Le journaliste Witold Szablowski cuisine les cuistots de quelques potentats du XXe siècle: entre dévotion et peur d’être sacrifié.
Quel intérêt y a-t-il à interviewer les anciens cuisiniers de dictateurs du XXe siècle? N’est-ce pas là courir le risque de faire apparaître sympathiques des personnages qui ont tant de sang sur les mains? Grand reporter au quotidien polonais Gazeta Wyborcza, Witold Szablowski évite cet écueil dans son livre Comment nourrir un dictateur (1) en n’éludant pas les horreurs dont les dirigeants se sont rendus coupables envers leur peuple. Il fixe même une justification à son travail: «Aujourd’hui, le climat est favorable aux dictateurs et cela vaut la peine de savoir un maximum de choses à leur sujet»…
L’auteur, fasciné par ceux qui sont «à la fois des poètes, des physiciens, des médecins et des psychologues», nous emmène à la rencontre d’Abu Ali, le cuisinier de l’Irakien Saddam Hussein, d’Otonde Odera, celui de l’Ougandais Idi Amin Dada, de Monsieur K., qui servit l’Albanais Enver Hodja, d’Erasmo et de Flores, cuistots du Cubain Fidel Castro, et de Yong Moeun, la préparatrice des mets du Cambodgien Pol Pot. Leur vie navigue entre la dévotion en regard du «prestige» de la personnalité qu’ils servent, et la peur de l’arbitraire. Idi Amin Dada «pouvait abattre n’importe lequel d’entre nous à n’importe quel moment», souligne ainsi Otonde Odera. Un environnement qui induit un type de comportement. «Tu demandes comment j’ai pu cuisiner pour un tel monstre? Que veux-tu? J’avais quatre femmes, cinq enfants. Sans que je m’en aperçoive, Amin m’avait tellement enchaîné à lui que je ne pouvais plus partir.» «La vie d’un cuisinier ressemble un peu à celle d’un soldat: mieux vaut ne pas trop réfléchir, tout ce qu’il faut, c’est exécuter les ordres», en tire de son côté pour enseignement Abu Ali.
Avoir été un rouage des régimes fait-il de ces cuisiniers des complices des dictateurs?
Avoir été un rouage des régimes fait-il de ces cuisiniers des complices des dictateurs? La plupart sont conscients du mal commis par leur «patron», ce qui, conjugué à l’emprise qu’ils ont subie, tendrait à les absoudre. Yong Moeun est la seule à continuer à croire en l’idéologie de son maître, Pol Pot, qui porta pourtant à son paroxysme la faim comme outil politique pour punir «la désobéissance, les mauvaises origines, la maladie, l’inaptitude à la révolution…» Enfin, un bon repas a-t-il pu adoucir certains? «Souvent, il [Enver Hodja] s’asseyait à table énervé, mais il s’en levait gai et taquin. A combien de personnes ai-je sauvé la vie de cette manière? Dieu seul le sait», ose demander Monsieur K. La cuisine, quel pouvoir?
(1) Comment nourrir un dictateur. Saddam Hussein, Idi Amin Dada, Enver Hodja, Fidel Castro et Pol Pot à travers le regard de leurs cuisiniers, par Witold Szablowski, éd. Noir sur Blanc, 272 p.