prix.
«Nous voulons que la Syrie devienne un pays très prospère. Et je pense que ce leader peut y arriver. Je le pense vraiment. Il a un passé brutal. Et je pense que sans passé brutal, vous n’avez aucune chance.» Donald Trump nous a habitués à surprendre, surtout depuis son second mandat de président. Mais le 10 novembre 2025, il touche au sommet de son «art». Car l’homme dont il parle là, après l’avoir rencontré dans le Bureau ovale hors la présence habituelle des journalistes, figurait il y a quelques mois encore sur la liste des terroristes recherchés par les Etats-Unis, et le passé brutal dont il est question est celui d’un djihadiste un temps emprisonné par les Américains en Irak. A cela, s’ajoute l’essentialisation d’un peuple syrien qui ne pourrait s’en sortir que sous la poigne d’un homme fort…
Ahmed al-Charaa est devenu président de la Syrie après avoir renversé, le 8 décembre 2024, en tant que chef du groupe Hayat Tahrir al–Cham (HTC) qui a mené une offensive éclair sur Damas, le dictateur Bachar al-Assad. Depuis, la realpolitik de l’administration américaine et l’opportunisme sans scrupule de son chef en ont fait un allié désirable. Les dividendes potentiels pour les Etats-Unis sont trop élevés pour laisser passer l’occasion.
«Nous voulons que la Syrie devienne un pays très prospère. Et je pense que ce leader peut y arriver.»
Pied de nez aux Russes
Il s’agit en effet d’éloigner un pays du Proche-Orient de ses anciens mentors, l’Iran, le Hezbollah libanais ainsi que la Russie qui dispose encore d’une base navale à Tartous et d’une base aérienne à Hmeimim. D’en faire à terme une terre de rentrées financières pour les entreprises américaines dans le cadre de la reconstruction du pays et de la relance de l’exploitation pétrolière. Et de stabiliser un Etat pour le transformer en un partenaire bienveillant à l’égard de l’allié suprême des Américains dans la région, Israël.
L’objectif final de Donald Trump est d’intégrer la Syrie dans l’alliance entre pays arabes et l’Etat hébreu à travers les accords d’Abraham, qui ont permis depuis 2020 une normalisation des relations avec les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan. Mais ce cap ne peut raisonnablement pas être franchi en quelques semaines et sans un processus diplomatique, n’en déplaise à Donald Trump. Israël occupe une partie du territoire syrien, le plateau du Golan, depuis la guerre israélo-arabe de 1967; les deux pays sont toujours officiellement en conflit; le gouvernement de Benjamin Netanyahou n’a pas abandonné l’ambition d’étendre cette «zone tampon» aux localités à majorité druze du sud de la Syrie… Bref, on est loin d’un ralliement du régime de Damas aux accords d’Abraham, et même d’un accord de coopération sécuritaire entre Israël et la Syrie voulu par Donald Trump. Sur le plan intérieur aussi, un accord précipité avec Israël risquerait de susciter des critiques qui mineraient le fragile pouvoir du régime de Damas.
Dimension économique
L’accueil chaleureux reçu par Ahmed al-Charaa à la Maison-Blanche le démontre, la Syrie restera un point de focalisation de l’administration américaine au Proche-Orient. Dans une note intitulée «Le Moyen-Orient et l’Asie centrale désormais liés aux Etats-Unis par les accords d’Abraham: la Syrie est-elle le nouveau jardin des Etats-Unis?», Bernard Siman, principal chercheur associé du programme «Europe dans le monde» de l’Institut Egmont, situe l’enjeu de ce rapprochement entre les Etats-Unis et la Syrie. «Dans cette perspective géopolitique mondiale, il est fort probable que la Syrie devienne la nouvelle ligne de front entre les Etats-Unis et leurs adversaires, ainsi que leurs alliés, la Turquie et Israël. Ces deux derniers auront parfois (mais pas toujours) des objectifs stratégiques très différents de ceux des Etats-Unis en Syrie, analyse le spécialiste. La Russie cherchera, et pourrait y parvenir, à établir des bases sur la côte méditerranéenne, même si elle est contrainte d’évacuer Tartous et Hmeimim. Elle continuera ainsi, d’une manière ou d’une autre, à renforcer son influence et à saper celle des autres puissances régionales. Pour que la stratégie américaine (y compris celle qui consiste à utiliser les accords d’Abraham comme plateforme géoéconomique) fonctionne au Moyen-Orient élargi et en Asie centrale, elle devra remporter des succès en Syrie et au Levant, y compris à Gaza.»
L’adhésion du Kazakhstan, pays d’Asie centrale, à ces accords, annoncée le 6 novembre est géopolitiquement sans commune mesure avec une décision semblable de la Syrie. Elle peut même apparaître comme un aveu d’impuissance des Etats-Unis à rallier de nouveaux pays arabes après la guerre d’Israël à Gaza et toujours l’absence de perspective de création d’un Etat palestinien viable. Le chantier engagé avec l’Arabie saoudite pour lui faire adopter les accords d’Abraham est logiquement à l’arrêt, malgré la restauration de relations étroites avec les Etats-Unis consacrées par la rencontre à Washington entre Donald Trump et le prince héritier Mohammed ben Salmane.
En réalité, selon Bernard Siman, cette extension à un pays non arabe des accords d’Abraham met en exergue la dimension économique et pas seulement géopolitique du projet des Etats-Unis. Relier le «grand Moyen-Orient» aux vastes steppes des cinq républiques d’Asie centrale créerait une dynamique profitable à l’économie des Etats-Unis et des pays occidentaux. Et une Syrie pacifiée, par sa position stratégique sur la Méditerranée, y trouverait assurément son compte.












