Le «plan de paix» du président américain postule que la Russie renoncerait à sa volonté expansionniste. Un pari risqué pour l’Europe, prévient le chercheur Alain De Neve.
Chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD), Alain De Neve analyse les évolutions diplomatiques et militaires du conflit en Ukraine.
Que vous inspire comme réflexion le «plan de paix» américain?
Avec les Etats-Unis, on ne sait plus très bien dans quelle perspective on se situe à moyen terme. L’administration américaine n’a pas une ligne claire, parce que Donald Trump considère que la guerre en Ukraine n’est pas sa guerre. Elle a été engagée sous des présidents démocrates en 2014 et en 2022. Trump veut s’en débarrasser. Il recherche à tout prix un deal. Selon lui, la Russie doit réaliser qu’elle ne pourra pas atteindre tous ses objectifs de guerre et l’Ukraine doit apprendre à perdre des zones, comme la Crimée et les régions de l’est. Mais de façon étonnante, cette absence de ligne claire mène à un phénomène assez révolutionnaire dans l’ordre géopolitique: pour la première fois depuis longtemps, on assisterait à une redéfinition des frontières intraeuropéennes qu’on pensait immuables depuis la fin de la guerre froide et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe dans le cadre de l’OSCE, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, en 1990. En voulant réaliser ce deal que l’administration Trump considère presque comme minime, le changement serait majeur pour l’Europe. Il s’agirait ni plus ni moins d’un bouleversement géopolitique dont les implications pourraient être, et pas seulement pour l’Ukraine, beaucoup plus profondes et puissantes.
Dans quel sens?
La stratégie de l’administration Trump, même s’il existe des sensibilités différentes en son sein, pose une autre question: jusqu’à quel point l’absence de ligne claire des Etats-Unis permettra-t-elle au système stratégique américain dans son ensemble de tolérer ce qui se passe en Europe? Certes, les Américains sont focalisés pour l’instant sur les îles du Pacifique. Il n’empêche, une redéfinition du rapport de force géopolitique en Europe du fait des actions offensives d’un Etat comme la Russie ne cadre pas nécessairement avec ce qu’accepte ce système stratégique américain. Qu’est-ce que cela signifie? Soit le système stratégique américain tolère du jour au lendemain l’idée qu’il puisse y avoir une puissance hégémonique qui émerge en Europe et redessine l’ensemble des cartes. Soit les Américains savent pertinemment que derrière le semblant de puissance, la Russie ne constitue pas la force de transformation militaire et géopolitique qu’elle essaie de faire croire. On sait qu’il y a des fragilités au sein du pouvoir, de l’état-major et des forces armées russes, dans l’économie. On n’arrive pas toujours à les mesurer. Mais la question est: prend-on le pari de la faiblesse à moyen ou à long terme de la Russie dans les actions qu’elle mène? Sommes-nous prêts à parier qu’elle n’opérera pas de nouveaux coups de boutoir dans l’une ou l’autre zone critique de contact entre la Russie et le reste de l’Europe, les Etats baltes, le corridor de Suwalki vers Kaliningrad, la Moldavie… C’est un pari risqué que ne veulent pas nécessairement prendre les Européens. Les Américains accepteront-ils de le prendre?
«Les Russes ont une détermination macabre à sacrifier hommes et matériel pour des positions presque dérisoires.»
Menace pour l’Europe
Le pari est-il plus risqué pour les Européens que pour les Américains?
La question des territoires a repris ses lettres de noblesse avec la guerre en Ukraine et la manière dont la Russie projette ses objectifs à travers ses forces militaires. Même si elle recourt à la guerre informationnelle et à des manœuvres subversives, la Russie n’est pas du tout dans l’optique du contrôle des réseaux grâce aux technologies comme le font l’Europe et les Etats-Unis pour dominer à travers d’autres instruments que le domaine militaire. Elle reste encore emprisonnée dans une vision très territoriale de sa sécurité. Du fait de cet emprisonnement, il est inévitable que les Européens soient en première ligne et les plus fragilisés. Il faut entendre le discours russe, l’idée de rétablir une zone de sécurité dans son pourtour, d’empêcher les extensions nouvelles de l’Otan… De plus, la Russie a toujours associé ses forces conventionnelles aux forces nucléaires. Le nucléaire tactique, du moins, s’est toujours inscrit dans un continuum de logique militaire. Les Européens doivent compter avec cela. Or, on navigue à vue. Qu’ils soient formels ou informels, les cadres de négociation, l’ONU, l’OSCE, la médiation de la Turquie… sont presque tous tombés en désuétude.
Sur le terrain en Ukraine
La ville de Pokrovsk dans l’oblast de Donetsk est-elle en passe de tomber sous contrôle russe?
Aujourd’hui, on doit considérer que cette ville est ou sera bientôt «entre les mains de la Russie» avec tout ce que cela entraîne comme conséquences du point de vue de la logistique et de la mobilité militaire pour l’armée russe. Pokrovsk est un axe à la fois routier et militaire central pour la circulation des forces russes dans la région, pour autant que ces voies de communication soient maintenues en l’état. On peut imaginer que l’armée ukrainienne, devant l’inéluctabilité de cette perte, procède à des sabotages pour freiner les Russes.
Quelle serait l’implication de cette perte pour l’Ukraine?
Pokrovsk a constitué un point stratégique par le passé. Sa chute ne veut pas pour autant dire qu’une inversion du rapport de force s’opérera. La Russie occupait 18% du territoire de l’Ukraine; elle se rapproche des 20%. La chute de Pokrovsk ne modifiera pas la donne. Le conflit a fait de l’ordre d’un million de morts du côté russe, ce qui est nettement supérieur à l’ensemble des pertes subies par les Américains et les Russes depuis la Seconde Guerre mondiale dans tous les conflits dans lesquels ils ont été impliqués. Il y a chez les Russes une détermination macabre à sacrifier hommes et matériel à tout prix pour des positions territoriales qui, au regard de l’ensemble de la zone d’opération, sont presque dérisoires. Cela en dit long sur la détermination du pouvoir et du commandement militaire russes, et sur la détermination ou la résignation des combattants russes et de la société.




