Certains jeux vidéo contiennent des mécanismes de pochettes-surprises appelés «loot box», présentant des similitudes avec des jeux de hasard. Un phénomène devant lequel la Commission belge des jeux de hasard s’est retrouvée débordée et démunie. Elle sort un rapport déterminant, aspirant à mettre en place un cadre juste, entre règle nationale, droit européen et autorégulation.
«Ce jeu n’est pas disponible dans votre région.» Ce message banal, apposé sous plusieurs applications pour smartphone, rend impossible le téléchargement de certains titres populaires depuis le sol belge, à moins d’utiliser des solutions de contournement. Des licences aussi populaires que Mario Kart, Warcraft ou Diablo sont ainsi absentes des boutiques d’applications. D’autres sont contraintes de s’adapter. C’est le cas, notamment, de Pokémon Unite, dont l’éditeur a annoncé qu’il suspendait l’achat d’objets au sein du jeu depuis ce mois de novembre, avant une fermeture définitive du jeu en novembre 2025, uniquement en Belgique et aux Pays-Bas.
Ces exemples partagent un point commun: l’utilisation de loot box (boîte à butin), sorte de pochette-surprise numérique. Dans ces boîtes virtuelles, le joueur obtient une récompense dont la rareté varie, après une animation qui peut évoquer le défilement d’une machine à sous ou l’ouverture d’un coffre au trésor. L’utilisateur pourra se procurer d’autres pochettes via divers moyens dont notamment, dans certains jeux, la dépense d’argent bien réel.
Une loi inapplicable
Alors que n’importe quel enfant avec un smartphone en main peut se procurer un jeu vidéo en quelques secondes, la Commission belge des jeux de hasard, régulateur du secteur, s’est interrogée très tôt sur ces mécanismes. Elle a tranché la question dès 2018, constatant qu’il s’agissait bien de jeux de hasard, tombant sous la définition prévue par la loi du 7 mai 1999, selon son analyse. Sauf que cette loi craque désormais de partout. «Elle n’a clairement pas été prévue pour ce genre de cas, constate Magali Clavie, présidente de la Commission. Ce n’est pas véritablement notre rôle que d’interdire des jeux vidéo, mais nous avons dû constater que certains contenus étaient problématiques par rapport à la législation belge. Il faudrait amender la loi, car transposer ce qui a été imaginé pour les jeux de hasard « terrestres » dans le jeu en ligne ne fonctionne tout simplement pas. Et en se replaçant 25 ans en arrière, il faut bien reconnaître que cette législation, c’est la préhistoire dans le domaine.»
En se replaçant 25 ans en arrière, il faut bien reconnaître que cette législation, c’est la préhistoire dans le domaine.
La Belgique se retrouve donc pionnière, avec les Pays-Bas notamment, sur la réponse à apporter à cette problématique, mais doit constater depuis plusieurs années l’inapplicabilité de sa réglementation nationale. «Comment prioriser les dossiers? Pourquoi s’attaquer à l’un et pas à l’autre? Comment faire respecter la loi, alors qu’il n’y a quasiment pas de plaintes, que ce soit des consommateurs/joueurs ou d’autres acteurs du secteur? Plus fondamentalement, à quoi sert un régulateur qui n’a pas les moyens de contrôler son secteur?», s’interroge Magali Clavie. Les jeux avec loot boxes qui n’atteignent pas la Belgique le sont donc la plupart du temps par décision anticipative, les éditeurs préférant prévenir tout risque de non-conformité légale.
Un rapport à l’initiative de la Belgique
Au début de l’année, la Commission des jeux de hasard a pris la main, en organisant un atelier de travail autour de ce qu’elle nomme désormais «contenus aléatoires payants», y associant d’autres régulateurs européens, des acteurs du secteur du jeu vidéo et des chercheurs. Le rapport de l’événement vient d’être publié et pose des constats clairs sur les dangers potentiels pour les joueurs. Avec l’accessibilité permanente de ces jeux, leur pouvoir addictif, l’absence de transparence sur les mécaniques de jeu et les risques financiers associés, les jeux visés appellent à une meilleure régulation. «Le vrai succès de l’atelier, c’est d’avoir pu dégager un consensus entre tous les acteurs sur ce point, malgré des intérêts très différents», souligne Jonathan Van Damme, rapporteur de l’événement.
L’approche sur laquelle se sont entendus les participants entend combiner législation nationale, délimitant les pratiques relevant des jeux de hasard, mais aussi le droit européen, fournissant des règles harmonisées via le droit de protection du consommateur, et enfin l’autorégulation, qui doit permettre à l’industrie vidéoludique d’adapter les mesures à ses besoins spécifiques sans tuer l’innovation. Trois couches de protection dans lesquelles les parents ont également une place à occuper, pointe le compte-rendu, «avec un rôle clé dans la supervision des activités de leurs enfants».
Loin de souhaiter une interdiction totale des mécanismes liés à ces contenus aléatoires payants, la conclusion du texte fournit des pistes claires pour limiter les risques, «sans diaboliser les jeux vidéo et les transactions aléatoires. […] Mais en les encadrant de manière responsable pour éviter les excès». Il est par exemple question de transparence sur les probabilités d’obtenir les gains, d’outils limitant le temps passé en jeu et les mises en argent, ou encore de vérification de l’âge. Des intentions à concrétiser rapidement, car le phénomène représente une manne financière pour les éditeurs de jeux et ne ralentit pas.
2% à 3% des jeux concernés
Au cours des trois dernières années, plus de 5.000 jeux sortis sur les principales consoles de jeux et ordinateurs ont été classifiés par Pegi (Pan European Game Information), le système d’évaluation européen des jeux vidéo. Celui-ci appose notamment un âge conseillé sur chaque jeu et renseigne sur son contenu grâce à des pictogrammes. Ce système d’autorégulation du secteur entend informer les acheteurs, dont les parents, de la présence de violence, de grossièreté, de nudité mais aussi de références aux jeux d’argent et de la présence d’achats intégrés, qui permettent d’acquérir des ajouts, bonus ou objets avec des euros, dont les fameuses loot boxes.
«Entre 2016 et 2023, environ 1% à 2% des jeux classifiés par Pegi se sont vu apposer un logo « gambling », faisant explicitement référence et valorisant les jeux d’argent et de hasard, comme le casino. Mais ces statistiques n’incluent pas les plateformes mobiles. Google Play (NDLR: Android) utilise la classification Pegi mais ses statistiques ne sont pas disponibles et Apple a son propre système de classification par âges», précise Dirk Bosmans, directeur général de Pegi.
Les statistiques concernant plus spécifiquement les jeux contenant des loot boxes payantes sont diluées dans les jeux avec le logo «achats intégrés». Ils tourneraient «autour de 2% à 3%», selon Dirk Bosmans. «L’impression peut parfois être faussée de croire qu’il n’y a plus que ça, dans tous les jeux, mais c’est faux: 80% des jeux ne contiennent aucune forme d’achat. Cependant, les loot boxes restent un vrai sujet de préoccupation. Cela fait des années que des questions sont à l’ordre du jour sur cette thématique. Nous souhaitons une approche coordonnée, visant la protection des consommateurs, en élargissant le débat au-delà des seules loot boxes pour traiter des modèles économiques des jeux vidéo en général.»
Les développeurs de jeux vidéo, pour recevoir une classification sur un titre, signent un code de conduite établi par Pegi. Celui-ci contient une nouveauté depuis avril 2023 sur les achats intégrés, qui requiert la mention obligatoire «inclut des objets aléatoires payants» pour les jeux proposant des mécanismes de loot box ou assimilés. Des petits caractères, pas toujours évidents à repérer pour le consommateur. Et probablement trop timides face aux enjeux.
Quel lien entre loot box et vrais jeux de hasard?
Peu de recherches scientifiques viennent prouver le lien de causalité entre exposition à ces mécanismes et attrait pour les jeux de hasard ou d’argent par la suite. Mais une nouvelle étude de la KU Leuven, qui a suivi pendant trois ans 2.000 adolescents âgés de 12 à 17 ans, atteste à tout le moins d’une corrélation. Les conclusions révèlent notamment que 75% des adolescents ont été exposés à des simulations de jeux de hasard dans les jeux vidéo. Un an plus tard, leur intention de participer à des jeux d’argent a significativement augmenté. Environ 60% ont déclaré avoir pratiqué ce type d’activités, principalement des paris entre amis (35%) et des jeux de grattage (33%), malgré l’interdiction de vente aux mineurs.
Si la législation belge est appelée à évoluer et que l’autorégulation du secteur progresse à petits pas, il reste la couche européenne à élaborer. Une résolution récente du Parlement européen invite la Commission européenne à procéder à un examen de la question des loot boxes. Un dossier toujours ouvert, dans lequel d’autres phénomènes inquiétants ont été soulevés, comme la pratique du gold farming, qui consiste pour les utilisateurs à acquérir de la monnaie du jeu pour la revendre ensuite contre de l’argent réel. Des pratiques que le Parlement pointent comme pouvant être liées au blanchiment d’argent, au travail forcé et à l’exploitation des enfants dans les pays en développement. Derrière le virtuel se cache toujours du réel.